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Il y d'un côté Deneuve,
inébranlable pilier du cinéma français. De l'autre,
Catherine, terrienne, directe, fumeuse de cigarettes " de fille "
extrafines. Dans "Après lui", de Gaël Morel, l'actrice
réconcilie ces deux facettes. Voici Deneuve dans le texte.
Une vague de Coca-Cola light s'abat
sur son pull vert anis. Catherine Deneuve jure que "c'est enquiquinant",
et puis, très vite, oublie. Elle aime la voix de Beth Gibbons,
aller en concert à La Cigale, danser sur les tournages dès
qu'elle est loin de Paris. De "Tristana" (Luis Buñuel,
70) à "8 femmes" (François Ozon, 02), du "Sauvage"
(Jean-Paul Rappeneau, 75) au "Temps qui changent" (André
Téchiné, 04), la comédienne a tracé une voie
unique dans le cinéma français sans jamais se perdre, se
commettre ou s'abaisser. Elle vient d'achever à Roubaix "Un
conte de Noël ", dernier long métrage drôle et
cruel d'Arnaud Desplechin. "Du matin au soir, seul le film compte
pour lui", dit-elle. Et l'on sent bien qu'elle s'en réjouit.
Elle défend aujourd'hui "Après lui", de Gaël
Morel (présenté à la Quinzaine des Réalisateurs).
Elle y est Camille, une femme qui perd son fils dans un accident de voiture
et rejette l'idée même de deuil. Rencontre avec un symbole
qu'on qualifierait volontiers de rock'n'roll.
Pourquoi avoir choisi de jouer
dans "Après lui" ?
Je trouvais le parti pris dérangeant et le sujet à la fois
grave et universel. Cette mère, au fond, fait ce qu'il ne faut
pas faire puisqu'elle refuse d'accomplir son deuil. Elle opère
un transfert sur l'ami de son fils. Cherche à transformer la mort
en vie. Décide qu'elle sera utile à ce garçon malgré
lui. La mise en scène de Gaël, que j'ai rencontré de
façon sporadique lorsqu'il travaillait avec André Téchiné,
me touche par son élégance et sa simplicité. Il privilégie
les plans-séquences. Se montre très attentif à la
durée de la scène. Bref, à l'image d'un Arnaud Desplechin
qui, lui, découpe au contraire beaucoup, Gaël ne tourne pas
de façon conventionnelle.
Comment avez-vous travaillé
pour devenir cette mère ?
Le travail dans le métier d'acteur, je ne sais pas ce que c'est.
Je préfère le terme anglais de "dedication" [se
dédier à] ou parler de concentration. J'ai du mal à
me concentrer longtemps. Je m'y plie par phrases courtes et intenses qui
me laissent très abattue. Il m'arrive donc de dormir d'un il,
comme un soldat, n'importe où sur les tournages. Même dans
un costume d'époque, une perruque sur la tête
Cela
dit, je redoutais l'investissement affectif nécessaire au film
de Gaël. J'ai d'ailleurs tergiversé avant de l'accepter. Bien
que le tournage se soir révélé très joyeux,
incarner ce personage pendant deux mois, chaque jour, me paraissait trop
lourd.
Dans "Après lui",
la femme que vous interprétez brûle l'arbre responsable de
la mort de son fils. Comprenez-vous ce geste ?
Je ne le comprends que trop bien. [Un silence]. Oui, je comprends qu'on
puisse vouloir détruire l'objet du mal, l'objet fatal, puisqu'il
est impossible de se réconcilier avec lui ou de l'apprivoiser.
Dans une première version du scénario, mon personnage débarquait
avec une tronçonneuse. Certains jugeaient cela dérisoire.
Moi pas. Je prends souvent la même petite route à l'ouest
de Paris. Et tous les ans, à la même place, j'y vois un bouquet
de fleurs sur une glissière. Il faudrait oublier le lieu du destin.
Mais comment faire ? Alors, on le marque.
Votre sur, Françoise
Dorléac, a elle aussi trouvé la mort sur une route
C'est l'une des raisons qui m'ont fait beaucoup hésiter à
me lancer dans l'aventure d' "Après lui". Je n'aime pas
que le personnel ou l'intime viennent se mêler à la fiction.
Je redoute par-dessus tout l'indécence de la chose. Mais soit on
craint la douleur que va susciter le tournage, soit on espère évacuer
de mauvaises idées et se libérer de mauvais souvenirs. J'ai
pris ma décision en espérant qu'il s'agissait de la bonne.
Votre filmographie compte 100
longs métrages, vous aimez les nuits blanches, vous parlez très
vite. On vous sent, depuis toujours, consciente de la brièveté
de l'existence.
Plutôt que les nuits blanches, j'apprécie le silence de la
nuit. Mais pour le reste, vous avez raison, j'ai malheureusement eu la
confirmation très tôt de la brièveté de la
vie. Comme beaucoup d'enfants, j'ai vécu des choses difficiles.
Je me souviens de la mort d'amis de mes parents. Je me souviens de celle
de Louis Jouvet. Françoise répétait une pièce
avec lui quand il est tombé sur la scène de l'Athénée.
Comme sa compagne était l'une des meilleures amies de maman et
la marraine d'une de mes surs, nous nous sommes tous rendus à
son enterrement. J'étais très jeune. J'intériorisais.
Vous avez longtemps été
la proie des clichés - bourgeoise, glacée, etc. Quand avez-vous
perçu que le regard braqué sur vous changeait ?
Avec mes films d'André Téchiné et "Le dernier
métro" (François Truffaut, 80). Les personnages y étaient
moins sophistiqués peut-être, moins beaux extérieurement.
Ils trimbalaient quelque chose de plus vulnérable. De plus évident.
Quels sont ceux qui vous ont
construite ?
Ils forment une chaîne invisible don't il m'est impossible d'enlever
les maillons. Ils sont par ailleurs absolument indissociables des cinéastes
avec lesquels j'ai travaillé. J'ai sans doute tourné des
longs métrages "inutiles" puisqu'ils n'ont pas laissé
de traces, mais la relation avec le metteur en scène a pu s'y avérer
forte. Comme le disait François Truffaut : "Mieux vaut un
grand ou un petit film malade qu'un truc inintéressant". Une
filmographie, c'est une boule. Elle ne roule pas toujours. Elle ne grossit
pas toujours. Mais tout y est complètement lié.
Conservez-vous le souvenir d'un
tournage parfait ?
Qu'est-ce que la perfection après coup ? Peut-être "Le
dernier métro" car nous avions tous conscience de travailler
sur un scénario formidable. Oui, nous possédions cette confiance-là.
Et puis "Les parapluies de Cherbourg" (Jacques Demy, 64). "Les
parapluies
" furent pour moi une sorte de révélation,
de rideau déchiré. Jusque-là, le cinéma ne
m'emballait pas tant que ça. Avec "Les parapluies", je
me suis sentie regardée.
Seriez-vous d'accord pour reconnaître
que vos personnages ont tous pour point commun la transgression ?
Vous m'auriez posé la question il y a vingt ans, je vous aurais
répondu : peut-être. Aujourd'hui, je me rends compte que
ce sont en effet toutes des femmes qui n'acceptent pas forcément
de se plier aux règles de la société. Ca, ça
me ressemble assez. Quelquefois, j'ai envie de dire : "Mais cessez
donc d'interroger les acteurs. Regardez ce qu'ils font et surtout ce qu'ils
n'ont pas fait. Décryptez leur "cartographie". Observez
ce vers quoi ils se sont portés". Moi, j'ai toujours été
guidée par la curiosité, l'emballement, l'intuition des
êtres. Oui, j'ai toujours privilégié, même si
je ne le savais pas forcément de manère aussi nette à
mes débuts, les cinéastes et les sujets aux rôles.
Je choisis des projets, des histoires. Je ne cherche pas les héroïnes.
Parlons de vos refus alors.
Pourquoi avoir laissé passer "Belle toujours", de Manoel
De Oliveira ?
Je trouvais plus intéressant de prendre Bulle Ogier. Elle n'avait
pas joué "Belle de jour" (Buñuel, 67) et pouvait
donc se permettre de répondre aux questions de Piccoli. Avec moi,
tout serait devenu plus bavard, plus explicatif. Démystifier ?
Franchement, je n'étais pas pour.
Vous semblez toujours vous être
tenue à l'écart des scènes de nu et de sexe ?
La nudité n'a rien d'érotique à l'écran. Les
acteurs ne sont plus des acteurs. Ils redeviennent des êtres normaux.
Je ne vois plus leur fragilité quand il n'y a pas de costume, même
un tout petit
comme un maillot de bain. La nudité chasse l'idée
de jeu. Là encore, elle démystifie. Les films les plus érotiques,
à l'exception de "Head-on", de Fatih Akin, où
les scènes de sexe me paraissent très réussies, sont
ceux qui gardent tout. Comme "La marquise d'O" (Eric Rohmer)
ou "La fièvre dans le sang" (Elia Kazan). Alors, c'est
vrai, j'ai été très peu nue dans les longs métrages
que j'ai tournés, à l'exception du "Sauvage" (Jean-Paul
Rappeneau), de "La sirène du Mississipi" (François
Truffaut, 69), de "Belle de jour" et de "Pola X" (Leos
Caroux,99), car la nudité reste, pour moi, quelque chose de très
privé. Même les séquences de baisers peuvent me gêner.
Pas par pudibonderie, évidemment, mais parce que je les trouve
mal filmées, moches et sonores. Seul Hitchcock échappe à
la règle. Les baisers chez Hitchcock procurent une réelle
émotion. Ils sont vraiment magnifiques, non ?
Pourquoi partir au Liban tourner
des courts dans un Beyrouth dévasté ?
Je n'y vais pas par compassion mais parce que garder une trace de l'histoire
passe aujourd'hui par des documents filmés. Cette guerre me touche.
Ce pays pris en tenaille, qui retombe à peine après s'être
relevé, aussi. Et puis, nous, les acteurs, avons très peu
de chance de faire des choses qui ne soient pas dévoyées.
Vous avez déclaré
avoir accepté la vice-présidence du jury du festival de
Cannes aux côtés de Clint Eastwood parce que vous saviez
qu'ils préparait "Sur la route de Madison". C'est curieux
de l'avouer
Pourquoi ? Et puis, je l'ai dit longtemps après. Ce n'est d'ailleurs
pas un souvenir très agréable. Clint Eastwood était
trop entouré. Il y avait une pression folle et pas assez d'échanges
ni de discussions.
Quelles jeunes actrices vous
semblent vraiment de leur époque ?
Cécile De France et Audrey Tautou. Elles allient la sagesse à
l'énergie. L'énergie me semble parfois manquer dans le cinéma
français, au contraire des films américains. Nous sommes
définitivement plus latins.
Comment réagissez-vous
lorqu'on parle de vous comme de "la grande dame" du cinéma
français ?
Comme l'explique mon agent : "Il faut accepter
les hommages avant qu'il ne soit trop tard", même s'ils ont
un côté arrêt sur images. Quant au caractère
institutionnel du mot "dame", il me donne envie de balancer
des coups de pied. [Elle éclate de rire]. Je vous rassure, je n'aime
pas non plus le terme de "grande". Moi, je me vois comme une
actrice qui travaille. Mais, surtout, je vis. [Ironique]. Quand Gaël
Morel me filme dans un concert de Tatiana's ou en train de pousser un
scooter, ça n'a rien d'extravagant, vous savez. Alors, disons plutôt
"petite dame du cinéma français". Vraiment, "petite
dame du cinéma français" m'irait assez.

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Par : Sophie Grassin
Photos : Kate Barry
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Film associé
: Après
lui










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