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Deneuve entre dans l'histoire |
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Dans "Je veux voir",
un film-vérité, Catherine Deneuve arpente le Liban, juste
après le conflit de l'été 2006. Un pays en deuil
et en ruine qui forme comme un écho à ses propres souvenirs.
Entretien intime.
"Je veux voir". C'est
une star sans relâche dans la lumière depuis ses 17 ans qui
émet une telle volonté. Elle donne son titre au film inclassable
de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, deux cinéastes et artistes
libanais. "Je ne sais pas si je comprendrai quelque chose mais je
veux voir", répète Catherine Deneuve. Cette phrase
est la ligne conductrice de ce film antidogmatique, tourné au Liban,
peu après la guerre qui éclata en juillet 2006. On ne sait
pas si on va comprendre, on ne prétend pas être des fins
analystes stratégiques, mais au moins, peut-être, peut-on
regarder l'immédiat après-guerre. C'est un road-movie qui
part de Beyrouth pour nous conduire jusqu'à la frontière
israélienne, dans le sud du Liban. Catherine Deneuve est dans la
voiture, tandis que Rabih Mroué, artiste et acteur libanais, la
conduit et la guide. Lui aussi aimerait voir, retrouver la maison de sa
grand-mère, sous les décombres de Bint El Jbeil, village
totalement détruit. Et peu à peu, entre documentaire et
fiction, ce film, tourné en six jours et qui devait être
un courtmétrage, devient autant un portrait de Catherine Deneuve
que celui d'un paysage de ruines juste avant que celles-ci ne disparaissent
pour être remplacées comme par magie par des maisons neuves
et des hôtels. En dépit de sa gravité et de son matériau
on ne peut plus réel et tragique, un fil fragile, intime et onirique
se tisse, à travers Catherine Deneuve, archétype de la star.
Il y a sa démarche hésitante lorsqu'elle escalade les décombres,
et la peur, visible, lorsque des avions passent bas dans le ciel. Il y
a son visage filmé à travers la vitre. Se laisse imaginer
alors un autre récit secret. Jamais la comédienne ne s'est
montrée plus à nu que dans ce documentaire qui use de la
fiction. On rencontre Catherine Deneuve chez elle. Elle est joyeuse, chaleureuse,
parle vite, et de tout, le plus simplement du monde.
Au départ, "Je veux
voir" devait être un court-métrage. Il vous arrive souvent
d'accepter de participer à des courts-métrages de quasi-inconnus
?
Non, bien sûr. Le sujet, c'est le Liban, juste après la guerre.
J'ai d'abord lu un court scénario sans dialogues qui m'a emballée.
J'ai très vite décidé d'accepter, peut-être
par peur de changer d'avis. On demande très souvent aux personnalités
leur avis sur tout et n'importe quoi, comme si la célébrité
suffisait à nous mettre en position d'expert. J'avais lu avec passion
les reportages sur cette guerre, et les articles montraient à quel
point c'était complexe et qu'il était impossible d'avoir
un avis unilatéral. J'ai pensé que le film était
une occasion rare de voir de mes propres yeux en étant accompagnée
par des personnes absolument concernées. Comme je le dis dans le
film, je n'avais aucune certitude de comprendre quoi que ce soit. Faire,
c'est toujours mieux que parler, même si, finalement, je me retrouve
aujourd'hui à bavarder ! Je ne m'attendais pas du tout à
être dans un tel film. Un tournage de six jours, très bien
organisé il est vrai, débouche rarement sur un long-métrage.
Vous seriez aussi bien allée
en Afghanistan ou en Tchétchénie ?
En Tchétchénie, certainement pas. Je n'ai aucun goût
du danger. Cela dit, il existe, qu'on le veuille ou non. Très peu
de temps après notre départ, il y a eu un attentat à
la voiture piégée devant l'hôtel où nous étions.
Nous avions rencontré durant le tournage des Casques bleus espagnols
qui ont été tués peu après, nous avions entendu
le bruissement de leur conversation, à côté de notre
table. Forcément, entendre à la radio que "dix hommes
ont été tués" ne renvoie plus au même
anonymat. On revoit leurs visages, un à un. Ils cessent d'être
engloutis dans le flot des catastrophes annoncées. On ne se rendait
pas vraiment compte du risque.
Les dialogues étaient-ils
écrits ?
Non. Les conversations qu'on entend sont les nôtres. On oubliait
parfois qu'on était filmés. J'ai rarement eu la sensation
de jouer car j'étais prise par mon intérêt pour ce
voyage. C'est rare de faire entièrement corps avec ce qu'on interprète,
même si la scène finale de gala, fictionnelle, était
écrite. Moi aussi, je voulais voir la destruction, alors même
que les pelleteuses commençaient déjà à tout
reconstruire. Cela fait tellement longtemps que le Liban est en chantier,
au rythme des guerres, et qu'il y a cette volonté et cette énergie
de reconstruire malgré tout. Tout disparaît, tout est refait
flambant neuf, et en même temps c'est provisoire. Par opposition,
certains paysages du nord de la France sont encore marqués par
la guerre de 14.
A plusieurs reprises, vous demandez
à votre conducteur de mettre sa ceinture de sécurité
Vous vous focalisiez sur un danger quotidien, banal, pour ne pas avoir
peur du reste ?
Sans doute. J'étais surprise par le temps nécessaire pour
de nouveau appréhender la vie quotidienne "normalement"
au sortir d'une guerre. Forcément, on n'a pas la même attitude
face aux périls les plus banals. On brûle les feux rouges,
sauf ceux qui paraissent vraiment indispensables
On jette les ordures
par la fenêtre, puisque de toute manière tout doit disparaître.
On traverse à pied des autoroutes puisque la vie est fatalement
dangereuse. J'ai l'air d'une maniaque quand je demande à Rabih
de mettre sa ceinture. Malheureusement, j'ai de bonnes raisons d'y faire
attention. Comme tout pouvait arriver, que l'imprévu était
au coin de la rue, j'avais tendance à être vigilante sur
ce genre de détail, qui dépendait encore de moi.
"Je veux voir" est
un film sur votre regard. Or, depuis vos 17 ans, vous ne connaissez pas
l'ombre. Sur une telle durée, c'est une expérience existentielle
extrême
Et parfaitement à contre-emploi. Je serais bien incapable d'expliquer
pourquoi j'occupe cette place dans le cinéma. On parle toujours
de carrière
Mais elle n'existe pas au moment où l'on
tourne. Ce n'est qu'a posteriori que le mot a un sens, que le déroulé
des films trouve sa logique. De fait, les raisons d'agir sont comme les
pièces d'un puzzle dont on ignore le dessin et qui s'emboîtent
assez difficilement. C'est parfois une question de survie et de deuil,
j'ai fait ce que j'ai pu pour m'en sortir, loin de l'image lisse qui me
camoufle parfois, au plus loin de ce que j'éprouvais et vivais.
Qu'est-ce qui protège
?
Les rencontres. Quand j'ai commencé à faire du cinéma,
je suivais les traces de ma soeur Françoise, et j'étais
d'une timidité telle qu'un regard me faisait rougir. J'aimais observer
et la regarder travailler, mais faire l'actrice me procurait peu de plaisir.
Je suis convaincue que si je n'avais pas rencontré Jacques Demy,
j'aurais arrêté le cinéma. Le coffret de tous les
films de Jacques édité par Ciné Tamaris et Arte m'émeut
beaucoup. Pour l'instant, je n'ai pas encore revu les films, mais rien
que de tomber sur les photos au hasard d'une parution dans un magazine
me bouleverse. Je n'aime pas du tout me pencher sur le passé, mais
peut-être que je reverrai "Les Parapluies de Cherbourg".
Tenir la conversation la plus banale en chantant : c'est une idée
géniale ! On devrait montrer ce film dans les écoles, il
débriderait beaucoup de tensions. Aujourd'hui, je suis mise sur
orbite. On m'arrête dans la rue. J'entends des mères qui
disent : "Tu vois cette dame ? C'est Peau d'âne". Autant
que je m'y fasse : pour les enfants, je suis à vie la princesse
qui casse des oeufs dont s'échappent des poussins quand elle fait
un gâteau.
Vous savez qu'il existe un déguisement
de Peau d'âne ? Enfant, vous aimiez vous déguiser ?
J'avais horreur de ça ! Je n'avais pas assez d'assurance sur mon
identité pour changer de peau. Je tenais bien trop à ma
peau pour en changer. C'est Françoise qui n'arrêtait pas
de s'inventer des tenues, qui jouait des personnages. C'est elle qui voulait
être actrice. Bien que réservée, je ne me suis jamais
rompue aux normes. A 15 ans, j'ai beaucoup fait souffrir mes parents par
mes fantaisies. Puis j'ai vécu à peu près comme je
voulais, hors des conventions sociales. Faire un enfant sans être
mariée n'était pas très courant au début des
années 60. Je ne me suis jamais identifiée à l'image
de grande bourgeoise que les couvertures de magazine me renvoyaient.
Vous voyez beaucoup de films
?
Enormément, en salles, mais aussi la nuit. Je suis abonnée
à toutes sortes de chaînes qui programment des films introuvables
et les documentaires les plus pointus. Les journées sont trop courtes,
je prends sur mon sommeil. Le cinéma a une telle place dans ma
vie. Pas seulement en tant qu'actrice. Je compte bien prendre le temps
de voir en salle "La Vie moderne", de Depardon, le tome 3 de
sa trilogie sur le monde paysan. Mais aussi "Home", de Ursula
Meier. Et le nouveau James Bond. Et "Les bureaux de Dieu" de
Claire Simon, le film sur le Planning familial. Je devais être l'une
des conseillères, ça aurait été amusant puisque
j'ai signé le manifeste des 343 salopes qui reconnaissaient avoir
avorté.
Qu'aimeriez-vous jouer, aujourd'hui
?
Pourquoi pas une version féminine de "Boudu sauvé des
eaux", que tournerait Agnès Varda. Même si je ne suis
pas constamment apprêtée, j'aurais beaucoup de mal à
être une clocharde crédible.
Aviez-vous déjà
été au Liban avant de tourner "Je veux voir" ?
Jamais. Mais Françoise y allait très souvent. Elle avait
des amis là-bas. Elle était capable de prendre l'avion pour
Rio ou Beyrouth pour aller danser. Je crois que j'ai aussi accepté
de tourner ce film grâce à son souvenir. Il y a cette terre
en deuil qui reconstruit constamment sa mémoire. Et mes propres
douleurs. L'image toujours vivante de Françoise qui n'a jamais
cessé de m'habiter. Sur place, j'ai rencontré des personnes
qui la connaissaient.

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