|
Catherine Deneuve, entretien fleuve
avec une grande âme du cinéma |
|
François Truffaut écrivait
d'elle qu'elle n'est pas une fleur mais un vase. François Ozon
en fait désormais sa "Potiche". De ses souvenirs, ses
réflexions sur le cinéma et le monde d'aujourd'hui, Catherine
Deneuve nous offre un bouquet.
Ce serait vain de présenter Catherine Deneuve. Dans un petit livre
qui vient de sortir, Arnaud Desplechin dit d'elle qu'elle est "irrécupérable",
rock par nature, le Bob Dylan français. La déclaration d'admiration
est lyrique, elle n'en est pas moins lucide. Il n'y a pas de parcours
plus audacieux dans le cinéma que le sien, plus mobile, toujours
au plus juste des films de son temps. On pourrait énumérer
ses rôles inoubliables, ses rencontres mythiques, mais on lui laissera
plutôt la parole. Catherine Deneuve est imprésentable.
Aviez-vous vu la pièce dont est adapté
le film de François Ozon, "Potiche" ?
Non. Je ne vais pas trop voir de théâtre de boulevard. Mais
celle-là, j'aurais pu la voir car je connaissais un peu Jacqueline
Maillan. C'est une actrice que j'aimais beaucoup.
Comment avez-vous réagi à cette proposition ?
L'idée m'a tout de suite beaucoup plu. Ça faisait un moment
que François me parlait de son envie de retravailler avec moi après
"Huit femmes".
Vous aviez également envie de retravailler
avec lui ?
Oui, pourtant le tournage n'a pas été facile. Nous étions
huit actrices et François s'adressait à nous comme un commandant
en chef. Je n'étais pas vraiment habituée à ça.
Mais j'ai beaucoup aimé le film. Je crois que François avait
envie d'adapter cette pièce depuis longtemps. Il s'est décidé
au moment de la présidentielle de 2007. Le débat entre Ségolène
Royal et Nicolas Sarkozy lui était apparu non pas seulement comme
un duel entre deux candidats, ou entre deux partis politiques, mais aussi
entre une certaine idée de l'homme et une certaine idée
de la femme. Je pense en effet que Ségolène Royal a dû
se battre autant avec la gauche qu'avec la droite pour s'imposer.
Votre look en tailleur blanc à la fin du film, lorsque votre personnage
entre en politique, est très Ségolène Royal...
Si nous l'avons souvent évoquée lors de la préparation
du film, durant le tournage, on a plutôt essayé de s'en dégager.
C'est vrai que François a choisi de faire dire à Fabrice
Luchini le "casse-toi pauv' con" de Nicolas Sarkozy. Cette phrase
lui est désormais associée pour toujours. C'est un peu fou,
pour moi. Qu'il puisse dire publiquement une phrase comme ça est
évidemment très significatif de ce qu'est Nicolas Sarkozy.Et
en même temps, l'importance que l'on accorde à ce type de
phrases, la façon dont elles inondent l'espace médiatique
me paraissent disproportionnées. Surtout dans les nouveaux médias
d'ailleurs, internet...
Vous pensez qu'internet tire les médias vers le bas ?
Non, bien sûr. Quand Julian Assange de WikiLeaks rend public des
documents confidentiels sur la guerre en Afghanistan par exemple, on voit
bien que l'absence de contrôle de l'information sur internet permet
un vrai contre-pouvoir, participe des libertés publiques. Mais
souvent cette absence de contrôle permet que tout et n'importe quoi
circule sans avoir été vérifié et parfois,
oui, ça m'irrite vraiment.
A ce propos, la presse a beaucoup repris
une phrase que vous avez prononcée lors de la conférence
de presse de "Potiche" à Venise, où vous stigmatisiez
Carla Bruni...
J'ai fait un rectificatif à l'AFP pour nier ce qui avait été
rapporté dans la presse italienne. On m'avait posé une question
sur la lapidation d'une femme en Iran et l'intervention de Carla Bruni
à ce propos. J'ai interrogé l'ambiguité d'une telle
prise de parole, le fait qu'elle la signe de son double nom d'épouse
de chef d'Etat plutôt que de son nom d'artiste. Mais je n'ai jamais
fait allusion, comme on a voulu me le faire dire, à sa vie privée,
que je ne me permettrais jamais de juger.
Vous vous souvenez du moment où vous
avez pris conscience qu'il y avait une inégalité entre les
hommes et les femmes dans la société, notamment française
?
J'en ai pris conscience bien après être entrée dans
le monde du travail. Personnellement, je n'ai pas vraiment été
concernée par cette inégalité. Le métier d'acteur
est un peu à part, j'ai acquis assez vite une reconnaissance qui
m'a protégée de ces inégalités. En plus, dans
ma famille, mes deux parents travaillaient. Ma mère a fini par
s'arrêter car elle avait quand même quatre enfants, mais elle
a travaillé assez longtemps.
Vous avez croisé ensuite des figures
du féminisme en France comme Antoinette Fouque ou Agnès
Varda.
Oui, mais je n'ai jamais été engagée dans la lutte
féministe. J'ai soutenu ponctuellement certaines actions.
Comme la pétition de 1971 dans Le
Nouvel Observateur que vous avez signée parmi 343 femmes affirmant
avoir avorté, quatre ans avant que cela ne devienne légal
?
L'illégalité de l'avortement me semblait une telle monstruosité...
J'avais connu cette situation, j'en avais souffert. Même quand comme
moi on évoluait dans un milieu plus ouvert que les autres, c'était
quelque chose de clandestin, d'assez dur à vivre. J'étais
très sensible au fait qu'on puisse sanctionner quelqu'un pour avoir
pris cette décision, qui me semblait de toute évidence un
droit.Par ailleurs, c'est vrai que je suis proche d'Antoinette Fouque
mais plutôt à travers des lectures qu'on fait ensemble de
textes écrits par des femmes, Duras par exemple, effectuées
pour les éditions Des femmes. Agnès Varda, c'est pareil.
Si on se voit, c'est plutôt pour parler de cinéma. J'aime
énormément ses films, surtout ses documentaires. J'ai beaucoup
aimé "Les Plages d'Agnès" et encore plus "Les
Glaneurs et la Glaneuse" qui m'a absolument bouleversée. C'est
un film que l'on devrait montrer partout, qui dit de façon très
simple, très directe, pas du tout didactique, des choses très
fortes sur le monde dans lequel on vit.
Agnès Varda était la seule
cinéaste femme au moment où vous avez débuté.
A l'époque, un réalisateur était forcément
un homme. Plus tard, j'ai beaucoup tourné avec des femmes. Mais
j'avoue que je ne me disais pas à l'époque "tiens,
ce n'est pas normal qu'il n'y ait pas plus de femmes qui fassent des films".
Je n'y avais pas vraiment songé avant que ça ne devienne
possible. Aujourd'hui, quand je regarde qui arrive facilement à
réaliser des films en France, je me dis d'autres choses... Comme
par exemple qu'il y a vraiment trop d'acteurs qui font des films...
Ah oui ? Vous pensez que trop d'acteurs réalisent des films ?
Vraiment oui ! C'est trop facile pour un acteur de réaliser un
film. Il est connu alors on lui apporte le financement sur un plateau.
Ça donne souvent des films bien faits, parce que produits confortablement,
mais sans grand intérêt. Le cinéma, pour moi, n'a
jamais consisté à simplement raconter une histoire en la
filmant correctement. Il faut un peu plus que ça quand même...
On vous a souvent proposé de réaliser
?
Oui, régulièrement. Je sais bien que techniquement je pourrais
le faire, mais je n'en ai pas assez envie. Je ne pourrais pas m'investir
aussi longtemps sur un seul projet, je ne fonctionne pas comme ça.
En découvrant les films réalisés par des comédiens
que je connais, j'ai eu quelques charmantes surprises mais le plus souvent
j'ai vu des films trop faciles à faire et pas très intéressants
à voir. Je trouve de toute façon qu'on tourne trop de films
en France. Quand on reçoit le coffret de tous les films en lice
pour les César, on est souvent abasourdi et un peu abattu devant
tous ces titres qui ne vous disent rien. On ne sait plus ce que c'est,
on n'a pas envie de les voir... Le paradoxe bien sûr, c'est que
d'autres films qu'on aurait vraiment envie de voir n'arrivent pas à
se monter.
Quand vous tournez un film un peu expérimental
comme "Je veux voir" de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas,
personne n'essaie de vous en dissuader, vos agents par exemple...
D'abord, je discute très librement avec mes agents. Et franchement,
personne n'aurait pu me détourner de ce projet-là. Je ne
connaissais pas le Liban mais il y avait une forte implication biographique
parce que ma soeur Françoise (Dorléac - ndlr) adorait ce
pays. Participer à ce témoignage était vraiment important
pour moi. J'y suis retournée deux ans plus tard et des parties
entièrement dévastées avaient été reconstruites,
il n'y avait plus de traces des bombardements. La ville s'est même
agrandie sur la mer ! Les Libanais ont un sens terrible de la fatalité
et en même temps ils sont portés par une force de vie incroyable.
Sur ce projet tellement atypique, j'ai travaillé bénévolement
parce que je voulais que le film existe et que ma participation a pu y
aider.
Dans "L'homme qui voulait vivre sa
vie" d'Eric Lartigau qui sort cette semaine, vous n'apparaissez quasiment
que le temps d'une scène où vous annoncez que vous allez
mourir. Je me suis demandé si c'était pour dire ça
que aviez accepté cette participation au film.
C'est très dur en tout cas (long silence). C'est très dur
à dire "Je vais mourir, Paul"... Dur à dire d'une
façon qui ne soit pas trop solennelle, trop chargée... Je
me suis vraiment beaucoup interrogée sur la façon de le
faire. Je ne l'ai jamais répété à voix haute
avant la prise, je n'aime pas avoir la musique des phrases en tête
avant de les jouer.
Vous répétez mentalement ?
Plutôt à mi-voix. A voix haute, ça me gênerait.
Dire des phrases comme ça, sans partenaire...
Dans "Potiche", vous faites la vaisselle en chantant une chanson
de Michèle Torr. Vous aimez la variété française
?
Oui, j'adore chanter dans la vie. On chantait beaucoup chez moi quand
j'étais enfant. Je chante tout le temps, chez moi, en voiture...
Récemment, un chauffeur de taxi m'a dit à la fin de la course
: "Je ne devrais pas vous faire payer... Vous avez chanté
durant tout le voyage, c'était agréable..." Il a ajouté
cette drôle de phrase : "Vous savez, aujourd'hui, il n'y a
plus que les maçons qui chantent !"
Vous chantez quoi ?
Enfant, j'étais fan de Gilbert Bécaud. Je connaissais ses
chansons par coeur. Un peu plus tard, j'ai écouté Piaf,
Aznavour, Brel et Léo Ferré puis Julien Clerc... Maintenant
Benjamin Biolay... J'ai toujours écouté de la chanson française.
Seulement ?
Non. C'est gênant de vous le dire à vous, mais je lis avec
beaucoup d'attention Les Inrocks et ensuite je vais sur iTunes découvrir
les choses dont vous parlez (elle rit). J'ai écouté le nouveau
Arcade Fire, qui est très bien. J'adore Janelle Monáe. C'est
une fille incroyable, la chorégraphie et le clip sont géniaux...
J'ai acheté l'album de Plan B. Je suis beaucoup les nouveautés
mais je réécoute souvent les Neville Brothers que j'adore,
Nina Simone... J'écoute beaucoup de musique.
Quand vous tournez avec Gérard Depardieu
pour la septième fois, avez-vous le sentiment que François
Ozon vous utilise comme une citation ?
Longtemps, mon souci était de faire oublier le plus vite possible
la vedette que j'étais pour faire exister le personnage. Aujourd'hui,
je sais que les cinéastes se servent plutôt de ce que je
véhicule comme mémoire de cinéma. François
s'est évidemment servi du couple que Gérard et moi avons
formé au cinéma. Mais si François y pense, moi sur
le tournage je peux l'oublier. Gérard, je ne le vois pas souvent
dans la vie mais c'est très agréable de le retrouver. Il
est tellement généreux, direct. Mais le sentiment d'être
une citation de cinéma est un peu inévitable quand un jeune
cinéaste me filme. C'est aussi mon passé de cinéma
qu'il filme. Son passé à lui aussi d'ailleurs. Ses souvenirs
qu'il filme à travers moi. J'essaie de ne pas trop y penser, de
gagner du temps au contraire en mettant les cinéastes très
vite à l'aise pour qu'ils puissent me diriger.
André Téchiné
n'a pas ce rapport-là avec vous.
Non, pas du tout. André me voit comme une personne avant de me
voir comme une actrice ou comme une image de cinéma. Parce qu'il
y a un fil tendu entre nous depuis près de trente ans, qu'on se
retrouve souvent.
Dans quelques jours vous tournez "Les Bien-Aimés",
un film musical de Christophe Honoré. Vous avez pensé à
Demy en acceptant ce projet ?
J'y pensais déjà en voyant "Les Chansons d'amour",
que j'aime énormément. Christophe Honoré est vraiment
un cinéaste d'acteurs. Evidemment, il a envie de raconter des histoires
mais pour lui ça passe par certains corps, certaines personnes
avec qui il a envie de partager quelque chose. Avec d'autres cinéastes,
c'est le contraire. L'acteur doit s'ajuster à la vision du cinéaste.
Vous pensez à qui ?
A Alain Corneau par exemple. Dans "Le Choix des armes", il nous
demandait vraiment d'être au service de son histoire, de ses personnages.
Dans un autre genre, Manoel de Oliveira a aussi un univers en tête
et on doit y trouver sa place. Je me souviens qu'à l'époque
du "Couvent", il avait renoncé à bouger la caméra.
Il ne faisait plus aucun travelling, ne tournait plus qu'en plans fixes.
C'était aux acteurs de se déplacer vers la caméra
pour passer d'un plan d'ensemble à un gros plan. Ça me paraissait
terriblement artificiel. Mais je m'y suis pliée. Il est très
autoritaire, Oliveira, mais j'ai fini par aimer entrer dans sa méthode,
son univers...
L'autorité, ça vous agresse ?
Ça dépend. C'est rassurant aussi. J'aime les gens dont on
sent la force. Le problème de l'autoritarisme, c'est que c'est
souvent l'arme de ceux qui ne pourraient pas obtenir ce qu'ils veulent
autrement qu'en élevant la voix, en s'énervant, en utilisant
leur position...
Vous-même, vous utilisez votre autorité
sur les tournages ?
Ça a dû m'arriver, oui. Parfois quand j'avais l'impression
qu'on s'embarquait dans une direction un peu trop vague, qu'on était
en train de se planter... Mais il faut avoir de l'expérience pour
se risquer à provoquer des situations de crise, je n'ai pas toujours
été comme ça. Si j'ai pu le faire, c'est en pensant
au résultat final, pas du tout par goût de l'exercice du
pouvoir ou des situations de force. Sinon, je suis une actrice, j'aime
être dirigée. La fermeté ne me dérange pas.
Inversement, le désarroi non plus. J'aime bien aussi certains cinéastes
qui savent qu'il faut refaire une scène mais ne savent pas tout
de suite comment, qui tentent, tâtonnent. Ça ne m'angoisse
pas du tout : un plateau de tournage est quand même le meilleur
endroit pour chercher.
Etes-vous allée voir l'exposition Brune
/ Blonde à la Cinémathèque française ?
A cause de la sortie de "Potiche", je n'ai pas encore trouvé
le temps. Comme pour l'exposition Larry Clark. Ce sont les deux événements
que j'ai le plus envie de voir à Paris en ce moment.
Est-ce que la blondeur constitue plus une actrice
que le fait d'être brune ?
Non, je ne crois pas. Etre une actrice brune induit aussi quelque chose.
Ava Gardner, je pense à elle comme à une brune. Ça
la constitue. Pour les blondes, ce qui est complexe, c'est que la plupart
des actrices blondes ne sont pas des femmes blondes au départ.
C'est une identité qu'elles ont choisie. La blondeur est souvent
quelque chose de construit. Marilyn n'était pas blonde, Jean Harlow
si, mais à l'écran elle est devenue platine. Et je crois
qu'elle a vécu un enfer parce que les produits à l'époque
étaient très agressifs, on la décolorait deux fois
par semaine, ça lui donnait des migraines épouvantables...
On m'a beaucoup dit que mes cheveux avaient compté dans mon travail.
Je sais même que parfois c'était trop. Téchiné,
par exemple, a souvent essayé de dissimuler mes cheveux, de les
attacher, de les foncer. François Truffaut aussi a voulu dégager
mon visage de mes cheveux. Je pense que leur référence commune
était Bergman, qui est sûrement le cinéaste qui a
le plus dépouillé le visage des actrices de cette espèce
de trompe-l'oeil, de masque qu'est la chevelure.
Même s'il est moins mythique que "Belle
de jour" ou "Les Parapluies de Cherbourg", pour moi, "La
Chamade" d'Alain Cavalier vous a donné un de vos plus beaux
rôles.
Ah, c'est un film que j'aime énormément... Au départ,
c'était un roman de Françoise Sagan. Le scénario,
à la lecture, était déjà très bien.
Le film perce vraiment l'apparente frivolité propre à l'univers
de Sagan, c'est un film très cruel. Il n'a pas été
facile à faire car le tournage a eu lieu en mai 1968. C'était
la grève générale, le tournage a été
interrompu.
Il n'y avait plus d'essence, je me déplaçais à Paris
avec un vélo que m'avait prêté ma mère... J'étais
vraiment jeune à l'époque et en même temps j'étais
très adulte, je travaillais depuis longtemps, j'avais un enfant.
Je n'ai pas du tout vécu Mai 68 en direct comme quelque chose qui
allait desserrer le climat général en France sur les moeurs,
le mode de vie. Je ne me sentais pas du côté des jeunes qui
manifestaient boulevard Saint-Michel. Plus égoïstement, j'étais
inquiète. C'est ensuite que j'ai pu mesurer ce que ça avait
changé.
Et Alain Cavalier, vous avez continué à
suivre son parcours, "Thérèse", "La Rencontre",
"Irène" ?
Un parcours incroyable ! Il n'y a pas d'autres metteurs en scène
qui se sont autant déplacés que lui et en même temps
je crois qu'il est resté lui-même. Il est arrivé à
cet ascétisme parce que ça découlait naturellement
d'une recherche intérieure, pas du tout pour être à
l'avant-garde, pas non plus parce qu'il serait en révolte contre
le système... Son cinéma obéit seulement à
une nécessité très profonde. "La Chamade"
était déjà un film très personnel mais je
n'aurais jamais imaginé qu'il irait ensuite vers un travail aussi
solitaire et insolite. On le sent tellement heureux, en plus ! Comme s'il
s'était débarrassé de toutes les choses inutiles
et qu'il ne restait plus que ce qui lui plaît vraiment : lui, la
caméra, ce qu'il veut raconter, le coeur des choses. Il ne fait
des films que lorsqu'il est inspiré. D'une certaine façon,
on ne peut que l'envier. D'autant plus qu'il n'y a pas d'amertume chez
lui, il n'a pas été obligé d'aller dans cette direction,
c'est absolument un choix.
Parmi les cinéastes un peu insulaires que
vous avez croisés, il y a aussi Leos Carax, Philippe Garrel...
J'aimais beaucoup les premiers films de Leos Carax mais j'avais des réserves
sur le scénario de "Pola X" qui dans la seconde partie
comportait des choses pour moi pas assez résolues. J'ai aimé
tourner avec lui, même s'il est très timide et très
orgueilleux à la fois et qu'il vous livre les choses par bribes.
Philippe Garrel, lui, a traversé tellement de choses dans sa vie
qu'il dit ce qu'il a à dire, fait ce qu'il a à faire. C'était
une sensation vertigineuse, "Le Vent de la nuit", parce qu'on
ne tournait qu'une prise par plan, comme souvent chez lui. C'est très
fort de se dire qu'on ne peut faire les choses qu'une fois, que c'est
maintenant ou jamais.
Arnaud Desplechin, c'est une rencontre au long
cours. Vous avez tourné deux films, maintenant vous sortez un livre
ensemble.
Ce n'est pas vraiment un livre. Pour l'essentiel, c'est un long entretien
que nous avons réalisé ensemble pour la revue américaine
Film Comment. J'ai d'ailleurs été impressionnée par
le travail qu'il avait fourni pour le préparer. La première
fois que je l'ai rencontré, il m'a proposé ce court rôle
de psychiatre dans "Rois et reine" et j'allais au rendez-vous
pour lui dire que je ne ferais pas le film. Et sa fougue m'a tellement
séduite que j'ai dit oui. Après il y a eu "Un conte
de Noël" dont le tournage m'a enchantée. J'ai vu tous
ses films, je les aime beaucoup, j'adore travailler avec lui. Il a une
fausse candeur qui me ravit. Plus il écrit des choses dérangeantes,
tordues, vraiment étranges et plus il vous les présente
de façon très douce, en vous demandant de jouer très
naturellement, comme si de rien n'était.
Vous avez vu "Mystères de Lisbonne"
de Raúl Ruiz ?
Seulement le début, un incident a interrompu la projection ! Mais
ce que j'ai vu était magnifique. J'ai beaucoup aimé tourner
avec lui. Il ouvre un espace de très grande liberté, totalement
extravagant et on se sent porté par son inventivité, sa
fantaisie.
Vous aviez lu "A la recherche du temps perdu"
avant de le jouer pour Ruiz ?
Jamais en entier malheureusement. Mais certains volumes, oui. Curieusement,
c'est un projet qu'on me propose depuis mes débuts au cinéma.
La productrice de "La Vie de château" (Rappeneau, 1966
- ndlr) avait les droits et m'a proposé de jouer Albertine. Elle
n'a pas réussi à monter le film. Puis il y a eu le projet
de Volker Schlöndorff, que j'avais rencontré pour jouer Odette
cette fois. Il l'a finalement fait avec une autre actrice. Je suis assez
contente d'avoir plutôt fait le film de Raúl que celui-là,
je n'en garde pas un souvenir ébloui. Alors qu'avec "Le Temps
retrouvé", Ruiz a réalisé un film très
original. Réussir à être personnel sur "A la
recherche du temps perdu", il faut le faire, quand même !
Vous gardez un souvenir fort de vos deux tournages avec Marco Ferreri,
très grand cinéaste bizarrement plus très à
la mode ?
(Elle hoche la tête avec embarras) Un souvenir fort, oui, mais pas
très bon. J'aime beaucoup "Liza", moins "Touche
pas à la femme blanche". Ferreri était un homme qui
criait tout le temps. Il me faisait très peur, au début.
Je n'avais jamais vu un cinéaste aussi brutal. C'était mon
premier contact avec le cinéma italien et je n'avais pas compris
que cette violence est une façon d'être propre aux Italiens
et qu'elle est surtout un spectacle. Heureusement, Marcello (Mastroianni)
était là, ça m'a permis de ne pas trop me sentir
isolée sur cette île quasi déserte où le vent
était infernal. Le sujet n'était pas facile : l'histoire
de cette femme qui assouvissait par amour les désirs de l'homme
qu'elle aime, qui acceptait de devenir littéralement sa chienne.
J'aimais beaucoup cette idée d'une femme qui va jusqu'au bout.
Moi, je pense que l'amour sous toutes ses formes a un sens. Et c'est un
domaine où on ne peut porter aucun jugement. C'est très
mystérieux, une relation amoureuse, tellement extrême. On
dit des choses, on fait le contraire. On sait très peu de choses
finalement sur ce qui s'y joue, ce qui s'y passe.
Durant cette période où vous enchaînez
les films italiens et partagez votre vie avec Marcello Mastroianni, vous
vous êtes installée en Italie ?
Je n'ai jamais habité ailleurs qu'en France. J'ai vécu en
Italie ou aux Etats-Unis pour des tournages mais même quand j'étais
mariée à David Bailey, je ne vivais qu'à moitié
à Londres, j'habitais toujours en partie à Paris.
Vous avez quand même été plongée dans ce Swinging
London psychédélique et pop des années 1966-1967
dont David Bailey est le plus fameux portraitiste ?
Un peu, forcément. On sortait, on fréquentait Mick Jagger,
on faisait la fête mais plutôt de façon privée,
pas dans des soirées people qui sont prises en photo pour Vogue
comme on le voit aujourd'hui. Mais j'étais très sensible
à la pop de cette époque, au rock, aux Stones bien sûr.
On ne peut pas dire que j'ai écouté beaucoup de musique
classique dans ma vie !
Comment observez-vous la postérité
du cinéma de Jacques Demy ?
C'est probablement la partie de ma carrière dont on me parle le
plus souvent, celle qui est la plus régulièrement découverte
par de jeunes spectateurs, plus encore que les films de Buñuel
ou Truffaut. Les enfants continuent à aimer beaucoup "Peau
d'âne". Je ne m'attendais pas à ce que le rayonnement
des films de Jacques ait une telle longévité. C'est drôle,
bien sûr, rapporté à ce qu'on pouvait dire de certains
de ses films à l'époque, à ce qu'en pensait la critique.
Mais j'ai toujours assez peu lu la critique.
J'ai lu pourtant que vous aimiez beaucoup les écrits de Serge Daney
(critique des années 80 à Libération).
C'est vrai, je l'ai beaucoup lu, j'aimais beaucoup ses textes. Je ne l'ai
pas beaucoup connu, seulement croisé quelquefois parce que je connaissais
à l'époque des gens à Libération. Il ne fréquentait
personne, n'allait pas dans les soirées, savait qu'on ne pouvait
pas être ami avec les gens sur lesquels on écrit. C'était
plus que de l'intégrité, plutôt l'idée qu'être
critique, c'est accepter d'être seul. Même dans ses critiques
négatives, il y avait quelque chose de grand et d'ouvert, jamais
dans la dérision. Et surtout il développait une pensée.
Ces jugements n'étaient pas expéditifs. C'était vraiment
un grand critique.
Vous aimez les séries américaines
?
Oui, j'en vois énormément. J'aime beaucoup "Les Experts".
Je suis plongée dans "Mad Men". J'ai adoré "Six
Feet under", "Dexter"
Je viens de commencer "The
Wire". Tout ça prend tellement de temps. On se retrouve tout
de suite à 5 heures du matin sans avoir vu le temps passer.
Vous avez eu, je crois, un projet avec Maurice
Pialat ?
J'avais acquis les droits d'un roman qu'il aimait beaucoup, "La Chambre
du haut", une série noire. Il a hésité et s'est
finalement lancé dans un autre projet. Il avait d'abord été
question que Jean-Pierre Melville réalise cette adaptation. C'est
pour cela que j'ai tourné dans "Un flic", son dernier
film, alors que j'étais enceinte de Chiara. C'était une
prise de contact. Hélas, il est mort avant de pouvoir passer au
film suivant. Ce film a donc failli se faire deux fois.
De quoi parlait-il ?
C'était une histoire de jumelles
L'histoire d'une femme qui
remplace sa soeur qui a disparu
(silence)
Vous avez souvent acheté les droits de livres
pour jouer dans leurs adaptations ?
A cette époque, plusieurs fois. Il y avait l'histoire d'une femme
qui perd un enfant dans Central Park et erre pour le retrouver. Mais aucun
de ces projets n'a vu le jour. Il faut dire que les metteurs en scène
qui m'intéressent sont des auteurs et c'est assez difficile de
leur proposer quelque chose qui ne vienne pas d'eux.
Parmi les autres grands cinéastes français
avec qui vous n'avez pas tourné, il y a aussi Resnais et Godard
Je ne suis pas du tout une actrice pour Resnais, je crois. Il aime les
actrices qui ont une solide base de théâtre. Je pense que
pour lui je ne suis pas une actrice assez sérieuse (rires)
Mais j'aime bien ses films. Godard, je l'ai rencontré au milieu
des années 1980 autour d'un polar adapté de Manchette pour
lequel il avait rencontré la moitié du cinéma français
et qu'il n'a pas tourné. Je regrette de ne pas avoir travaillé
avec lui car j'aime beaucoup ce qu'il fait. C'est quelqu'un qui filme
vraiment bien les acteurs : Jean-Paul Belmondo est génial dans
"Pierrot le fou", Bardot n'a jamais été aussi
bonne que dans "Le Mépris" et j'adore Anna Karina. Ce
qu'ils ont fait ensemble dans les années 1960 est merveilleux de
charme, de fantaisie. D'ailleurs, j'aime beaucoup Anna Karina en dehors
de Godard. J'adore notamment quand elle chante du Gainsbourg. "Anna"
est un disque formidable, supérieur pour moi à ce que Serge
a écrit pour Brigitte Bardot.
Depuis votre album avec Serge Gainsbourg en 1981,
vous n'avez jamais eu envie d'en enregistrer un autre ?
Si, bien sûr. J'ai déjà évoqué cette
possibilité avec Benjamin Biolay. Mais je n'ai jamais le temps
et lui non plus. C'est pour ça que je suis très heureuse
de chanter dans le prochain film de Christophe Honoré. Il y aura
aussi Chiara, Louis Garrel, Milos Forman, Ludivine Sagnier... Michel Delpech,
qui joue mon mari, et dont j'adore la voix, est curieusement le seul qui
ne chante pas dans le film.
Dans son texte d'introduction à votre livre, Arnaud Desplechin
écrit que vous semblez avoir pour ligne de conduite de ne jamais
rien mériter. Qu'en pensez-vous ?
C'est vrai que le mérite, je trouve ça affreux. Pour moi
ça ne veut rien dire de mériter les choses. On ne mérite
jamais rien. On n'a jamais ce qu'on mérite. Je crois que le monde
est beaucoup plus complexe que ça, plus violent, instable... Et
c'est à l'intérieur de ça qu'il faut trouver quand
même le moyen d'aller là où on veut avec qui on veut.

|
Par : Jean-Marc Lalanne
Photo : Nicolas Hidiroglou
|
Films associés
: Potiche,
Je
veux voir, L'homme
qui voulait vivre sa vie, Les Bien-Aimés, Le
choix des armes, Le
couvent, La
chamade,
Pola X, Le
vent de la nuit, Rois
et reines,
Un conte de Noël, Le
temps retrouvé, Liza,
Touche
pas à la femme blanche, Peau
d'âne, Un
flic

|
|