Ses interviews / Presse 1960-79 / L'Express 1966
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Françoise : Je m'appelle Françoise Dorléac. J'ai 24 ans. Je mesure 1m72. J'ai tourné dix films.

Catherine : Je m'appelle Catherine Dorléac, mais j'ai pris pour pseudonyme le nom de jeune fille de ma mère, qui est Deneuve. J'ai 22 ans et demi. Je mesure 1m70. J'ai tourné quatorze films.

F : Comment, ma vieille, tu as fait plus de films que moi ?

C : Cela signifie simplement que j'ai fait plus de c...

Rochefort-sur-Mer, Charente-Maririme. Il pleut. Et parce qu'il pleut, "Les demoiselles de Rochefort" sont réduites à l'inactivité. Le film dont Catherine Deneuve et sa sœur, Françoise Dorléac, sont les interprètes, a déjà pris six jours de retard. Coût : un million ancien par jour. Réfugiées au "Grand Bacha", l'hôtel chic de l'endroit, les sœurs Dorléac en profitent pour confronter leurs souvenirs, leurs opinions, leurs espoirs. Il y a longtemps qu'elles ne s'étaient pas vraiment parlé, les sœurs Dorléac.

F : Dans "Les demoiselles de Rochefort", comme dans la vie, nous sommes sœurs. Mais jumelles, les jumelles Garnier. Delphine - c'est Catherine - est blonde et professeur de danse. Solange - c'est moi - est rousse et professeur de musique. Je préfère le rôle de Catherine, il est plus intéressant que le mien.

C : Ecoule, ça suffit. Je ne sais pas pourquoi tu t'es mis cette idée dans la tête.

F : Parce qu'elle est vraie. Ce film, c'est une comédie musicale, très gaie. Or, quand je suis gaie, j'ai envie de danser, pas de chanter. Moi, la musique…

Conte de fées. "Les demoiselles de Rochefort", c'est donc une comédie musicale. La première comédie musicale française. Enfin, presque française. Car on y trouve Gene Kelly, en provenance d' "Un Américain à Paris", et George Chakiris, en provenance de "West Side Story". Sur ces deux noms, les distributeurs américains ont avancé 40 % du budget initial, soit 280 millions d'anciens francs. Le reste est financé par Mag Bodard, la productrice des "Parapluies de Cherbourg". La musique du film est de Michel Legrand et le scénario, de Jacques Demy. Il s'agit d'un conte de fées : deux sœurs s'aiment tendrement...

C : Nous avons eu une enfance adorable.

F : Oui, adorable. On se disputait, on se battait tout le temps.

C : Françoise était nerveuse. Notre petite sœur Sylvie, qui a 19 ans et qui vient de passer son bac, était coléreuse. Moi, j'étais la plus forte.

F : Nous passions nos journées à faire enrager Sylvie. Tu te souviens quand elle nous poursuivait avec des aiguilles à tricoter en criant : "Je vais vous crever les tympans, je vais vous crever les tympans" ?

C : Nous partagions la même chambre, Françoise et moi. Nous occupions des lits superposés. Toute la nuit, elle mangeait des pêches et elle jetait les noyaux sur mon armoire, si bien que je me faisais gronder par maman, chaque matin.

F : Tu peux parler ! Toi, tu fumais. C'était pire.

C : Et toi, tu lisais pendant des heures et tu dormais avec des animaux.

F : C'est vrai. J'adore les animaux. J'ai deux chiens.

C : Moi, j'aime beaucoup les souris et les rats. En ce moment, j'ai des hamsters et une chouette indienne.

F : Indienne, j'adore ta précision.

Des animaux, les sœurs Dorléac en élèvent depuis leur tendre enfance. Chez Catherine, rue Vineuse - appartement que lui a laissé Vadim après leur séparation - et chez Françoise, boulevard Murat - son premier appartement de star, acheté il y a juste un an - c'est un défilé continuel de bêtes trouvées, recueillies, dorlotées. De gré ou de force, familles et amis doivent les accepter, sous peine de se voir jeter dehors.

F : Tu te rappelles la souris qu'on élevait en cachette à la maison ? On avait appris au chat à jouer avec elle.

C : Papa nous avait ordonné de nous en débarrasser. Il y avait tellement d'animaux dans notre chambre !

F : Et puis, un jour, accidentellement, la souris est morte de froid. Nous étions si tristes !

C : Nous avons cru que papa allait jeter le petit cadavre, mais quand il a vu notre tristesse, il a fait des massages cardiaques à la souris et il l'a ranimée.

F : Tu vois, c'est pour cela que j'aime mes parents. Parce qu'ils sont incapables de faire du mal à une bête.

C : Dans le fond, nous avons eu une enfance très normale. Notre père, Maurice Dorléac, est comédien et notre mère aussi a fait du théâtre. Pour nous, il s'agissait d'un métier comme les autres. On n'en parlait jamais à la maison.

F : Oui, nous avons toujours considéré le théâtre comme un métier pareil aux autres. A l'école, c'était nous qui ne comprenions pas pourquoi les gosses avaient l'air de trouver bizarre le fait de gagner sa vie en jouant la comédie.

C : Voilà pourquoi notre métier ne nous a jamais posé de problèmes, pourquoi nous sommes passées sans transition de l'enfance au cinéma.

F : J'ai toujours voulu faire du théâtre. D'ailleurs, j'en faisais à l'époque. Je jouais "Gigi" et j'étais élève au Conservatoire. Le producteur Francis Cosne m'avait engagée pour tourner "Les portes claquent". Il cherchait une fille pour tenir le rôle de ma sœur - déjà. Je lui ai parlé de Catherine. Il m'a dit : "Vous parlez de votre sœur comme Brigitte Bardot parle de la sienne".

C : Merci !

F : C'est ce que je lui ai répondu.

C : Bref, nous avons tourné "Les portes claquent". Et puis, je suis partie.

F : Elle avait 15 ans et demi. On ne s'était jamais séparées. On se battait encore comme des gosses. Elle nous a quittés pour aller vivre avec Vadim. Maman a pris dix ans d'un seul coup.

C : Maman se porte très bien.

F : Je t'en ai voulu pendant deux ans. D'ailleurs, je crois que je ne te le pardonnerai jamais, ma vieille !

C : N'exagérons rien. On a continué à se voir.

F : Oui, tu venais à la maison de temps en temps. On se rendait visite. Ce n'était plus la même chose.

Deux ans de quasi-brouille, cela ne s'oublie pas aisément. Le cinéma n'y était pour rien. Rien encore, il allait bientôt s'en mêler.

C : Dans "Les portes claquent", il y avait une coiffeuse qui m'aimait bien. Cette coiffeuse avait un mari coiffeur, lequel coiffait Mme de Carbuccia, laquelle préparait un film avec Mel Ferrer. De fil en aiguille, Mel Ferrer a fini par entendre parler de moi. Il m'a convoquée et, parce que je portais encore les cheveux bruns et courts, il a trouvé que je ressemblais à sa femme, Audrey Hepburn, et il m'a engagée pour tourner "L'homme à femmes". Ma carrière a donc tenu à plusieurs cheveux. Et c'est après m'avoir vue dans "L'homme à femmes" que Jacques Demy m'a demandé de tourner "Les parapluies de Cherbourg".

F : Tandis que moi, pendant ce temps-là, je ne faisais rien. J'étais si malheureuse à cause d'elle : on lui proposait des films, alors qu'elle s'en fichait... . |

C : Oui, je m'en fichais complètement. Je ne voulais pas du tout faire du cinéma.

F : Et à moi, qui voulais en faire, qui crevais d'envie d'en faire, personne ne proposait rien. J'étais comme morte.

C : C'est drôle, aujourd'hui, j'ai radicalement changé d'avis. Si ma carrière s'arrêtait soudain, ce serait catastrophique, je ne m'en remettrais pas.

F : Et pour moi donc ! Ce serait catastrophique, affreux, je ne peux même pas le concevoir ! Vous comprenez, je veux être une star. Ne riez pas, je veux être une star, je veux le sommet ou rien. Ce ne sera jamais assez haut pour mon goût. Je suis insatisfaite de nature, quand j'aurai atteint ce qu'en ce moment j'imagine être le sommet, je trouverai que c'est encore bien bas.

C : Moi, je voudrais être la seconde meilleure actrice du monde. Ainsi, il me resterait toujours une place à conquérir. Je ne cesserais jamais de lutter.

Pas trop mal. Dans cette marche forcenée vers la gloire, leur crainte de faire un faux pas est si grande qu'elles préfèrent suivre leur instinct plutôt que de consulter des spécialistes. Elles choisissent leurs films sans demander l'avis de personne et surtout pas l'avis l'une de l'autre. Cela ne leur réussit pas trop mal, puisque Catherine Deneuve, qui valait trois millions d'anciens francs, payables en trois fois, au moment des "Parapluies de Cherbourg", en vaut maintenant huit fois plus. La progression des cachets de Françoise Dorléac a été plus régulière. Elle vaut aujourd'hui la même somme que sa sœur.

F : Nous sommes folles de cinéma. J'y vais tous les jours. Je vois tous les films, les mauvais comme les bons.

C : Non, moi, je vais d'abord voir les bons films ou ceux que je crois tels. Je suis très spectateur. J'adore les actrices, surtout les actrices sophistiquées comme Ava Gardner, Lauren Bacall, les deux Hepburn. J'adorais Marilyn Monroe et Kay Kendall. Ma sœur ne me touche pas plus qu'une autre actrice.

F : Moi. au contraire, je suis beaucoup plus touchée par ma sœur que par n'importe qui. Avec les autres comédiennes, je sais que c'est du cinéma. Avec ma sœur, je crois que c'est vrai. Quand elle pleure, je sanglote. C'est pourquoi je ne vais jamais voir les films dans lesquels je sais que je n'aimerai pas son personnage comme "Le vice et la vertu", par exemple.

C : Chacune de nous ne va pas voir tous les films que l'autre tourne. Et nous le savons. De même que nous savons ce que chacune pense de tel ou tel rôle de l'autre. Nous ne pourrions pas nous mentir.

F : Notre meilleur spectateur, c'est notre père.

C : Il nous trouve belles, il nous trouve mignonnes, il nous trouve formidables. Tout ce que nous faisons est bien.

F : Tu peux être sure qu'il va se précipiter sur "L'Express" et en acheter dix exemplaires. J'adore mes parents. Je ne voulais pas les quitter. Il n'y a qu'un an que je ne vis plus avec eux. Et encore, maman a dû me trouver un appartement de l'autre côté de la rue et me mettre à la porte.

C : A cause de tous tes animaux. Ce n'était plus possible.

F : Mon rêve, c'était de quitter la maison de mes parents pour me marier et de me marier avec le premier garçon avec lequel je ferais l'amour. Total, je suis seule. Toi, tu as plein de gens.

C : Enfin, j'ai mon mari et j'ai mon fils, Christian.

Christian, qui a maintenant 3 ans, est le fils de Vadim, que Catherine Deneuve refusa d'épouser. On la croyait allergique au mariage quand, brusquement, il y a un an, elle épousa le photographe de mode anglais David Bailey, 28 ans. Bailey rêve de devenir metteur en scène. Longtemps fiancée à Jean-Pierre Cassel, Françoise Dorléac est toujours célibataire. Cassel s'est marié il y a deux mois.

F : Décidément, tu as tout commencé, tu as tout obtenu avant moi. Je suis fatiguée de te suivre !

C : C'est vrai, je sais ce que c'est que l'équilibre. Je ne l'ai pas encore atteint, mais je sais ce que c'est et je n'en suis pas loin.

F : Oh, moi, je n'en sais rien. Je suis encore trop jeune.

C : Au fond, on ne se ressemble pas du tout, même physiquement.

F : Nous avons quand même un air de famille. Catherine, c'est moi en plus fine, en plus jolie.

C : Pas plus fine, moins large.

F : Tu as un visage très doux.

C : Pas du tout, je suis dure. C'est toi qui es douce. Nous sommes tout le contraire.

F : C'est vrai. Dans "Les demoiselles de Rochefort", nous dansons un ballet ensemble et c'est épouvantable, car elle est aussi raide que je suis souple. Si bien qu'elle a des équilibres superbes, mais qu'elle est incapable de tourner, tandis que moi, je tourne comme une toupie, mais je n'arrive pas à me tenir sur une jambe.

C : Je ne suis pas seulement raide, je suis figée quand je joue. Il faut que j'arrive à l'être moins.

F : Et moi, il faut que j'arrive à être moins nerveuse, à ne pas toujours me cacher derrière mes cheveux, derrière mes mains.

C : Dans le fond, ce film est une excellente expérience. Jouer côte à côte va nous permettre de corriger nos défauts.

F : Et à la fin du tournage, Dorléac jouera comme Deneuve et Deneuve jouera comme Dorléac !

C'est ce que s'efforce d'obtenir Jacques Demy, l'homme des "Parapluies de Cherbourg", qui met en scène "Les demoiselles de Rochefort". Comme ses trois précédents films, celui-ci se passe au bord de la mer. Il avait tout d'abord songé à tourner "Les demoiselles d'Hyères", mais comme il préfère les mers grises aux mers bleues, c'est à Rochefort qu'il s'est finalement installé.

F : Dire qu'on ne voulait pas tourner ensemble !

C : Ça ne nous apportait rien.

F : Ça risquait de détruire notre amitié.

C : Et puis, deux principaux rôles féminins, dans un film, c'est moche.

F : Demy a tout combiné.

C : Et maintenant, nous en sommes au même point.

F : C'est le onzième film que je tourne, je n'en reviens pas. Et je ne possède pas un sou. J'ai tout jeté par les fenêtres. Je préfère ne pas dire combien j'ai gagné. C'est monstrueux ce gaspillage ! Je ne sais même pas ce que j'ai pu faire de tout cet argent.

C : Moi non plus, je ne possède pas un sou, mais je sais ce que j'en ai fait : je me suis fait plaisir.

F : Mon cas est pire. J'ai tourné quatre films de moins que toi, mais j'ai gagné plus d'argent parce que j'ai travaillé avec les Américains.

C : Tout cela n'a guère d'importance. La seule chose qui compte véritablement, c'est la beauté. Mon premier vœu serait d'être belle. Je sais que je suis jolie, mignonne, mais je ne suis pas belle. Et j'ai tellement peur de vieillir. Je me sens vulnérable, fragile. J'étais une enfant souffreteuse. Jusqu'à 7 ans, maman a dû me nourrir au biberon. Les enfants se moquaient de moi dans les squares.

F : Voilà pourquoi je t'en veux d'être partie si tôt de la maison. Maman a eu tellement de mal à te faire vivre.

C : C'est étrange, bien qu'ayant peur de vieillir, je ne suis pas touchée par la jeunesse. Les jeunes sont trop durs. Je préfère les gens plus âgés, ils sont indulgents.

F : Tu sais, de nos jours, tout le monde a le même âge.

C : Détrompe-toi. Regarde derrière toi toutes les petites de 20 ans qui arrivent.

F : Je n'en ai que 24, mais moi non plus, je ne peux pas me résoudre à vieillir, j'ai la hantise de la fin, j'ai peur de la mort.

C : Oui, c'est cela notre secret : Françoise et moi, nous avons peur de la mort.

Ainsi dialoguent les petites Dorléac, sœurs, amies, rivales, plus de force que de gré, tandis qu'il pleut sur Rochefort. Demain, il fera beau et elles recommenceront à chanter, à danser, à tourner dans les rues de la ville. A Pâques 1967, on se sait pas encore quel temps il fera. Mais, qu'il pleuve ou qu'il vente, le film "Les demoiselles de Rochefort" sortira simultanément à Paris et à New York.

On saura, alors, par le miracle de la multiplication des entrées, si les petites Dorléac sont de l'étoffe dont on fait les grandes vedettes. Car si la gloire s'empare d'elles, ce sera ensemble ou pas du tout. Séparément, elles ne sont que de jeunes actrices françaises, ravissantes et passionnées. Ensemble, elles sont… uniques.

Par : Patrick Thévenon


Films associés : Les demoiselles de Rochefort, Les portes claquent, L'homme à femmes, Les parapluies de Cherbourg, Le vice et la vertu



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