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De "The April Fools" à
"Dancer in the dark", la comédienne a rassemblé
dans "A l'ombre de moi-même" les notes qu'elle a prises
lors de tournages à l'étranger. Elle explique à Jérôme
Garcin pourquoi elle a éprouvé le besoin de se confier à
ses carnets
On ne l'a jamais vue se négliger, s'abaisser, se commettre. Catherine
Deneuve ne doit pas seulement son prestige à son élégante
beauté, à son autorité naturelle et aux rôles
que les plus grands cinéastes lui ont accordés, elle le
doit aussi à son éthique. Jamais elle n'a bradé son
intimité sur les plateaux de télévision, ni ouvert
son jardin fleuri aux paparazzi. En vain les éditeurs ont-ils tenté
de lui arracher des Mémoires. A l'époque du tout-à-l'ego,
elle oppose avec obstination la loi du silence, l'irrévocable devoir
de réserve. Elle se donne au cinéma avec d'autant plus de
ferveur qu'elle se refuse au commerce de l'indiscrétion.
Avec "A l'ombre de moi-même",
l'égérie de Jacques Demy, François Truffaut, André
Téchiné signe son premier livre. Elle y réunit les
carnets qu'elle a tenus pendant les tournages à l'étranger
de quelques films marquants : "The April Fools", de Stuart Rosenberg,
en 1968 ; "Tristana", de Luis Buñuel, en 1970 ; "Indochine",
de Régis Wargnier, en 1992 ; "Est-Ouest", du même
Wargnier, en 1999 ; et "Dancer in the Dark", de Lars von Trier,
en 2000. A l'exception du "Vent de la nuit", de Philippe Garrel,
c'est en effet lors de ses séjours aux Etats-Unis, en Espagne,
au Vietnam, en Bulgarie et en Suède que Catherine Deneuve a éprouvé
le besoin de consigner ses impressions d'actrice mais aussi ses émotions
de voyageuse.
Les amateurs d'aveux intimes et de
cancans de coulisses en seront pour leurs frais: c'est le regard aigu,
souvent critique, que porte la comédienne sur elle-même ;
c'est la manière très précise dont elle observe le
travail collectif d'un plateau ; et c'est la passion avec laquelle la
plus française des Françaises explore les pays nouveaux
où elle débarque qui font le prix de ce livre singulier,
où l'émotion est entre les lignes, dans les silences. "Vous
préparer au moindre, prévient Catherine Deneuve. Des petits
cahiers, journaux de tournage intimes, compagnons de mes doutes. Solitaires,
exaltés, découragés, critiques. Bruts. Quelques remords
mais pas de regrets". Explications.
Il y a quelques semaines, vous incarniez Marie Bonaparte
sur le petit écran. Vous passez directement du divan au journal
intime...
Ce n'est pas, à proprement parler, un journal intime. Ce sont plutôt
des cahiers de notes prises sur le vif pour fixer des instants de tournage
comme, dans un album, on légende des photos.
C'est votre premier livre. Pourquoi
avoir tant tardé ?
J'ai une trop haute idée de l'écriture et trop le souci
du respect de la vie privée pour publier n'importe quoi. J'ai déjà
abandonné quatre projets éditoriaux, sous différentes
formes : livres d'entretiens, biographie, Mémoires. Et puis un
jour, Jean-Marc Roberts, le directeur de Stock, m'a proposé de
mettre bout à bout les interviews que j'avais accordées
au fil des années. Or, en relisant l'ensemble, je ne m'y suis pas
reconnue. Ce n'était pas ma voix, ce n'était plus mes mots.
C'est alors que je me suis souvenue que j'avais rédigé autrefois
des carnets lors de plusieurs tournages. Ils étaient rangés
dans un tiroir de ma chambre, où ils gisaient depuis toujours,
presque à mon insu. Je les ai fait taper. A mon grand étonnement,
ils constituaient un livre.
Avez-vous tout gardé
?
A l'exception d'un carnet tenu pendant un Festival de Cannes, et dont
l'intérêt est moindre, j'ai tout conservé. Je n'ai
fait que nettoyer le manuscrit et enlever quelques répétitions.
Le premier de ces carnets date
de 1968, lorsque vous tournez "The April Fools", de Stuart Rosenberg,
aux Etats-Unis. On vous sent douloureuse et très solitaire. N'avez-vous
pas commencé à écrire pour exorciser votre mal de
vivre et le deuil de votre "sur adorée", Françoise
Dorléac (décédée le 26 juin 1967), dont vous
dites qu'elle vous "hante la nuit, toujours" ?
C'est une période où je suis en effet désemparée.
J'ai 25 ans. Je viens de perdre ma sur. Je suis célibataire.
J'ai un enfant très jeune. Je quitte la France sens dessus dessous
de Mai-68 pour tourner trois mois aux Etats-Unis. J'ai un mal fou à
me concentrer sur ce que je fais. Ce joli petit carnet japonais qui se
déplie comme un paravent, je l'ai rempli de manière thérapeutique.
Je ne faisais pas de dépression, mais j'étais à la
frontière de l'état dépressif. Il fallait que je
console ma solitude et que je déverse, le soir, sur le papier,
mon trop-plein d'émotions. D'autant que, dans la journée,
je ne vivais que d'apparences et de politesses forcées. Je devais,
comme on dit, tenir mon rang, celui de "la jolie actrice française"
pour laquelle étaient organisées d'incroyables réceptions.
Je pense que certains lecteurs vont avoir du mal à réaliser
que cette jeune femme si perturbée, à la fois ultrasophistiquée
et brisée de l'intérieur, trop exaltée et très
blessée, aussi intransigeante que silencieuse, c'était moi.
Dans ce même carnet, vous
écrivez : "Je vais avoir 25 ans, je ne me suis pas beaucoup
améliorée, je dois travailler moins, et vivre". Avez-vous
pu réaliser ce vu ou le cinéma a-t-il dévoré
votre existence ?
J'ai beaucoup travaillé, et ça se voit, mais j'ai beaucoup
vécu, et ça ne se voit pas. On me dit actuellement : "Vous
n'arrêtez pas !" Or il se trouve que je n'ai pas tourné
depuis un an, exactement depuis le film de Benoît Jacquot, "Princesse
Marie". La vérité est que je me suis toujours efforcée
de ne renoncer à rien, ni à ma vie, ni à mon travail,
ni à mes enfants, ni à mes amis, ni à mes voyages.
On mesure dans ces carnets combien,
professionnellement, vous êtes dure avec vous-même. Vous pointez
vos défauts : une certaine forme de paresse, la peur d'être
mécanique, l'intolérance et le souci de paraître.
C'est vrai que je me suis toujours regardée avec sévérité.
Je crois que je suis mon pire juge. Ce que j'appelle paresse, ce n'est
pas la fainéantise, c'est se contenter de remplir son contrat,
faire les choses bien, ne pas tenter d'aller au-delà de soi, ne
pas être davantage exigeante. Je ne pense pas, par ailleurs, que
je sois mécanique, mais je travaille à ne jamais le devenir.
Disons que c'est une recommandation que je ne cesse de me faire. Il faut
qu'on sente la chair derrière les mots et le tremblement dans la
voix.
Quelle est cette scène
avec André Téchiné, sur le tournage des "Voleurs",
dont vous glissez de manière allusive qu'elle vous a beaucoup "blessée"
?
Oh, c'est simple: il m'a reproché de ne pas savoir mon texte. Ce
qui était vrai. Ce n'était pas indifférence ou négligence
de ma part. C'est que je me méfie des rôles trop huilés
et du par-cur. Je crois qu'il faut laisser, même à
un scénario, une part de liberté. Et ce jour-là je
m'étais mise volontairement dans une situation de danger pour ne
pas risquer, on y revient, la réplique mécanique. J'ai sans
doute eu tort.
Sur le plateau d'"Est-ouest",
de Régis Wargnier, vous notez : "Je ne suis pas habituée
à ne pas être centrale". Et sur celui de "Dancer
in the dark" : "Lars von Trier m'a un peu oubliée, il
n'a pas de temps à me consacrer..." En revanche, pour "Indochine",
vous écrivez : "Assez naturellement, ce film m'appartient,
Régis me l'a offert". On a l'impression que vous souffrez
parfois de n'être pas au premier plan, au centre.
Ce n'est pas une question d'orgueil mal placé mais d'investissement
personnel. Quand je suis à la périphérie, c'est-à-dire
quand je tourne seulement quelques jours, j'ai un mal fou à entrer
dans le film. De la même façon, j'ai besoin de relations,
non pas exclusives, mais affectives avec le réalisateur. Si un
film, ça n'est que du boulot, franchement, ça ne m'intéresse
pas. Il faut que cela devienne un moment important de ma vie et que ça
me demande autre chose que du talent.
De "Tristana", en
1970, à "Indochine", en 1992, il y a plus de vingt ans
de silence. Pourquoi avoir cessé d'écrire pendant cette
longue période ?
Sans doute que j'en avais moins besoin. Ma fille est née. Et puis
j'ai moins tourné à l'étranger. Or c'est l'éloignement
physique et psychologique qui me pousse à remplir ces carnets.
Je suis loin des miens, j'écris pour combler le manque et l'absence.
Dans mes chambres d'hôtel j'apporte toujours des objets, des photos
de chez moi, j'ai besoin de reconstituer mon univers familier. De même
que j'aime rapporter des choses de l'étranger: de Sofia, une poubelle
émaillée d'un théâtre pour ma cuisine; de Godenberg,
en Suède, de la terre rouge pour peindre la maison de mes moutons
à la campagne...
Le carnet le plus épais
est celui d'"Indochine".
Et pour cause, c'est le tournage le plus long. Il y avait deux films :
celui qu'on réalisait et celui de l'aventure incroyable qu'on vivait.
Alors j'ai voulu tout prendre en notes par peur d'oublier. Car on oublie.
Je suis frappée de voir que ma mère, qui est très
âgée, me raconte aujourd'hui des choses qu'elle n'avait jamais
dites il y a quarante ans et qui lui reviennent soudainement. Je ne me
souvenais plus de "Tristana", il a fallu que je replonge dans
mon carnet de bord pour que tout revienne. Le meilleur et le pire.
Lorsque vous partez tourner
à l'étranger, vous ne manquez jamais une occasion de vous
échapper du plateau pour vous promener et visiter. Vous semblez
affamée de découvertes, de sensations neuves.
Oui, je suis toujours très excitée de partir, jamais inquiète.
Quand j'arrive dans un pays, je pose mes valises à l'hôtel
et je pars aussitôt me perdre dans la vieille ville, je m'installe
dans un café pour regarder les gens marcher, j'entre dans un musée,
ou je vais humer l'air de la campagne. Je suis très sensible à
la lumière. Je jouis, au sens propre, des paysages. En fait, je
suis une terrienne. J'aime jardiner. Je vis beaucoup de manière
olfactive, visuelle, sensuelle. A l'étranger, je regarde aussi
la télé locale, pour voir comment les gens vivent. Je crois
que si je n'avais pas été actrice, j'aurais été
reporter ou ethnologue.
En lisant votre livre, on regrette
évidemment que vous n'ayez pas pris de notes sur les tournages
de Jacques Demy, François Truffaut ou André Téchiné...
C'est que je n'en avais pas l'envie ni le temps. Il y a des films, comme
"Le dernier métro", de Truffaut, dont les tournages sont
tellement pleins, parfaits, idéals qu'ils prennent tout de vous,
qu'ils vous absorbent. Je n'avais rien à ajouter, je n'avais pas
de manque à pallier. J'étais portée. J'ai, pour ce
film en particulier, une immense mélancolie.
A l'opposé, il y a "Dancer
in the dark", de Lars von Trier, avec ses cent caméras, dont
le moins qu'on puisse dire est qu'il fut un tournage éprouvant...
Là, au contraire, ce n'est pas le rôle qui m'attirait, c'est
le cinéaste de "Breaking the waves" qui me passionnait.
J'avais envie d'écrire comme un journaliste fait du reportage,
de raconter l'incroyable scène musicale et chorégraphique
dans l'usine, les conflits entre Lars von Trier et Björk, la tension
du tournage, bref, tout ce qu'il y a derrière les caméras.
Maintenant que, après
bien des hésitations, vous tenez votre livre entre les mains, qu'éprouvez-vous
?
Je suis très perturbée. Ecrire, c'est facile. Publier, c'est
terrible. Un mot imprimé est comme gravé dans le marbre.
J'éprouve une sorte de panique. Si j'avais su que ces carnets pourraient
paraître un jour, je ne les aurais jamais rédigés.
Cela remue trop de choses anciennes pour que je sois paisible. Même
s'il n'y a rien d'impudique ni de secret dans ce livre, c'est la première
fois que je donne autant de moi, que je montre mes emballements, mes découragements,
mon sens de l'autocritique. Ou à quel point ma sur me manque.
Nous n'étions pas seulement jumelles dans "Les demoiselles
de Rochefort", nous étions complémentaires dans la
vie. Le temps ne m'a pas rendue moins fragile. J'ai peur qu'on ne s'engouffre
dans la petite brèche que je viens d'ouvrir. J'aime bien l'idée
qu'il est impossible d'avoir prise sur moi. C'est la raison pour laquelle
je ne serai pas là quand le livre paraîtra. Je tournerai
au Maroc avec André Téchiné. Cela m'évitera,
par exemple, d'avoir à refuser de passer chez Ardisson. L'autre
soir, recevant Annette Stroyberg, il a réduit Roger Vadim à
"son sexe" et à ses "gonzesses". C'est abject.
Le problème d'un livre, c'est qu'on ne sait jamais dans quelles
mains il risque de tomber.

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