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Lorsqu'il y a deux ans, le Mois
de la Photo a proposé à Studio Magazine d'organiser une
exposition de photos, nous avons voulu que ce voyage au cur du cinéma
se termine par un film, le seul qu'il soit possible de projeter au Pavillon
des Arts où se tenait l'exposition : un film imaginaire dont le
point de départ serait tout simplement, tout naturellement, le
visage de Catherine Deneuve... Nous avons alors demandé à
Catherine Deneuve de sélectionner, parmi celles qu'elle préfère
et souvent parmi celles qu'au fil des ans elle a conservées, non
pas des photos de ses films, forcément marquées par un univers,
une histoire ou un personnage, mais des photos de magazine, faites par
les plus grands photographes d'aujourd'hui, laissant l'imagination plus
libre encore. Aujourd'hui, à l'initiative de Catherine Deneuve,
toujours à l'écoute du monde, cette exposition est devenue
un livre dont tous les bénéfices seront versés à
la lutte contre le sida. Si, dans ses films, Catherine Deneuve joue presque
toujours des héroïnes profondément ancrées dans
la réalité, les tourments et les plaisirs quotidiens, elle
est souvent photographiée, en revanche, comme un personnage de
cinéma. Comme une star. C'est-à-dire avec les attributs
mythiques des stars : le mystère, la grâce, la réserve,
la solitude et cette distance un rien orgueilleuse... Ces photos, parallèlement
aux films qui ont fait sa réputation, ont façonné
son image. D'autant qu'il y a, chez Catherine Deneuve elle-même,
une retenue naturelle, une volonté évidente de ne jamais
se livrer tout entière. François Truffaut disait qu'elle
ne craignait pas d'être regardée, mais d'être devinée.
Paradoxalement, on a le sentiment que plus elle s'abandonne à nos
regards, et moins nous la devinons facilement, éblouis que nous
sommes par ce vertigineux jeu de glaces. Loin d'être un obstacle,
ce secret bien gardé alimente la magie, enrichit l'ambiguïté,
augmente le trouble. Chacune de ces images magnifiques est ainsi le déclic
idéal d'une rêverie individuelle, la promesse d'un film à
venir - le nôtre, le vôtre. Chacun de ces visages magiques
est ainsi à la fois le miroir de nos mélancolies et un écran
vierge où tout, encore, est à écrire...

Vous êtes assurément,
aujourd'hui, l'une des comédiennes les plus photographiées,
pourtant, quand Joëlle de Gravelaine avait fait pour Studio Magazine,
votre thème astral, elle vous avait dit qu'il était, pour
une actrice, étonnamment peu narcissique Comment vivez-vous au
quotidien cette apparente contradiction ?
Grâce à un dédoublement. Un dédoublement total.
Comme beaucoup d'actrices. C'est-à-dire que lorsque je dois choisir
des photos de moi - et c'est la même chose lorsque je vais aux rushes
- ce n'est pas moi que je vois, mais l'actrice. Comme si au moment ou
je regarde ces photos, je me désincarnais. Je sais que c'est moi
et, en même temps, ce n'est pas tout à fait moi. C'est une
autre image de moi qui est assez idéalisée. D'autant que
la photo - surtout lorsque ce sont des séances en studio - fige
toujours un peu ou, en tout cas, arrête dans une forme de beauté,
de perfection suspendue qui rend les choses parfois un peu irréelles...
Vous faites pourtant beaucoup
de photos posées...
Oui et non. Le plus souvent, c'est pour la promotion des films. Et il
faut penser à la destination de ces photos : la couverture des
magazines, les sujets mode. En studio, il y a généralement
un plus grand contrôle de la lumière et donc, une meilleure
qualité.
En regardant toutes ces photos,
on a le sentiment qu'autant, au cinéma, il y a chez vous un désir
d'abandon évident, autant en photo, il y a une volonté tout
aussi évidente de retenue, de contrôle...
Absolument. En fait, je n'aime pas beaucoup poser. Ce n'est pas quelque
chose qui me plaît vraiment. Peut-être parce que j'ai toujours
l'impression qu'on me vole un peu de moi-même. Je suis un peu comme
les Africains qui disent qu'en prenant leur image, on leur vole leur âme.
J'aime à la fois, et presque simultanément, me donner et
me dérober. Donc, je me défends sans doute un peu. Il n'y
a pas que là, d'ailleurs. C'est une attitude que j'ai souvent en
public aussi. Non pas de me défendre de manière agressive,
mais plutôt de me protéger. Peut-être est-ce un besoin
de ne pas trop montrer, comme ça, pour rien, ce que l'on est. On
s'expose déjà beaucoup au cinéma.
L'image de la blonde un peu
froide, qui vous agace aujourd'hui, vous la devez certainement davantage
aux photos qu'aux films. Mais l'on pourrait presque dire justement que
c'est vous qui l'avez construite en acceptant de faire toutes ces photos
- comme si vous aviez senti que ça pourrait être au fond
la meilleure des protections...
C'est sûr, oui... C'est vrai que je ne suis pas très familière
mais j'ai entendu des gens dire à des acteurs des choses souvent
abominables, par désinvolture. Je trouvais ça tellement
cruel et médiocre que je pensais : "Mon Dieu, si l'on me disait
ça, ça m'atteindrait terriblement.." Et j'ai presque
tout fait pour que ça ne m'arrive pas... Il y a cependant des photographes
avec lesquels le contact est différent, avec lesquels j'ai au contraire
une envie d'abandon. Mais, généralement, ce qu'on me demande
au moment de la prise de vues me paraît un peu disproportionné
par rapport à l'utilisation qu'on va faire de ces images. Autant
dans les films, ça ne me coûte pas - c'est complètement
justifié puisque c'est au service d'une histoire, d'un personnage,
d'un metteur en scène, d'une uvre - autant en photo je trouve
épuisant de se donner, de s'abandonner...
Mais ne pensez-vous pas que
les séances de pose, c'est un peu comme une scène à
jouer, comme une autre manière, finalement, d'être comédienne
?
Disons que ça fait partie du métier, mais c'est vraiment
la phase extrême. C'est un moment très bref. Et très
tendu, dans la mesure où on doit exprimer quelque chose et en même
temps tenir compte de nombreux autres éléments : la position,
les lumières, les regards... C'est tellement infime et tellement
limité. Même si parfois j'aime bien le résultat -
il y a des photos qui vous réconfortent -, ça me coûte
beaucoup. Je n'ai jamais vraiment aimé ça, bien que j'en
aie fait énormément.
Et vous avez même été
mariée à un photographe - David Bailey - avec lequel vous
avez aussi beaucoup fait de photos...
Il savait très bien séparer le travail et nos relations.
On a surtout fait ensemble des photos de mode et tout se passait de manière
incroyablement professionnelle, avec toute une équipe autour de
nous : stylistes, rédactrices de mode... On travaillait toujours
dans un studio qui était extérieur à la maison que
nous habitions à Londres. Les séances de photos étaient
amicales comme lorsqu'on travaille avec quelqu'un qu'on connaît
bien, mais en aucun cas je n'avais l'impression d'avoir avec lui une forme
d'intimité plus grande que celle qu'il avait avec des gens qu'il
photographiait régulièrement... Quand nous étions
ensemble, il parlait beaucoup de son travail. Moi, j'adore écouter.
Ça tombait bien ! Il avait aussi un studio à la maison et
je le voyais travailler, j'étais souvent avec lui quand il regardait
ses planches-contacts... J'ai beaucoup appris comme ça... J'aime
beaucoup la photo. Moi-même, j'en fais un peu. Pour fixer des moments
de vie, des visages, des lieux.
Qu'est-ce que vous aimez dans
la photo ?
J'aime... J'aimerais bien faire des photos d'un endroit ou d'une lumière...
Par exemple, j'aime beaucoup les Invalides à une certaine heure
de la journée. Ou le Grand-Palais... Mais, je suis incapable de
les prendre en photo s'il n'y a pas, devant, quelqu'un que j'aime, dont
j'ai envie de garder l'image. Je n'imagine pas en effet faire une photo
sans qu'il y ait dessus quelqu'un que j'aime. D'ailleurs, ce qui, pour
moi, est toujours le plus important dans une photo, c'est qu'elle soit
l'évocation de quelqu'un. Quand je vois une photo de quelqu'un,
j'aime toujours cette idée que c'est à la fois lui et pas
lui, que cette image nous renvoie à quelque chose que l'on avait
pressenti, deviné, imaginé mais peut-être jamais saisi
totalement. Bien sûr, ce n'est qu'une impression arrêtée,
mais c'est un peu comme si on posait une loupe : on voit des choses qui
existent, mais déformées - et qui sont soit plus belles,
soit moins...
Vous aimez les photos d'acteurs
?
J'aime bien les photos très sophistiquées d'Hollywood, celles
des grands photographes de studio comme Horst et Hurrell. J'aime beaucoup
aussi les photos de tournage quand il y a quelque chose en plus de la
scène filmée. Par exemple, quand je revois des photos du
tournage des "Misfits", il n'y a pas que le film, il y a une
émotion, un déchirement presque... Marilyn, voilà
une actrice dont les photos sont complètement abandonnées.
Dans toutes les photos qu'elle a faites et dont la plupart sont bouleversantes,
elle témoigne d'une telle générosité... Une
générosité de sa personne, de son visage... En même
temps, pour moi, cette impression est liée également à
ce désespoir que l'on sent chez elle. Comme si elle s'était
tellement donnée qu'elle ne s'appartenait plus, qu'elle ne savait
même plus qui elle était. Dans ses dernières photos,
elle a le regard très voilé, vous savez, ces regards tournés
vers eux-mêmes, vers l'intérieur. Elle semble souvent attendre
une réponse.
Lorsqu'on choisissait les photos
pour l'exposition du Mois de la Photo, vous sembliez dire que les photos
de films étaient en fait plus proches de ce que vous étiez
réellement, que les photos de magazines...
Oui, parce que pour les photos de magazines, on est toujours maquillée,
coiffée... En général, elles sont faites pour des
journaux féminins, pour des journaux de mode. Sans doute, cette
image sophistiquée correspond-elle en effet à une partie
de moi-même, mais une partie qui se trouve là, comme dilatée
du fait de l'image arrêtée et qui reste dans les kiosques
une semaine, un mois. Les photos de films sont plus vivantes, plus expressives,
plus proches de ma réalité.
En même temps, on avait
le sentiment lorsqu'on les voyait toutes ensemble dans le cadre de l'exposition,
qu'elles révélaient beaucoup de vous. Vous avez eu ce sentiment,
vous aussi ?
Oui. Lorsqu'on a regardé ensemble les photos pour les choisir,
c'était comme un puzzle. Tout se raccordait, il y avait des souvenirs
précis. Des gens, des pays, des villes, des visages... Mais quand
je les ai vues dans l'exposition, avec le montage de l'exposition - comme
de les voir aujourd'hui rassemblées dans un livre - j'ai eu le
sentiment tout d'un coup que se dégageait, non pas une image de
moi que je ne connaissais pas, mais quelque chose de personnel, qui parlait
même si c'était... de manière silencieuse ! C'était
presque devenu comme un film sur moi. C'était bien... Mais, j'ai
toujours envie de fuir ce sentiment-là, ou en tout cas de vite
passer à autre chose. Je crains toujours l'attirance qu'on peut
avoir, dans le cinéma, pour son image. C'est un métier tellement
narcissique. Or, le cinéma, paradoxalement, c'est aussi le contraire
de ça.
Pensez-vous qu'une actrice puisse
véritablement échapper à ce narcissisme ?
Y échapper, peut-être pas. Mais essayer de l'apprivoiser,
de le juguler, de le maîtriser. Surtout si l'on travaille avec des
gens avec lesquels on est en confiance. Une actrice qui veut continuer
à vivre au cinéma, à grandir au cinéma, il
faut bien qu'elle apprenne à apprivoiser ses craintes, ses appréhensions...
Les photos des journaux, les films qui passent à la télévision
dans le désordre vous ramènent sans arrêt à
des images du passé. C'est un éclairage qui n'est pas tendre,
qui peut être brutal, cruel même... Il faut apprendre à
faire avec, voire à s'en moquer, mais ce n'est pas toujours facile.
Quelle différence faites-vous
entre le regard du photographe et celui du metteur en scène ?
Le photographe essaie de vous deviner et de prendre en vous ce qui correspond
à quelque chose qu'il sent, ou à l'idée qu'il se
fait de vous à travers des expressions qu'il a vues. Le metteur
en scène essaie de vous appréhender au-delà du physique
- même s'il vous a choisie parce que vous correspondez à
l'idée qu'il se fait de l'apparence de son personnage. Pour un
cinéaste, c'est d'abord du domaine du physique, puis, tout de suite
après, de l'émotivité, de la sensibilité,
de la voix... Ça passe par d'autres canaux... Il y a aussi de grands
photographes dont les portraits, même les plus simples, expriment
autre chose que votre visage : leur univers, leurs préoccupations,
leurs fantasmes même. C'est pour ça qu'il est important de
se donner aux meilleurs. Dans les photos d'Avedon, on sent son regard.
Il est extraordinairement présent. Quand on fait des photos avec
Helmut Newton, on ressemble plus à l'univers de Newton qu'à
soi-même. Curieusement, il reste toujours une forme de mystère
dans les photos de Newton, même dans les plus osées, les
plus crues.
Seriez-vous d'accord avec la
distinction un peu schématique que l'on pourrait faire en disant
qu'en photo, vous cherchez à séduire et au cinéma
à convaincre ?
Absolument. Dans la photo, il ne s'agit même, en général,
que de séduction. Il n'y a pas d'autre histoire à raconter
que la volonté de plaire, puisque les photos sont destinées
à attirer le regard des gens qui vont acheter ces journaux où
elles sont publiées. La caméra, en revanche, je ne la vis
pas du tout comme un rapport de séduction. La séduction
vient peut-être ensuite, une fois le film terminé, comme
une retombée... J'ai tellement fait de photos que je n'ai pas besoin
de m'y retrouver complètement. Ce que je veux, c'est que la lumière
soit belle, que lorsqu'on voit la photo au milieu de toutes les autres
couvertures dans un kiosque, elle attire l'il. Comme une lumière
en plus. Il y a l'idée de se détacher, d'être remarquée
sans... être totalement remarquable !
Pour vous, quelle est la différence
entre l'objectif d'une caméra et l'objectif d'un appareil-photo
?
Elle est simple : au cinéma, on oublie la caméra et on joue,
alors qu'en photo on ne joue pas et il faut regarder l'objectif. C'est
donc une approche absolument opposée...
Est-ce que vos rapports avec
l'appareil-photo ont changé au fil des ans ?
Oui, disons qu'à la fois, je suis beaucoup plus à l'aise
et parfois... beaucoup plus angoissée. Par moments, ça me
paraît un challenge plus difficile...
Pourquoi ?
Parce que plus les gens vous connaissent et plus ils attendent toujours
beaucoup de vous. Surtout avec le temps. Vous savez, entre l'expérience,
la notoriété et les films, les gens attendent que vous correspondiez
à l'image qu'ils se font de vous, que vous soyez toujours... Surtout
moi qui donne une image, comme ça, assez calme, assez harmonieuse...
Et dans la mesure où il s'agit de quelque chose de plutôt
positif, qui pourrait imaginer que ça puisse être difficile
à vivre ? C'est vrai que, parfois, tout ça est un peu trop
lourd à porter... Ce qu'on attend de vous... Cette crainte de ne
pas être à la hauteur... Je suis comme tout le monde. Il
y a des jours où je suis moins bien. Je le sais, je le sens, je
le vois... Pourtant sur un tournage j'ai le sentiment que mes rapports
sont beaucoup plus naturels. Bien sûr, selon les scènes ou
les jours, je peux être plus ou moins angoissée, avoir le
trac, mais je dirais que ça reste un environnement très
familier. Même si je n'aime toujours pas qu'il y ait du monde autour
de la caméra au moment du "Moteur". Je crois que je suis
très attentive à tout et je vis assez bien avec le tournage,
c'est-à-dire avec les techniciens, la lumière, le son, la
caméra...
Vous considérez la caméra
comme un partenaire ? Comme un miroir ?
Sûrement pas comme un miroir ! Plutôt comme un partenaire
attentif. Très attentif. (Rires.) Sans doute celui qui absorbe
le plus, qui capte tout de vous... Mais ce qu'on veut justement en tant
qu'acteur, c'est être capté ! En plus, moi, j'ai tourné
avec des metteurs en scène qui étaient très musicaux
: Jacques Demy, Jean-Paul Rappeneau... Puis, plus tard, André Téchiné.
J'ai donc eu l'habitude, très jeune, des travellings, des longs
mouvements de caméra. Très tôt, j'ai appris à
bouger, à jouer avec la caméra... Disons, pour résumer,
que c'est un élément technique avec lequel je cherche le
plus possible à être en harmonie.
Et l'appareil-photo ?
L'appareil-photo, c'est plus compliqué... C'est davantage une relation
d'image à image. Il ne peut pas y avoir la même émotion
dans une photo que dans une scène. La photo a un autre pouvoir
- plus irréel. Et une grande force. Un film passe, vous échappe,
une photo, vous pouvez la garder, la regarder, la voir, l'avoir avec vous.
Elle peut vivre avec vous. Je ne peux pas pour autant, mettre des photos
de gens que j'aime dans un endroit commun, dans un salon par exemple.
De la même manière que je n'accroche pas chez moi des photos
de moi. Ce qui n'est pas forcément une preuve de modestie. (Rires
) En fait pour moi, les photos, je suis contente quand c'est bien, mais
il faut que ça passe, il faut que ça bouge... Sans doute
aussi parce que je sais que je ne peux pas ressembler à cette image-là
qui n'est qu'une toute petite partie de moi - et une partie qu'il faut
tout de suite un peu ébouriffer parce que ça peut être
dangereux de vivre avec.
Pourquoi ?
C'est une image tellement sublimée...
C'est comme un modèle
auquel vous êtes confrontée ?
Pas tellement moi, mais le regard des autres...
Et comment le vivez-vous, ce
regard des autres ?
Dans les bons jours, je fais avec, dans les moins bons, je fais sans !
Il y a des jours où je n'ai pas envie qu'on fasse attention a moi,
qu'on me regarde... D'autant que je suis quelqu'un qui vit normalement,
qui vit dehors, qui sort. J'ai toujours voulu vivre d'une façon
un peu désinvolte en dehors du cinéma, je n'ai jamais cherché
à maîtriser mon image, je n'ai jamais eu d'attaché
de presse. On ne peut pas dire, quand on est actrice, que c'est facile
de dépasser tout ça... Je crois qu'il n'y a qu'à
un certain âge qu'on peut atteindre une certaine philosophie par
rapport à son physique et se dire : "De toute façon
on ne peut vivre ni dans le souvenir, ni dans la mélancolie, donc
allez stop, on passe à autre chose..." Mais je ne sais pas
quand ni comment je vivrai ce moment-là... Il n'est pas encore
arrivé, mais je vois bien, quand je choisis des photos, que j'en
élimine plus qu'avant. Il y a quand même une réalité
de l'image qui vous abandonne plus vite qu'on ne le souhaiterait. C'est
embêtant de devoir faire attention à son physique quand on
a été très gâtée, comme moi, par la
nature. C'était agréable de ne pas avoir à y penser.
J'avais l'habitude de me préparer très vite. Aujourd'hui,
c'est un peu plus long et... ça m'embête ! Ca m'embête
d'être obligée de me pencher un peu plus là-dessus
au moment où, justement, j'en aurais moins envie, et de penser,
par exemple, davantage au sommeil...
Quelle définition donneriez-vous
du miroir ?
C'est quelque chose qui me dit une vérité qui n'est pas
LA vérité. C'est un instrument magique, et comme avec toutes
les choses magiques, il y a une déformation... Mais ce peut être
aussi le plus terrible des reflets. Et si, sur un tournage, je me regarde
dans un miroir, c'est davantage pour vérifier que pour contempler
mon image. En même temps, avant certaines scènes difficiles,
j'évite de vérifier car je suis très nerveuse : ma
concentration est souvent intense mais brève. Et j'ai du mal, parfois,
à oublier... Le regard à la glace, c'est presque un regard
sur une autre personne. Le mien peut être si dur que j'ai peur qu'il
me gêne pour la scène, tellement il voit tout, même
ce qu'il ne faut pas voir, surtout ce qu'il ne faut pas voir !
Vous incarnez l'archétype
de la blonde, en fait vous êtes châtain. Quel effet ça
vous a fait lorsque vous vous êtes vue blonde pour la première
fois ?
Oh, j'ai eu un choc ! (Rires.) J'ai trouvé ça terrible et
je me suis dit que j'étais complètement folle, que c'était
pâle, que c'était fade... Et puis, bizarrement, je m'y suis
habituée très très vite. J'ai finalement trouvé
ça doux... Je crois qu'il y a aussi autre chose : je me vois peut-être
blonde, mais je ne me vis pas blonde ! (Rires.) Je n'ai pas des gènes
de blonde !
N'est-ce pas une de ces défenses
dont vous parliez tout à l'heure, un artifice qui vous permettrait
de vous dire : "Finalement, cette image que je donne aux autres,
ce n'est pas tout à fait moi..."
Non, je ne crois pas, je l'ai fait à l'époque pour des raisons
de coquetterie amoureuse, ce n'était pas lié à l'idée,
à l'envie ou au besoin de changer d'image... Il y avait davantage
l'idée de la séduction, et puis après je m'y suis
habituée. Mais d'ailleurs, mes cheveux aujourd'hui sont moins blonds.
De la même manière, lorsque je les ai coupés, je ne
l'ai pas fait pour surprendre, mais pour moi, pour me faire plaisir. Je
les avais déjà fait couper pour Indochine" mais peut-être
que je ne les trouvais pas assez courts. C'était finalement plus
spontané qu'on a pu l'imaginer. Peut-être que cette envie
cheminait dans ma tête, de manière inconsciente, depuis pas
mal de temps, comme si je trouvais ces cheveux trop longs, trop pâles...
Mais peut-être que demain, je les laisserai repousser. Qui peut
savoir ?
A quel âge avez-vous réalisé
que vous étiez belle ?
Jamais ! Je n'ai jamais vraiment cru à cette histoire-là
! (Rires.)
Quand même ! On vous l'a
dit avant que vous ne le réalisiez vous-même ?
Oui, oui... On me l'a dit quand j'étais enfant et ça me
gênait. J'étais très timide. On ne me disait pas que
j'étais belle d'ailleurs, on me disait que j'étais jolie.
Et ça me gênait. A la maison il n'y avait que des filles,
assez jolies, et ma mère n'aimait pas trop qu'on nous parle de
notre physique. Elle le disait souvent. Et, moi aussi, j'ai fait la même
chose avec mes enfants. C'est vrai que le physique, ce n'est déjà
pas si simple de vivre avec, quel qu'il soit, alors il faut tenter de
l'oublier. Lorsqu'on me dit que je suis belle, ça me fait plaisir
sur le moment, mais en même temps, je n'y ai jamais vraiment cru.
[Rires.] Ce n'est pas de la modestie mais... de la lucidité ! Quand
on se vit au quotidien, quand on se voit au quotidien, on ne peut pas
se voir comme les autres vous voient. Peut-être que je me vois plus
sévèrement, mais je sais que je n'ai pas entièrement
tort. Je suis obligée de reconnaître qu'il y a un peu de
vrai dans ce qu'on dit mais je ne me vis pas ... comme quelqu'un de beau.
En plus, la beauté, ce n'est pas mon genre... Je me trouve jolie
mais je ne me trouve pas vraiment ce qu'on appelle belle. Sauf oui, parfois,
en photo ou dans une scène d'un film. Un moment fugitif. Comme
cela arrive à tout le monde - sinon que, pour les acteurs et les
actrices, ce moment est fixé sur la pellicule ou sur le papier-photo...
Qu'est-ce que la beauté
pour vous ?
Ce que j'appelle, moi, la beauté, c'est quelque chose d'inaltérable,
quelque chose qui se dégage de certaines personnes, de certains
visages, quel que soit leur âge. J'aime la beauté que l'on
peut trouver dans des visages qui ne sont pas forcément gracieux.
Ce n'est pas lié à la jeunesse, à la fraîcheur
de la peau. Mais plus à une certaine architecture de traits, à
une certaine finesse, à une certaine élégance. J'aime
bien, chez les femmes, les nez assez longs et assez fins, j'aime bien
les fronts grands et bombés, j'aime bien que le cou soit très
détaché... Disons que je suis sensible à certains
traits esthétiques purs qui donnent au visage une espèce
de noblesse. C'est ça, pour moi, la beauté... Le visage
de Samuel Beckett par exemple est d'une beauté... Il n'y a pas
seulement l'idée du regard ou du sourire ou de la personnalité
de quelqu'un, mais quelque chose de plus impalpable et pourtant d'évident...
Que regardez-vous en premier
chez les autres ?
Les yeux, comme tout le monde. Après, la voix, si j'ose dire...
Les mots. Le sourire. Les oreilles, aussi... En vérité,
si quelqu'un me plaît au sens le plus large du terme, je regarde
tout. Tout m'intéresse. D'ailleurs si quelqu'un me plaît,
mon regard est très indulgent, je veux dire par là que la
beauté n'a pas alors une très grande importance. Il y a
beaucoup de gens qui ne sont pas beaux et que je trouve séduisants.
Grâce à leur voix, à l'intelligence de leur voix,
de leur regard, de leur sourire, à leur charme naturel. Ce qui
compte le plus, c'est ce que dégage cette personne. Son caractère,
sa personnalité, sa nature. Son intelligence bien sûr. Avant
tout le reste, avant même le charme...
Vous avez dit que chez vous,
ce que vous préfériez c'étaient vos pieds...
Ça fait coquet de dire ça, mais c'est vrai que je préfère
mes pieds que mes mains. Mais je ne les montre pas : pour parler je me
sers beaucoup plus de mes mains ! (Rires.)
Quel effet ça vous a
fait de regarder d'un seul coup toutes ces photos d'époques diverses
? Vous sembliez n'avoir aucune nostalgie...
Non, c'est vrai... Des choses me sont revenues. Des choses que j'ai vécues
et bien vécues. Je ne peux donc pas dire que j'ai beaucoup de nostalgie.
Mais, comme je suis très orgueilleuse, j'ai aussi la volonté
de ne pas me laisser martyriser, de ne pas subir ce genre d'états.
En regardant ces photos, je me disais : "Tiens, à cette époque-là,
j'étais à Londres..." Ce ne sont pas des moments abstraits,
c'est plutôt comme un parfum qui ravive vos souvenirs, qui vous
rappelle des instants et des gens très précis... C'est comme
un album de souvenirs, simplement il n'y a que moi qui ai les textes !
Vous souvenez-vous de la séance
où ont été prises ces photos de vous, enfant ?
Non, je ne me vois pas en train de faire ces photos-là. En revanche,
je me revois parfaitement avec cette tête-là, avec ces petites
nattes, je revois très bien mes surs à la même
époque, je revois la couleur de nos vêtements. C'est la preuve
que c'est un souvenir très fort, très vivant puisque toutes
les photos étaient en noir et blanc. Il y a toujours eu chez nous
beaucoup de photos, beaucoup d'albums de photos. D'ailleurs celle qui
manque doit être dans l'un de ces albums. Mon père faisait
beaucoup de photos, il les tirait lui-même... Mais cette séance-là,
je ne m'y vois pas, non. Le charme des photos d'enfants vient souvent,
d'ailleurs, qu'on ne se rend pas compte qu'on pose. Lorsqu'on continue
ensuite à faire des photos, c'est après cette innocence-là
qu'on court toute sa vie. c'est cette ingénuité qu'on voudrait
retrouver. Il est tellement difficile d'oublier tout ce qu'on sait, tellement
difficile de perdre cette conscience du regard qu'on veut toujours donner
quand on est acteur.
Lorsqu'on regarde toutes ces
photos de vous, il se dégage d'elles quelque chose qui pourrait
ressembler à de la mélancolie...
Oui. Et elle a toujours existé. David (Bailey) m'avait fait remarquer
: "Les photos où tu souris, si on cache la bouche et qu'on
ne regarde que les yeux, le regard est toujours mélancolique".
C'est vrai, mon il ne rit pas vraiment... Mais depuis toujours :
regardez les photos de moi, enfant, j'ai déjà un regard
grave... Peut-être parce que je me dis que la photo est une chose
grave - même si je peux être aussi très rieuse. En
plus, la photo fixe le regard, arrête l'expression. Il y a quelque
chose de totalement suspendu. Il y a à la fois l'éternité
et la mort. C'est un peu comme les limbes...
Un jour, vous m'avez parlé
de Sandrine Bonnaire en disant : "Elle, c'est le Soleil : elle brille
toute seule. Moi, je suis comme la Lune, j'ai besoin du regard des autres
pour briller". Dans votre bouche, ça paraît assez paradoxal...
Pourtant, c'est vrai. Comme je suis un peu mélancolique, c'est
évident que je ne me vis pas comme quelqu'un de solaire. On peut
croire que je suis plutôt lumineuse, mais c'est une lumière
qui vient par réflexion, par reflet, qui dépend du regard
des autres. Et c'est vrai que j'ai besoin du regard des autres sinon je
m'assombris, je me referme...
Ne serait-ce pas une des raisons,
même inconsciente, qui vous a fait faire autant de photos ?
Peut-être, oui... Oui, j'ai besoin d'être réchauffée...
C'est pour ça que le cinéma m'a aidée. Sinon, je
serais la Belle au bois dormant. Sans le cinéma, j'aurais pu dormir
toute ma vie... Avec les années aussi, je me suis rendu compte
à quel point quelque chose d'important me manquait. Le métier
d'actrice est un métier assez solitaire au fond, car même
si l'on rencontre beaucoup de gens, il y a des expériences qu'on
ne peut pas vraiment partager. Sauf peut-être avec des actrices.
Mais c'est très difficile, non pas, comme on pourrait le croire,
pour des raisons de rivalité, mais pour des raisons d'indisponibilité.
Avec le temps, j'ai réalisé en effet à quel point
étaient importantes la complicité et l'intimité dans
le dialogue que j'avais avec ma sur. Et comme j'ai eu la chance
de connaître ça, je sais à quel point ça me
manque aujourd'hui...
Est-ce pour cela que vous avez
tenu à ce qu'il y ait une photo d'elle avec vous ? C'est d'ailleurs
la seule photo de film qu'il y a dans l'exposition. Elle a été
faite sur le tournage des "Demoiselles de Rochefort"...
Je me souviens très bien de ce moment. David (Bailey) était
venu quelques jours seulement. Je me souviens de la chaleur, de ces robes
pailletées qui collaient. On avait de la poudre pailletée
partout ! Je revois vraiment, comme c'est curieux, la place, notre tente
installée derrière le décor, ma petite malette de
maquillage, je revois ma sur avec sa perruque rousse, les faux cils,
tout...
C'est une photo de vous deux
que vous aimez particulièrement ?
Oui. Parce qu'il n'y en aura plus. Je suis très attachée
à toutes les photos que j'ai avec elle, où on est seules
toutes les deux, parce que je sais qu'il n'y en aura plus...
Pour finir, seriez-vous d'accord
avec Stendhal qui dit que la beauté est une promesse de bonheur
?
On peut imaginer que c'est une forme d'exaltation... Disons que c'est
une promesse de moments de bonheur, ça oui sûrement. Mais
ça peut être fugitif. Tellement fugitif...

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Edition des femmes
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Par : Jean-Pierre Lavoignat
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Sélection de photos par ordre chronologique






























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