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"Si j"étais un homme
? Je serais George Clooney" |
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Dans "Le héros de la famille", la comédie
de Thierry Klifa, elle joue Alice, mère libre et désinvolte.
En privé, Deneuve superstar se révèle paradoxale,
directe et secrète. L'humour en plus. Enjeu, image, clichés,
succès... on se laisse toujours surprendre.
On la maquille et on la coiffe
dans une caravane posée sur un boulevard très passant, au
bord du Rhône, à Lyon, où elle tourne "Après
lui", de Gaël Morel. Personne ne peut soupçonner que
Catherine Deneuve va sortir de cette boîte en ferraille à
midi tapant, l'heure exacte du rendez-vous. Elle a peut-être des
bigoudis sur la tête, on ne sait plus, mais probablement pas, et
elle fume l'une après l'autre des cigarettes toutes fines, de ça
on est sûr.
Jusqu'au restaurant où on
l'a conduite, elle ne dit pas un mot, d'un silence contagieux. Elle fume
et regarde droit devant elle. Si elle n'était pas qui elle est,
une star intimidante, on jurerait qu'elle est timide. Elle ne l'est pas,
ou plus : elle est concentrée préoccupée, "pas
immédiatement disponible", ce qu'elle vous explique l'instant
d'après : quand elle tourne, elle ne pense qu'à ça,
au film. Assis face à elle, plan rapproché, on peut la dévisager
sans gêne : les yeux d'un vert qui vire au gris quand elle regarde
vers la fenêtre, l'éclat d'un visage dont on ne peut se détacher",
comme le décrivait Truffaut. Elle parle vite, mais moins qu'on
le redoutait, ne finit jamais ses phrases, ne s'autorise aucun répit.
Catherine Deneuve a un bon coup
de fourchette. La terrine ne l'effraie pas, elle demande une quenelle
de brochet et un verre de bourgogne. Ne pinaille pas sur une île
flottante et son lit de praline. Il est réjouissant de voir une
icône avec de l'appétit. " Je n'ai pas demandé
à être mise sur un piédestal ", dit-elle comme
pour s'excuser d'être si vivante et d'aimer les plaisirs terrestres.
Bonus : elle est incollable en jardinage, et sa fille Chiara loue ses
soufflés. Dans "Le héros de la famille", de Thierry
Klifa, Catherine Deneuve rayonne : la comédie lui va bien. On le
sait depuis longtemps ("La vie de château", "Le sauvage"
mais, depuis "Palais Royal !", de Valérie Lemercier,
elle va plus loin dans le lâcher-prise et se délecte des
clins d'oeil au mythe que lui adresse son metteur en scène. Son
personnage - une mère désinvolte, prédatrice repentie
mais séductrice leste - joue les trouble-fête dans une famille
recomposée qui règle ses comptes à l'occasion d'un
héritage. Rencontre.
Chaque personnage de vos films
constitue une pièce du puzzle Catherine Deneuve. Alice, dans "Le
héros de la famille", a l'air de vous ressembler
Ce
côté femme libre
Libre mais légère vis-à-vis de la maternité
et des responsabilités, et ça, ce n'est pas du tout moi.
Le personnage ne me ressemble pas, même si je partage avec elle
l'énergie et le sens de la dérision. Et aussi une sorte
d'incongruité : j'aime l'inattendu et surtout la fantaisie, qui
me paraît une chose essentielle dans la vie.
Le film est cependant truffé
d'allusions au mythe Deneuve, comme ce clin d'il à "Belle
de jour"...
Oui, bien sûr, puisque Thierry Klifa l'a écrit en pensant
à moi. Quant à "Belle de jour", je ne me suis
jamais laissé encombrer par elle, même si on continue à
beaucoup m'y ramener, aux États-Unis essentiellement. C'est un
personnage mystérieux, et comme je ne suis pas quelqu'un qui parle
facilement de soi, il s'est produit une sorte d'identification. Cela a
entretenu un doute, on a imaginé que ce rôle était
une possibilité de moi. Il n'y a pas grand-chose à dire
sur le sujet, même si l'ambivalence est une chose intéressante
pour un acteur. Je n'ai jamais cultivé ça, mais c'est dans
mon caractère : j'ai le goût du secret. Très peu de
gens me connaissent vraiment.
Secrète mais aussi très
frontale lorsque l'on vous rencontre
Absolument : je ne contourne pas, je ne fais pas de jolies phrases inutiles.
D'une manière générale, je ne mens pas tellement.
Ou, plus exactement, je ne me mets jamais dans des situations telles que
je devrais mentir pour échapper aux indiscrétions. Si je
ne veux pas répondre à une question, je le dis. Pour ce
qui est de ma vie privée, j'ai été confrontée
très jeune à la curiosité des autres. Cela m'a paru
grossier et inacceptable. Très vite, très tôt, je
me suis protégée en me fermant. Ce n'était même
pas une affaire de clairvoyance, c'était mon tempérament.
Aujourd'hui, il est sans doute plus difficile pour une jeune actrice d'échapper
aux sollicitations. Je ne parle même pas de la télévision
: les talk-shows en France, c'est lamentable. Les coupables ne sont pas
ceux qui s'y rendent mais ceux qui proposent ce genre d'émissions.
Je ne fais aucun compromis avec ça.
Comment parvient-on à
se verrouiller et à continuer à vivre en même temps
?
Je sors dans mon quartier, je vais dans les festivals, dans les salles
de cinéma avec le public. J'ai du mal à me cacher. C'est
une seule et même vie, même quand elle est fragmentée.
Dans quelles circonstances devenez-vous
Catherine Deneuve star de cinéma ?
En public, dans un festival ou lors d'une conférence de presse.
Ce n'est pas une attitude mais un état d'esprit. Je ne montre pas
tout, c'est comme si j'enfilais un costume. Il y a des soupapes de sécurité
que je ferme : je boucle quelque chose de moi pour me sentir complètement
libre de faire et de dire avec le reste.
N'est-ce pas ce qu'on appelle
le contrôle ?
Non, je ne suis pas du tout une fanatique du contrôle. Contrôler
son image ? Comment peut-on encore y croire aujourd'hui quand n'importe
qui peut vous photographier avec un téléphone portable ?
En ce moment, je tourne dans la rue; les gens vous prennent en photo comme
ils vous demanderaient du feu pour une cigarette. Ça rend les sorties
publiques plus pénibles
Dans "Le héros de
la famille", Alice est très volontaire. Vous revendiquez vous
aussi, dit-on, une certaine virilité
De la même façon que certains hommes sont féminins,
il existe des femmes viriles. C'est ce que Gérard Depardieu avait
souligné à mon sujet quand il a dit que j'étais l'homme
qu'il aurait voulu être.
Et vous, quel homme auriez-vous
aimé être ?
Aujourd'hui ? George Clooney. Il fait des choses intéressantes
et il a l'air de s'amuser.
Vous seriez donc un play-boy
C'est un play-boy ? Je ne crois pas. Ce n'est pas l'image que j'ai de
lui : je le vois comme un acteur intéressant.
Comment se manifeste cette virilité
très relative vue de l'extérieur ?
C'est une poigne. Je suis plus directe que d'autres femmes. Je suis indépendante,
je travaille depuis longtemps, je n'ai jamais été la "femme
de". Dans de nombreuses circonstances, dans ma vie et mon travail,
j'ai dû m'adresser à des hommes d'égal à égal.
À quel moment êtes-vous
devenue cette femme forte ?
Je ne me vois pas comme une femme forte, plutôt comme une obstinée.
Je crois que j'ai toujours décidé, même très
jeune, et je ne suis pas différente; j'ai évolué,
mais je n'ai pas l'impression d'avoir changé sur ce qui était
fondamental : mes goûts, mes envies, mon caractère sont les
mêmes.
Incorruptible ?
Non, je suis moins raide que ça. Tout le monde est corruptible.
Il y a une ligne forte et des chemins de traverse.
Après avoir traversé
tant d'aventures de cinéma, quel est aujourd'hui le sens du mot
"enjeu" ?
Par exemple, c'est retrouver André Téchiné, mon frère
de cinéma ; nous avons un projet l'an prochain. C'est un rendez-vous
que j'attends et qui m'importe beaucoup. Un enjeu, c'est ne pas répéter
ce qu'on finit par savoir très bien faire. Je me méfie beaucoup
de ce qui pourrait m'endormir sur d'éventuels lauriers accordés
plus facilement avec le temps. Il faut se méfier du tapis rouge
permanent. La remise en question est la règle du jeu, même
s'il y a certains terrains où je ne vais pas pour des raisons de
cohérence. Ainsi, je peux refuser des scénarios si je sens
que je n'ai plus l'âge du personnage. Je ne veux pas rester dans
l'idée de ce que j'étais, je ne veux pas que ce soit fragile
Ce n'est pas un renoncement, car ça ne me coûte pas. Avec
le temps, il y a des choses qu'il faut avoir apprivoisées : je
ne veux pas être prise de court
À quel moment une actrice
ressent-elle que le regard des autres est en train de changer ?
Quand vous remplissez un formulaire et que les gens s'excusent de vous
demander votre date de naissance. Quand ils vous disent : "Vous êtes
encore belle". Je ne dis pas que c'est confortable, je peux avoir
des doutes et des tourments, mais ça ne me fait pas souffrir. Je
ne vais pas me mettre à courir après ça : je suis
très réaliste. Ce qui prime, c'est la recherche de l'harmonie.
Une harmonie qui se reflète
dans votre filmographie, très égale : vous n'avez jamais
connu de période creuse
C'est incroyable. Je ne connais pas l'explication. Je me suis posé
des questions vers 40 ans, mais j'ai eu la chance de faire des films qui
ont accompagné l'âge que j'avais. J'ai toujours travaillé.
J'ai l'impression que les acteurs
et actrices intelligents ont des filmographies intelligentes
Concernant l'intelligence, j'ai longtemps pensé que ce n'était
pas une qualité primordiale pour un acteur. J'ai changé
d'avis. L'intelligence se voit et elle s'entend aussi : je suis très
sensible aux voix. L'intelligence, c'est aussi les choix, forcément.
Je dis aux gens : "Regardez ce qu'on fait, c'est plus important que
ce qu'on dit". D'autant que les acteurs sont souvent hâbleurs,
les hommes surtout, ils se mystifient facilement alors que les femmes
sont lucides.
Aimez-vous celle que vous êtes
devenue ?
On est bien obligé de se débrouiller avec ce qu'on est.
Mais je ne me pose que très peu cette question : je ne suis pas
très narcissique pour une actrice
Les clichés concernant
Deneuve ont-ils évolué ?
J'entends moins "le feu sous la glace". Mais c'est aussi, je
pense, parce que je suis plus ouverte et moins timide. Le cliché
le plus agaçant, c'était quand je lisais "froide et
inaccessible". Si je le décide et si j'ai une attirance, je
prends les devants, mais, c'est vrai, je suis habituée à
cette convergence : ce sont les gens qui viennent à moi. Après,
j'entrouvre ou non ma porte : je dois sans cesse me protéger, sinon
je passerais ma vie à répondre aux sollicitations de gens
adorables qui ne sont intéressés que par ce que je représente.
Je suis vigilante car le temps est mesuré
Sensible au temps ?
Je ne connais pas une journée sans repère de temps. Je ne
peux pas me passer de montre. J'ai des montres partout, partout, partout
Une dernière chose :
que disent vos films de vous ?
Je crois que se dessine une femme qui aime, au
sens large. Une femme qui dirait aux autres : " Ce qui est important,
c'est d'être en marche. " Je suis touchée par le courrier
que je reçois. Des jeunes filles qui rêvent des "Demoiselles
de Rochefort". Des femmes, plus jeunes que moi, qui disent le réconfort
que j'ai pu leur apporter en les accompagnant. Parfois, j'en croise certaines
qui me désignent à leurs enfants : " Regarde, c'est
la dame qui était dans "Peau d'âne"... " [Elle
rit].

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Divine Catherine
Deneuve et ses secrets

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Par : Richard Gianorio
Photos : André Rau
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