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Ma vie sur un plateau

Comédienne ou tragédienne, jeune fille sous les caméras de Vadim et Demy, femme, égérie aussi chez Buñuel, Truffaut ou Téchiné, légère aux côtés de Rappeneau, sensible dans l'objectif de Wargnier, troublante dans celui de Manoel de Oliveira, chacun croit bien connaître Catherine Deneuve. Et pourtant, l'actrice reste secrète, ayant choisi de se soustraire à la curiosité. Aujourd'hui, elle laisse filtrer un peu de son mystère et publie le 21 avril, chez Stock, "A l'ombre de moi-même", recueil des six carnets de tournage qu'elle a tenus, de "Folies d'avril", film américain de Stuart Rosenberg, en 1969, à "Dancer in the dark", de Lars von Trier, en 1999. Six documents intimes accompagnés d'un ensemble de photos inédites, autant de souvenirs d'enfance, de famille, de travail, issus des tiroirs cachés de l'artiste. Le Monde 2 en publie ici la plupart en avant-première.

Vous avez choisi un titre ambigu : "A l'ombre de moi-même". Vous m'inquiétez. Comment faut-l'interpréter ? A l'ombre de votre image cinématographique ? Ou à l'inverse, à l'ombre de ce que vous êtes réellement ?
Ce sont des carnets de tournage, dans lesquels je raconte mon travail de comédienne. En général, on me questionne sur mon image, sur la représentation que je donne de moi-même, tandis que là, j'évoque l'envers du décor, des choses dont je ne parle pas facilement, parce que les journalistes s'intéressent assez peu à la fabrication d'un film, et puis aussi parce que c'est assez intime, et que je n'ai pas envie d'en parler. Le cinéma, c'est la lumière. Là, j'explore une partie de l'ombre, je reste derrière l'écran, je dévoile un peu de ce qui se passe avant que soient branchés les projecteurs. D'instinct, je suis assez portée sur l'autocritique, et c'est cela que je propose, un regard, un jugement peut-être même, sur ce qui est plus proche de moi. J'espère que cela ne sonne pas prétentieux.

Il n'y a pas eu d'autocensure ? Tous vos carnets sont là ?
Tous. Il n'y en a qu'un seul qu'on n'a pas gardé, sur la suggestion de mon éditeur, c'est celui que j'ai tenu pendant un Festival de Cannes. Il a jugé que c'était hors sujet. Je n'y parlais pas de mon travail, mais des films que je voyais. C'était autre chose. Je racontais des anecdotes liées aux projections, c'était moins personnel.

Quand écriviez-vous ces carnets ?
La plupart du temps, le soir, après le tournage. Ou le dimanche, quand j'avais le cafard. Le premier date de 1968, il a été écrit pendant le tournage de "Folies d'avril", un film américain de Stuart Rosenberg. J'étais à Los Angeles. Il correspond à un moment très difficile dans ma vie personnelle. Une période de détresse. J'avais perdu ma sœur, je ne m'en étais pas remise, elle me hantait. En fait, je n'étais pas là. J'avais tendance à fuir un peu dans l'oubli. Je m'ennuyais à mourir. Je manquais de concentration. Je tournais beaucoup pour m'étourdir, mais je ressentais une difficulté à continuer à vivre.

Il y a six carnets, des courts, des longs. Le suivant a été écrit pendant le tournage de "Tristana", de Luis Buñuel, en 1969, puis vous sautez en 1991, avec "Indochine", de Régis Wargnier. Comment s'opère votre choix d'écrire, ou de ne pas écrire ?
Entre "Tristana" et "Peau d'âne", j'ai sombré. Mais vous savez, je n'ai pas choisi. Ce sont des carnets qui m'ont accompagnée pendant des tournages, principalement à l'étranger, quand j'étais à l'hôtel, coupée de ma vie, de ma famille, de mes amis. Ce sont des compagnons, ces carnets. Ils sont là pour pallier un manque. Si j'ai cessé d'écrire, c'est que j'étais moins seule, ou que je ne pouvais pas écrire, ou que je n'en avais pas envie. Ces carnets, en tout cas, correspondent à un moment de solitude. Le métier d'acteur est un métier de solitaire. On peut être dans un groupe, une équipe, et se sentir très seule. Un acteur est face à lui-même. On passe des heures à attendre. Ce qui, d'ailleurs, ne m'a jamais posé de problèmes. Pour moi, l'attente n'est pas ennuyeuse. Dans ma caravane ou dans ma chambre d'hôtel, je suis en état de veille, de somnolence. J'ai l'impression que je dors, en fait je récupère, je me recharge. C'est nécessaire car devant la caméra, je donne beaucoup, je me décharge très vite, comme une pile.

Ce livre vient-il combler un manque quant à l'image que les gens ont de vous ?
Pas du tout. Il n'y avait rien de prémédité. Au départ, mon éditeur, Jean-Marc Roberts, m'avait parlé d'un projet qui consistait à faire une sélection d'entretiens que j'avais donnés depuis trente ans. J'ai trouvé l'idée d'autant plus intéressante que je n'écrirai jamais d'autobiographie. J'ai eu plusieurs projets, je les ai tous fait avorter, j'ai même racheté mon contrat à un éditeur américain. J'ai un goût excessif pour le secret. Je pense que moins on en dit, mieux c'est ! D'abord, pour écrire, il faut avoir un talent que je n'ai pas, et puis je n'ai pas envie de raconter ma vie, parce que la partie professionnelle intéresserait peu de gens ; le public attend des anecdotes sur la vie privée, et cette partie-là n'appartient qu'à moi, je n'ai pas envie de la livrer. Donc, on était partis sur cette idée. Jean-Marc a fait un premier choix, et je mesuis rendu compte que je ne me retrouvais pas dans ces entretiens. J'y retrouve les mots que j'ai dits, sans en retrouver le sens. Il y a comme une trahison. Ce n'est pas ma voix. C'est parfois coupé, il manque les hésitations, les intonations. Les journalistes retranscrivent, alors qu'il faudrait qu'ils m'interprètent par l'écriture. Et c'est là que je me suis souvenue de ces carnets, et je lui en ai parlé. Cela donne un petit livre très personnel. Un autre son de voix. Ma façon de livrer quelque chose d'intime. Mais en restant proche des films.

Le carnet le plus récent est celui de "Dancer in the dark", de Lars von Trier. C'est un tournage tendu. Vous avez l'air médusée par les caprices de Björk.
Je suis sidérée, oui, parce que c'est un tournage d'une certaine ampleur, qu'elle fait attendre beaucoup de gens, des techniciens, par ses humeurs, ses envies, ses refus implacables. C'est dur ! Elle ne venait pas, elle faisait venir son agent de Londres pour discuter. Mais je ne parlerai pas de caprices ! J'ai trouvé des explications à ses impossibilités. Lars von Trier est un metteur en scène très original, mais qui met une certaine perversité dans ses relations. Il a dû attendre très longtemps avant qu'elle accepte de jouer. Si elle refusait, le film ne se faisait pas, il le lui a fait payer. Elle s'est sentie poussée, elle a souffert. Cela reste pour elle un souvenir négatif. Je l'ai revue, on a passé un réveillon ensemble : je ne sais pas si elle refera du cinéma un jour. Elle dit que non.

Vous en avez pourtant vu, des acteurs difficiles.
Oui, ou des gens caractériels. Mais elle, finalement, je la trouvais touchante. Elle ne jouait pas, elle vivait ce qu'on lui demandait de faire, et c'était parfois au-dessus de ses forces. C'est quelqu'un d'entier, d'attachant. Elle baissait la tête, on sentait qu'elle voulait vraiment faire ce que Lars voulait, et qu'elle avait du mal. Lars n'aime pas tout ce qui est joué, fabriqué. Il met les acteurs dans un certain état, il ne répète pas, et il les pousse, toujours plus loin, à l'extrême.

Le livre est complété par un entretien inédit avec Pascal Bonitzer où vous ne vous dérobez pas non plus. Vous avouez avoir été déçue par Leos Carax après le tournage de "Pola X", vous y évoquez un clash avec Jacques Demy au moment de la préparation d' "Une chambre en ville". "A l'ombre de moi-même" ignore la langue de bois.
Je n'ai rien retiré, sinon des prénoms de techniciens qui ne disent rien au public. Ces carnets sont tels que je les ai écrits. Je crois que j'y dis beaucoup de choses de moi, par exemple mon caractère cyclothymique, ma façon de passer de l'insouciance à la tristesse, mes instants sombres, mes découragements, et mon côté vaillant petit soldat sur qui on peut toujours compter.

Pendant le tournage du "Vent de la nuit", Philippe Garrel prépare une scène de baiser, et lâche : "Si Catherine veut !" Il y a des fois où vous ne voulez pas ?
Jamais ! Je cite cela pour rendre hommage à sa délicatesse. J'imagine qu'Eric Rohmer pourrait aussi dire une chose comme ça ! Cette façon de demander est une forme de grâce. A l'opposé, il y a des metteurs en scène qui ne se rendent pas compte de ce que cela représente une scène pareille, et qui vous poussent sur une scène d'amour comme sur un plan où vous passeriez l'aspirateur !

Les deux films que vous avez tournés avec Régis Wargnier, "Indochine" et "Est-ouest", font l'objet d'un carnet. Et chaque fois, vous faites allusion à un film de François Truffaut.
Ils ont en commun d'organiser des lectures avant le tournage, pour faire répéter. Mais je crois que ce qui m'a fait penser à Truffaut, et particulièrement au "Dernier métro", c'est, d'une part, pour "Indochine", la responsabilité qui pèse sur mes épaules, à cause d'un film à gros budget écrit pour moi, et le plaisir que je ressens, et, d'autre part, pour "Est-ouest", le contexte, le décor, les costumes, la menace de la Kommandantur.

Avez-vous le souvenir qu'un film, un jour, vous ait aidée ?
Beaucoup de films m'ont aidée. Des personnages m'ont aidée à me construire. Mais, souvent, c'est un ensemble de choses : une conjonction, une harmonie entre un tournage, un cinéaste, des partenaires, à un moment de ma vie. Il y a eu des films charnières : "Le dernier métro", de Truffaut, "Le sauvage", de Jean-Paul Rappeneau, et "Ma saison préférée", d'André Téchiné. Dans le film de François Truffaut, j'assume mon côté viril, celui que sous-entendait Gérard Depardieu quand il a dit que j'étais la femme qu'il aurait aimé être. Truffaut voulait me donner un rôle où j'aurais des responsabilités, et il m'a confié ce personnage en insistant sur le fait que c'est une femme ayant atteint une certaine maturité, qui n'est plus seulement dans la séduction, qui doit gérer, avec une certaine dureté. Je devais alors approcher des 40 ans, âge délicat pour les actrices. Certaines ont parfois des trous noirs à ce tournant-là. Moi, j'ai eu la chance d'y échapper. J'ai cité le film de Jean-Paul Rappeneau parce que j'adore les comédies et que j'en ai peu tourné. De plus, c'est un genre très difficile pour les actrices, or, s'il y a beaucoup d'actrices excellentes dans la comédie, il y a très peu de sujets. Dans le film d'André Téchiné, il y avait quelque chose de douloureux, le rapport à la mère. Le rapport à la mère, qu'on soit fille ou garçon, n'est jamais simple. Dans ce type de rôle, on retrouve forcément un souvenir, un passé, quelque chose qu'on a vécu, ou contourné. Cela nous ramène à des douleurs intimes, quand on fait souffrir quelqu'un. Parce que vivre, c'est faire souffrir. André Téchiné me pousse dans mes retranchements, me fait jouer des femmes émancipées. C'est difficile de surprendre, dans une carrière. Pour un metteur en scène, l'enjeu le plus délicat consiste à faire oublier les films précédents de ses comédiens.

Comment vivez-vous avec l'image que le public se fait de vous ?
Les gens n'ont pas tous la même image. Certains voient parfois juste, perçoivent un aspect caché. Et puis, à force, il y a une vérité qui filtre. Mais il faut dire que je n'ai pas livré beaucoup de choses, on en sait peu, parce que j'ai toujours été très farouche là-dessus. J'ai été très tôt confrontée à la brutalité, et j'ai décidé très vite de tout faire pour me préserver. Très jeune, j'ai été en lutte contre une certaine presse. Je n'ai jamais accepté qu'on se mêle de ma vie privée. C'est indigne ! Je n'ai jamais voulu non plus devenir prisonnière des clichés que l'on collait sur moi.

II y a une vérité de vous qui se projette sur l'écran. Comment dosez-vous ce don-là ?
Ce n'est pas avec le public qu'on travaille, mais avec une équipe, un metteur en scène, un scénario, des partenaires, ce sont des semaines, des mois, puis autre chose, cela fait partie de la vie des acteurs. On n'est pas acteur uniquement quand on tourne, il y a aussi des choses qui ont à voir avec la séduction hors plateau, c'est une "schizophrénie normale", dirais-je. Je suis toujours contente d'aller tourner, et toujours contente d'en revenir, le soir. Et lorsque je me vois sur un écran, ce n'est pas moi que je regarde. C'est quelqu'un pour qui je n'ai aucune indulgence. Il y a dédoublement. Quand on joue, on essaye d'inventer la vie de quelqu'un d'autre. C'est soi, mais à travers un personnage, des mots qu'on n'a pas choisis, des humeurs et des comportements qui ne sont pas les nôtres, c'est désinhibant, presque plus facile que d'être soi-même.

Truffaut disait de l'amour que c'est à la fois un plaisir et une souffrance. Peut-on dire la même chose du jeu d'acteur ?
Absolument, c'est un plaisir et une souffrance. Et c'est ce que j'ai voulu montrer dans mes carnets, le plaisir, la peur, le trac, le découragement, l'inquiétude, la frustration, l'obligation de recommencer, de garder la tension, d'être à la fois très humble et très orgueilleux. La souffrance vient aussi parfois d'une contradiction, entre l'envie de jouer et le refus de jouer.

Jusqu'où allez-vous dans l'abandon ?
Je veux qu'on m'y amène, à l'abandon, mais dans une relation de confiance avec le metteur en scène. J'ai besoin d'être poussée. Si je suis attirée, rien ne m'arrête. Il ne faut pas s'abandonner soi-même, mais s'abandonner au personnage, à la scène, au rôle. Pas question de se répandre. Ce qui est dangereux, c'est le trop-plein d'émotion. Il faut être dans la retenue. On est supposé donner les choses d'une façon différente de ce qu'on donne dans la vie.

Quel rapport avez-vous avec la psychanalyse ?
Aucun rapport. Je veux dire que cela m'intéresse beaucoup, mais c'est ma vie privée. C'est intime. Cela a à voir avec le secret médical.

Pourquoi avez-vous interprété le rôle de Marie Bonaparte, dans "Princesse Marie", de Benoît Jacquot, pour la télévision ?
On dit toujours que les actrices ont une double vie. C'était le cas de Marie Bonaparte. Elle avait une vie sociale, publique, et en même temps une vie familiale et personnelle. Plus une vie de recherche sur elle-même, une troisième vie, qui l'a amenée à accepter des choses douloureuses. J'aime son caractère entier, brutal, direct. Benoît Jacquot a su réaliser ce portrait en mêlant l'élégance, la légèreté à la gravité. Il l'avait surnommée "Princesse zinzin". On aurait pu en faire un joli titre. Et puis je pense que la parole est quelque chose de fondamental. Je tiens cela de mon père. Quand on était très jeunes, il était très à cheval sur le choix d'un mot plutôt que d'un autre, la précision des mots par laquelle se développe la pensée. Cela m'a marquée. Quand on ne connaissait pas le mot adéquat, il fallait aller regarder dans le dictionnaire. Ce n'était pas un homme sévère, mais il donnait beaucoup d'importance au langage et je le remercie de m'avoir appris cela.

Vous êtes de ces actrices reconnaissables à leur voix.
Je suis frappée, effectivement, d'être immédiatement identifiée au téléphone, avant même que j'aie dit mon nom. Au cinéma, je tiens beaucoup au son. J'ai l'ouïe très fine. Sans le son, il me manque la moitié de l'image. Pour moi, la qualité du son est capitale. Il m'arrive de demander à écouter une prise avant de la refaire. Pour "Ma saison préférée", on a travaillé sur une voix plus grave, cette petite cassure perceptible chez les femmes dont la voix, à un certain âge, change avant le physique.

Votre débit, très rapide, n'est-il pas dû à de la timidité ?
Si, sans doute. Je parle vite, trop vite parfois. Truffaut avait une théorie là-dessus : il disait que cela venait d'avoir grandi dans une famille nombreuse (nous étions quatre filles), que souvent les gens parlent plus vite et plus fort dans les familles nombreuses, parce qu'il leur a fallu apprendre à prendre la parole, se faire une place dans la concurrence.

Comme à la télévision, dans les émissions de Thierry Ardisson par exemple.
Ce n'est pas la comparaison que j'aurais choisie !

Vous ne trouvez pas que les émissions de télévision tournent à la foire d'empoigne ?
Pire que cela ! C'est absolument effrayant ! Ce que je voulais dire, c'est qu'à ce niveau cela devient caricatural ! Et qu'en s'escrimant à parler fort on finit par dire tout autre chose ! S'il n'y avait que cela ! Je suis tombée sur cette émission il y a quelques semaines. Ardisson recevait Annette Stroyberg, qui a écrit un livre que je ne lirai pas, et il cherchait à lui faire dire, à propos de Vadim, ce qu'il avait de plus que les autres ! Vous voyez où il voulait en venir ? J'étais écœurée. Quarante ans après, il poussait cette femme à parler de sexe. Il y est arrivé. Ils sont arrivés à lui faire lâcher un "25 cm" ! C'était à vomir !

Ma vie sur un plateau


Par : Jean-Luc Douin
Photos : Collection privée de Catherine Deneuve


Films associés : Tristana, Folies d'avril, Le sauvage, Indochine, Ma saison préférée, Est-ouest, Le vent de la nuit, Dancer in the dark



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