Ses interviews / Presse 1960-79 / Jours de France 1971
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Les dames du temps présent

Tiens, on dirait que vous êtes un peu rousse.
Comment ça, "un peu" ? Je suis blond vénitien, cher Monsieur, c'est-à-dire roux flamboyant très clair.

Et quand donc avez-vous changé de cheveux ?
Ce matin. C'était une grande envie depuis quelque temps.

Bravo ! J'aime les femmes qui cèdent à leurs envies... Mais le fait d'être carrément rousse va-t-il vous forcer à vous habiller différemment ?
Disons qu'il y a certaines couleurs qui deviennent plus délicates, dans les rouges. Le carmin, le vermillon, le grenat, pas de problème. Mais un rouge clair, géranium par exemple, ça jurerait.

Ah ! quel plaisir d'avoir une conversation sérieuse.
Est-ce ma faute ? On vous ouvre la porte, et au lieu d'entrer, vous demeurez sur le palier à parler de cheveux.

Eh bien, entrons. Je le trouve bien, ce nouvel appartement, au premier étage de ce qu'il est convenu d'appeler une maison cossue du Faubourg-Saint-Germain. Cette cour, encore pavée, les proportions inhabituelles de cette pièce où vous me faites m'asseoir, la hauteur des fenêtres, cela nous rajeunit de deux siècles.

Bonjour, Catherine.
Bonjour, Léon.

Je ne vous ai pas vue depuis un an ; cela ne s'est pas trouvé. Asseyons-nous sur des peaux de bêtes et racontez-nous votre année.
Si je parle de ma vie à moi, elle a été longue et agréable, parce que je n'ai été occupée que par un seul film. S'il s'agit de mon existence professionnelle, elle a été très mouvementée, bien que je n'aie tourné que ce film-là. C'est qu'il se passe, depuis le début, plein de choses, pas seulement dans "Peau d'âne", mais autour de "Peau d'âne", avec "Peau d'âne", à cause de "Peau d'âne", par "Peau d'âne" et pour "Peau d'âne".

Que pensez-vous du film ?
On aime toujours le dernier film qu'on a fait, mais, cette fois-ci, j'y tiens tout particulièrement. J'espère que ce conte de fées, les gens auront envie de le voir. Mais, a priori, pour les financiers, ce n'était pas une chose tellement exaltante ; il y avait là, au départ, et encore maintenant, malgré les excellentes critiques, une part de risques. Pour Mag Bodard, la productrice, pour Jacques Demy, le réalisateur, pour tous les acteurs, pour moi, "Peau d'âne" est donc comme un enfant plus fragile que d'autres, plus délicat à élever et auquel on se sent redevable d'énormément de soins.

Il tranche nettement sur notre époque de westerns, de policiers et de films érotiques.
Contre lesquels je n'ai rien, car je trouve que toutes les histoires peuvent être contées. Le seul style que je n'admette pas, et contre quoi le public devrait s'insurger, se révolter c'est la vulgarité. Sinon, j'accepte tous les films, qu'ils soient d'action, d'art ou de politique.

Parlez-moi du récent tournage ?
Une ambiance qui tenait réellement de la magie, et des partenaires merveilleux. Jean Marais, qui jouait au théâtre du Palais-Royal tous les soirs, et qui arrivait donc tous les matins en avion, à Chambord, pour tourner. Je ne connaissais pas Jean Marais, sinon sa réputation de gentillesse : dans la réalité, il est encore plus formidable qu'on le dit. Micheline Presle est d'un humour et d'une drôlerie extrêmes. Delphine Seyrig est un peu particulière mais étonnante.

On dit qu'elle n'est pas facile à manier. Je ne la connais pas.
Alors, je vous détrompe. Elle fait partie de ces gens qui, avant tout, savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils ne veulent pas. Elle s'est créé, par sa personnalité même, une place importante dans le milieu actuel du spectacle, et sa force vient de ce qu'elle échappe aux classifications.

Mais vous, Catherine, parlons de vous. Puisque classification il y a, où donc vous placez-vous ?
Je ne me classe nulle part. Je ne me regarde pas vivre. Je ne me juge pas, je vis tout court. Je n'essaie pas de m'imaginer par les yeux des autres, je ne m'occupe pas de moi-même sous cet angle-là.

A votre avis, Catherine, pensez-vous être le "type de la jeune fille" ou de la jeune femme ?
Quand je pense que j'ai vingt-sept ans, j'ai du mal à le croire, car je me sens profondément plus jeune que cela. Je m'en rends compte parmi mes sœurs, ou en jouant avec mon fils. Mais en réalité, si je me sens très jeune, c'est certainement jeune femme et non jeune fille.

Catherine Deneuve est une des actrices qui s'expriment le mieux, qui savent le mieux nuancer leurs pensées. Quand elle était gamine, puis adolescente, son père, M. Dorléac, qui était un comédien connu, développait le style et le vocabulaire de ses filles par des exercices quotidiens et appropriés, avec notamment, l'obligation formelle de piocher dans les dictionnaires le plus fréquemment possible.

Vous parliez à l'instant de votre fils. Quelle place tient-il dans votre existence ?
La place que n'importe quel enfant unique de sept ou huit ans occupe dans la vie de sa mère : énorme. Mais j'ai beaucoup de chance : je le vois sûrement davantage qu'une femme obligée de travailler tout au long de l'année pour vivre, et qui mène son enfant à la crèche chaque matin pour le reprendre le soir à 6 heures. Bien sûr, il y a des moments où, tournant loin de Paris, je ne vois pas mon bambin, mais durant d'autres longues périodes, je ne le quitte pratiquement pas, ce qui a été le cas cette année. Certes, il avait fallu six à huit mois pour préparer, pour concevoir "Peau d'âne", mais le tournage n'a duré que l'espace d'un demi-été.

Votre fils vous a-t-il déjà vue sur l'écran ?
Pas jusqu'ici, mais il verra "Peau d'âne".

Et qu'avez-vous fait, Catherine, pendant que vous ne tourniez pas ?
Je me suis arrêtée de voyager. Je me suis reposée, j'ai énormément dormi, tantôt à Paris (car, au-delà de la cour pavée que vous remarquiez en montant, il y a des arbres), tantôt à la campagne ou à Quiberon. Je vois des amis. J'en ai peu, je n'en change pas et je les aime beaucoup. Et puis je suis souvent allée au cinéma. J'ai été éblouie par un vieux film de Marlène Dietrich, "Blonde Vénus". Dans trente ans, je voudrais bien avoir l'allure qu'elle a : Marlène a gardé une fraîcheur et un air "moderne", qui sont fascinants.

Où se situe la frontière entre votre vie privée et votre vie professionnelle ?
Je ne peux pas faire de distinction. Je ne suis pas de ces femmes qui peuvent dire : "J'ai deux vies, une vie où je suis chez moi, seule, avec mon fils, où personne ne sait où j'habite et une autre vie, professionnelle celle-là, où j'appartiens à tout le monde, au public quand je tourne, etc.". Non ; je n'ai pas une notion aussi nette du métier d'actrice et je ne sens pas de ligne de démarcation précise.

Dans "Peau d'âne", vous êtes la Princesse. Vous sentez-vous princesse en dehors du cinéma ?
Encore une fois, non. Je ne me classe dans aucune couche sociale, ni princesse, ni fille de bourgeois, ni travailleuse de force. C'est le privilège des acteurs que de se déplacer dans les catégories sociales, mais de n'appartenir à aucune classe de la société.

Forment-ils une classe à part ?
Une race à part.

Ce ne sont pas des parias, tout de même ?
Non, je n'aurais pas employé ce mot : mais, pour moi, les acteurs sont vraiment en marge de la société, bien qu'ils n'en souffrent aucunement.

Aimez-vous les acteurs, en général ?
Oui, beaucoup ; avec leurs faiblesses, leurs qualités, et leurs défauts.

Quelles faiblesses ?
Peut-être le cabotinage, peut-être justement de n'appartenir à aucune catégorie, ou encore, parfois, leur "apesanteur". En fait, un acteur qui travaille beaucoup connaît, tous les jours, des aventures extraordinaires et jamais "la vie" n'est aussi irréelle que celle que vivent les comédiens.

Alors vous, Catherine, comment retombez-vous dans la vraie vie ?
Je n'ai pas à retomber dedans ! C'est ma conviction profonde que mes deux existences se mélangent sans que je fasse déborder l'une ou l'autre ; quand je cesse de jouer, je n'ai pas à refermer quelque porte mentale. Je suis dans un état d'équilibre harmonieux.

Mais le prix du beefsteack vous préoccupe-t-il ?
Très sincèrement, pas pour moi, car je n'ai pas le temps matériel de m'occuper de cela. Je gagne ma vie, et d'autres, autour de moi, équilibrent mon budget. Mais attention, mon cher : cela ne veut pas dire du tout que je ne suis pas préoccupée du coût de la vie en général ; je ne me meus absolument pas dans un rêve et hors de mon temps. Les événements du monde me touchent, les tragédies me blessent. Par ailleurs, j'ai des idées précises sur l'éducation, sur les hommes, sur les femmes ; je sais pourquoi j'aime ou je n'aime pas les gens - ce qui n'empêche pas des coups de cœur comme chez tout un chacun.

La condition de la femme dans le monde vous intéresse-t-elle, vous sentez-vous concernée ?
J'ai une situation privilégiée : j'ai beau me sentir femme et très femme, je vis un peu comme un homme, dans la mesure où je travaille, où je me débrouille et où mon enfant dépend de moi seule. Pourtant, j'ai mes idées sur ces problèmes : je suis plutôt pour la femme soumise. Ceci posé, les femmes ont certaines aspirations qui m'intéressent, et que je trouve normales, d'autres puériles et dérisoires qui me mettent hors de moi, telles les revendications sur le plan de l'égalité. L'égalité entre un homme et une femme, c'est un mot vide de sens, qui ne veut rien dire ; en revanche, quand une femme veut toucher le même salaire qu'un homme pour le même travail, je trouve cela absolument normal.

Quel curieux entretien nous avons, aujourd'hui, Catherine ! Nous étions partis sur de la bulle de savon et nous voilà aux problèmes sociaux ! Redonnez-moi une tasse de café, car il est fort bon, et parlons cinéma. J'ai vu récemment un très bon film espagnol, de Luis Bunuel, "Tristana". Vous y jouez une pure jeune fille qui, à cause de l'égoïsme de son parrain devenu son mari, Don Lope, finit par s'en débarrasser en l'envoyant au ciel.
Il a eu beaucoup de succès, mais on ne l'a donné que dans les petites salles. Il n'était pas fait pour les cinémas de 3 000 places. Il marche encore admirablement aux Etats-Unis et je me suis doublée moi-même, et là, en me doublant, je me suis aperçue d'une chose : j'ai un débit trop rapide quand je me laisse aller et je devrais me modérer. Aussi, en ce moment, je fais un grand effort sur moi-même pour contrôler le rythme de mes phrases.

Est-ce difficile, le doublage ?
Pour "Tristana", film espagnol, moi je tenais mon rôle en français. C'est donc une autre actrice qui parla mon texte en espagnol pour l'Espagne et l'Amérique Latine. Ensuite, pour le spectateur français, je me suis doublée moi-même : j'ai redit, en studio, les mots exacts de mon rôle, pour mieux cadrer avec le ton général de cette version française. Cela, c'est relativement facile et d'usage courant. Mais il est bien plus délicat de se doubler en une langue étrangère ! D'une part, le texte est complètement nouveau ; ensuite, parlant une langue qui n'est pas la vôtre, vous devez arriver au vingtième de seconde près, à être synchrone avec vous-même, avec ce que vous aviez dit dans la langue que vous parliez au tournage. Mais pour "Tristana", il était important pour moi, pour le futur de ma carrière, qu'on entendît, aux Etats-Unis, ma propre voix en anglais.

Vos projets de cinéma ?
Il m'est difficile d'en parler. Pour le moment, j'accompagne "Peau d'âne" pour le présenter lors des premières en province.

A propos, on dit que le tournage à Chambord n'a pas été facile ?
Nous travaillions dans une partie du château interdite au public. Mais, comme Chambord est plutôt pauvre en meubles, le bruit des touristes passant et parlant derrière les portes était accru par la résonance de ces grandes salles à peu près vides. Nous devions alors interrompre le tournage. Un autre, à la place de Jacques Demy le réalisateur, se serait rongé d'impatience : lui non. Si "Peau d'âne" est un conte de fées, Jacques Demy a une patience d'ange : nous attendions tranquillement.

Quelle est la différence entre Deneuve 70 et Deneuve 60 ?
Dix années de choses agréables ou beaucoup moins agréables. Des émotions très fortes. L'expérience. Mûrir. Je crois que j'ai bien profité de ces dix années-là.

Avez-vous le sentiment d'une nouvelle étape, qu'à un moment donné tout serait reparti après s'être arrêté ?
Ce sont des déclics qu'on ne ressent qu'après ; je n'ai pas connu de moments où j'aie voulu faire le point. J'essaie de toujours faire face à ce qui m'arrive et je n'ai donc pas à me dire : "Bon, ça c'est fini - commençons autre chose". Je suis toujours restée directe et assez entière ; je déteste les compromis, les choses troubles et vagues. Je ne suis pas amère, ni blasée sur les choses essentielles, c'est-à-dire les sentiments. Malgré les coups durs, je n'ai jamais perdu le pouvoir de m'exalter et de m'enthousiasmer pour quelque chose ou quelqu'un...


Par : Léon Zitrone
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Films associés : Peau d'âne, Tristana

 



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