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Catherine Deneuve est Marie Bonaparte.
Une actrice qui refuse d'être statufiée par le succès
; une princesse frigide libérée par la psychanalyse
La rencontre ne pouvait faire que des étincelles.
Parler avec Catherine Deneuve est
décidément une expérience épatante. Un peu
étourdissante - ce débit de mitrailleuse qui la caractérise,
sans doute. Aujourd'hui, elle est là pour expliquer Marie Bonaparte,
arrière-petite-nièce de l'Empereur, héroïne
de "Princesse Marie", un téléfilm au long cours
réalisé par Benoît Jacquot pour Arte. Dans le rôle-titre,
la grande Catherine, impériale, donc, vacharde, drôle, cassante,
douloureuse, casse-cou, indépendante. Libre. Après une première
expérience télévisuelle à l'automne pas forcément
inoubliable, avec "Les liaisons dangereuses", de Josée
Dayan, Catherine Deneuve repart sur de nouvelles bases avec un rôle
qui lui va comme un gant : derrière cette princesse Marie qui s'émancipe,
une princesse Catherine s'affirme aussi en femme totale.
Vous êtes à l'origine
de ce pro|et ?
Oui. J'avais dit, il y a longtemps, que si un jour je faisais de la télé
ce serait pour m'impliquer dans un projet qui soit impossible à
réaliser au cinéma. Louis Gardel, le scénariste de
"Princesse Marie", s'en est souvenu au moment où il a
été question de Marie Bonaparte. La psychanalyse, c'est
un sujet qui peut rebuter a priori au cinéma, parce qu'il implique,
justement, une certaine durée. De mon côté, je connaissais
le personnage de Marie Bonaparte à travers une biographie que j'avais
lue. Quand Gardel a soulevé l'idée, j'ai très vite
proposé Benoît Jacquot pour la réalisation. On a travaillé
sur plusieurs versions, dont certaines très longues. Louis Gardel
a été admirable : il a retravaillé inlassablement
le scénario pour aboutir à quelque chose de plus centré
sur la psychanalyse.
Qu'est-ce qui vous plaisait
chez Marie Bonaparte ?
Le mélange des genres. Vous savez, on dit toujours que les actrices
ont une double vie ; il y avait de ça chez Marie Bonaparte. Voilà
une femme du monde qui a une vie sociale, publique, et qui en même
temps essaie d'avoir une vie personnelle et familiale. Ce qui n'est pas
facile, compte tenu de son enfance cauchemardesque et de son mariage désastreux
avec un homosexuel. C'est pour cette raison qu'elle se lance ensuite dans
une recherche sur elle-même, qui passe par des choses douloureuses
à comprendre et à accepter. Trois vies quasi simultanées...
Et puis j'aimais bien son caractère entier, brutal parfois, très
direct.
Elle a d'ailleurs une liberté
de parole qui la met en porte-à-faux avec une époque où
il n'est pas de mise qu'une femme parle aussi crûment
Moi, je crois qu'il y a toujours eu des femmes intelligentes. Leur problème,
c'est de se donner les moyens de pouvoir l'exprimer. Pour Marie Bonaparte,
c'est la rencontre avec Freud qui va être décisive. Sinon
elle aurait continué à chercher, à se mutiler, dans
une quête du plaisir, une recherche qu'on peut comprendre, certes,
mais qui à l'époque n'était pas évidente,
et pas forcément acceptable. Parler de sexualité, ça
ne se faisait pas. En fait, c'est une héroïne féministe.
C'est assez amusant de la voir
aller à la rencontre de Freud pour résoudre un problème
de frigidité, alors qu'un documentaire récemment diffusé
sur Arte expliquait que Freud définissait l'orgasme clitoridien
comme infantile...
Ah bon, il a dit ça ? Infantile ? Et pourquoi pas après
tout ? Vous avez vu l'émission sur le clitoris ? J'ai demandé
la cassette. Oui, c'est vrai, remarquez, pour beaucoup de femmes, la jouissance
clitoridienne est une jouissance qui enlève de l'importance aux
hommes. C'est le grand dilemme. Cela dit, quand on lit Freud aujourd'hui,
on est non seulement frappé par la grande pertinence de ses analyses,
mais on se demande aussi comment les gens faisaient avant. Ils souffraient
en silence, sans doute...
Cette princesse Marie n'est
pas très éloignée finalement de la marquise de Merteuil
que vous Incarniez dans "Les liaisons dangereuses" ?
Ce sont des femmes décidées, qui ne se laissent pas faire
par les conventions de leur époque, qui veulent sortir du rôle
traditionnellement réservé aux femmes. Des femmes viriles.
Ce n'est pas tellement vous
?
Si. Moi, je me vois plutôt comme une femme virile. Quand Depardieu
a dit que j'étais la femme qu'il aurait aimé être,
je pense que ça tenait beaucoup à ça : pas parce
que je suis féminine, mais justement parce que j'ai ce côté
viril dans mes relations avec les hommes. Et ce que j'aime chez Gérard
Depardieu, c'est sa féminité.
Quels sont pour vous les metteurs
en scène qui ont tiré parti de votre côté "viril"
?
Ça n'a jamais vraiment été formulé dans ces
termes, mais je pense que quand Truffaut me confie le personnage du "Dernier
métro" en insistant sur le fait que c'est une femme de responsabilité,
c'est une manière détournée de faire allusion à
ce genre de comportement. Je n'étais pas une femme douce au sens
traditionnel du terme. Avec André Téchiné je joue
aussi des femmes qui veulent s'émanciper. Il me pousse dans mes
derniers retranchements, et tant mieux, parce que je ne suis pas sure
que j'y serais allée de moi-même. Mais poussée par
lui, ça me va très bien.
Et ça vous amuse ?
Ce n'est pas tellement que ça m'amuse, c'est surtout l'impression
que je ne peux pas faire autrement. Et une fois que j'ai franchi ce pas,
c'est irréversible, il y a des choses qui ne seront plus possibles,
que je ne pourrai plus accepter.
Cette dimension féministe
de Marie Bonaparte vous intéressait ?
Oui, parce que c'était du féminisme dans sa forme la plus
large, celle qui traite les femmes comme des hommes, pas comme des sous-êtres.
On se souvient d'ailleurs que
dans les années 1970 vous aviez signé le manifeste des 343
salopes qui déclaraient dans Le Nouvel Obs avoir avorté.
Déjà, on découvrait une autre Deneuve...
C'est curieux : il y a des gens qui s'en souviennent et d'autres qui ont
continué quand même à me traiter comme une femme bourgeoise.
Quand je me suis rendu compte de l'ampleur que ça prenait, de la
médiatisation, ça m'a fait un choc. Et puis je me suis dit
pourquoi pas, il faut accepter de le dire. Aujourd'hui, je ne regrette
pas. Cela dit, je n'ai jamais été une féministe guerrière,
mais je suis souvent du côté des femmes. Pour certaines choses,
je pense qu'il faut se bouger. La peine de mort, par exemple : nous avions
manifesté avec Yves Montand en Argentine. Et aussi pour les droits
des journalistes emprisonnés à Cuba, où lors de mon
passage j'avais lu un texte appelant à leur libération.
J'étais engagée pour une cause à laquelle je croyais.
Plus récemment, il y a trois ans, j'ai fait des commentaires pour
des films d'Amnesty International contre la peine de mort, et je suis
allée manifester devant l'ambassade des Etats-Unis. Mais il n'y
a rien à faire, il y a des moments où on n'est pas en phase
avec l'image que les gens ont de vous. Et je n'avais pas forcément
envie de souligner ce qu'il y avait en moi de décalé par
rapport à cette icône de bourgeoise, d'insister par exemple
sur le fait que j'ai eu des enfants hors mariage, que je ne me suis jamais
mariée.
Vos choix de films, votre façon
de parler aux médias donnent le sentiment que vous êtes dans
le même processus d'ouverture que ces personnages...
Peut-être qu'avec le temps et l'expérience j'arrive à
dire les choses plus ouvertement et plus directement. C'est libérateur.
Aujourd'hui, je m'exprime davantage sur mon travail ; avant je faisais,
mais je ne parlais pas. Et on ne m'en parlait pas non plus. On m'interrogeait
sur la beauté, la froideur, la blondeur, le côté Belle
de jour, beaucoup. Je pense aussi que si les choses ont évolué
c'est aussi que les journalistes me parlent différemment : avec
l'âge, malheureusement... Je ne pense pas qu'on parle aujourd'hui
à une actrice de 25 ans comme on me parle. Moi, j'aime être
surprise.
Votre statut de grande actrice
du cinéma français ne doit pas faciliter les choses ?
Ça, je m'en défends pieds et poings et bec, je trouve ça
très dangereux. Le problème des acteurs très connus,
c'est qu'ils sont pris en considération avant même d'avoir
levé le petit doigt, comme s'ils n'avaient plus de preuves à
donner, plus à se remettre en question. C'est un danger qui nous
menace tous dans n'importe quel domaine, à partir du moment où
on est arrivé à un certain niveau. Je me méfie beaucoup
de la sécurité, pour moi c'est comme une mort lente. Je
ne suis pas forcément à la recherche de projets difficiles,
mais j'ai tourné tellement de beaux films que je ne voudrais pas
enchaîner des tournages juste pour tourner. Il me faut une excitation,
une envie. Je me méfie des hommages, des reconnaissances officielles.
Ça se voit, d'ailleurs...
C'est ma nature, un instinct de protection vitale. Quand les gens se mettent
à m'appeler "Madame", j'aime pas trop. Le problème,
c'est qu'avec l'âge les gens vous regardent différemment.
Il y a des automatismes que je me refuse. Je ne veux pas être un
pilier du cinéma français.

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