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Les dames du temps présent |
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Tiens, on dirait que vous êtes
un peu rousse.
Comment ça, "un peu" ? Je suis blond vénitien,
cher Monsieur, c'est-à-dire roux flamboyant très clair.
Et quand donc avez-vous changé
de cheveux ?
Ce matin. C'était une grande envie depuis quelque temps.
Bravo ! J'aime les femmes qui
cèdent à leurs envies... Mais le fait d'être carrément
rousse va-t-il vous forcer à vous habiller différemment
?
Disons qu'il y a certaines couleurs qui deviennent plus délicates,
dans les rouges. Le carmin, le vermillon, le grenat, pas de problème.
Mais un rouge clair, géranium par exemple, ça jurerait.
Ah ! quel plaisir d'avoir une
conversation sérieuse.
Est-ce ma faute ? On vous ouvre la porte, et au lieu d'entrer, vous demeurez
sur le palier à parler de cheveux.
Eh bien, entrons. Je le trouve bien, ce nouvel appartement,
au premier étage de ce qu'il est convenu d'appeler une maison cossue
du Faubourg-Saint-Germain. Cette cour, encore pavée, les proportions
inhabituelles de cette pièce où vous me faites m'asseoir,
la hauteur des fenêtres, cela nous rajeunit de deux siècles.
Bonjour, Catherine.
Bonjour, Léon.
Je ne vous ai pas vue depuis
un an ; cela ne s'est pas trouvé. Asseyons-nous sur des peaux de
bêtes et racontez-nous votre année.
Si je parle de ma vie à moi, elle a été longue et
agréable, parce que je n'ai été occupée que
par un seul film. S'il s'agit de mon existence professionnelle, elle a
été très mouvementée, bien que je n'aie tourné
que ce film-là. C'est qu'il se passe, depuis le début, plein
de choses, pas seulement dans "Peau d'âne", mais autour
de "Peau d'âne", avec "Peau d'âne", à
cause de "Peau d'âne", par "Peau d'âne"
et pour "Peau d'âne".
Que pensez-vous du film ?
On aime toujours le dernier film qu'on a fait, mais, cette fois-ci, j'y
tiens tout particulièrement. J'espère que ce conte de fées,
les gens auront envie de le voir. Mais, a priori, pour les financiers,
ce n'était pas une chose tellement exaltante ; il y avait là,
au départ, et encore maintenant, malgré les excellentes
critiques, une part de risques. Pour Mag Bodard, la productrice, pour
Jacques Demy, le réalisateur, pour tous les acteurs, pour moi,
"Peau d'âne" est donc comme un enfant plus fragile que
d'autres, plus délicat à élever et auquel on se sent
redevable d'énormément de soins.
Il tranche nettement sur notre
époque de westerns, de policiers et de films érotiques.
Contre lesquels je n'ai rien, car je trouve que toutes les histoires peuvent
être contées. Le seul style que je n'admette pas, et contre
quoi le public devrait s'insurger, se révolter c'est la vulgarité.
Sinon, j'accepte tous les films, qu'ils soient d'action, d'art ou de politique.
Parlez-moi du récent
tournage ?
Une ambiance qui tenait réellement de la magie, et des partenaires
merveilleux. Jean Marais, qui jouait au théâtre du Palais-Royal
tous les soirs, et qui arrivait donc tous les matins en avion, à
Chambord, pour tourner. Je ne connaissais pas Jean Marais, sinon sa réputation
de gentillesse : dans la réalité, il est encore plus formidable
qu'on le dit. Micheline Presle est d'un humour et d'une drôlerie
extrêmes. Delphine Seyrig est un peu particulière mais étonnante.
On dit qu'elle n'est pas facile
à manier. Je ne la connais pas.
Alors, je vous détrompe. Elle fait partie de ces gens qui, avant
tout, savent ce qu'ils veulent et ce qu'ils ne veulent pas. Elle s'est
créé, par sa personnalité même, une place importante
dans le milieu actuel du spectacle, et sa force vient de ce qu'elle échappe
aux classifications.
Mais vous, Catherine, parlons
de vous. Puisque classification il y a, où donc vous placez-vous
?
Je ne me classe nulle part. Je ne me regarde pas vivre. Je ne me juge
pas, je vis tout court. Je n'essaie pas de m'imaginer par les yeux des
autres, je ne m'occupe pas de moi-même sous cet angle-là.
A votre avis, Catherine, pensez-vous
être le "type de la jeune fille" ou de la jeune femme
?
Quand je pense que j'ai vingt-sept ans, j'ai du mal à le croire,
car je me sens profondément plus jeune que cela. Je m'en rends
compte parmi mes surs, ou en jouant avec mon fils. Mais en réalité,
si je me sens très jeune, c'est certainement jeune femme et non
jeune fille.
Catherine Deneuve est une des actrices qui s'expriment
le mieux, qui savent le mieux nuancer leurs pensées. Quand elle
était gamine, puis adolescente, son père, M. Dorléac,
qui était un comédien connu, développait le style
et le vocabulaire de ses filles par des exercices quotidiens et appropriés,
avec notamment, l'obligation formelle de piocher dans les dictionnaires
le plus fréquemment possible.
Vous parliez à l'instant
de votre fils. Quelle place tient-il dans votre existence ?
La place que n'importe quel enfant unique de sept ou huit ans occupe dans
la vie de sa mère : énorme. Mais j'ai beaucoup de chance
: je le vois sûrement davantage qu'une femme obligée de travailler
tout au long de l'année pour vivre, et qui mène son enfant
à la crèche chaque matin pour le reprendre le soir à
6 heures. Bien sûr, il y a des moments où, tournant loin
de Paris, je ne vois pas mon bambin, mais durant d'autres longues périodes,
je ne le quitte pratiquement pas, ce qui a été le cas cette
année. Certes, il avait fallu six à huit mois pour préparer,
pour concevoir "Peau d'âne", mais le tournage n'a duré
que l'espace d'un demi-été.
Votre fils vous a-t-il déjà
vue sur l'écran ?
Pas jusqu'ici, mais il verra "Peau d'âne".
Et qu'avez-vous fait, Catherine,
pendant que vous ne tourniez pas ?
Je me suis arrêtée de voyager. Je me suis reposée,
j'ai énormément dormi, tantôt à Paris (car,
au-delà de la cour pavée que vous remarquiez en montant,
il y a des arbres), tantôt à la campagne ou à Quiberon.
Je vois des amis. J'en ai peu, je n'en change pas et je les aime beaucoup.
Et puis je suis souvent allée au cinéma. J'ai été
éblouie par un vieux film de Marlène Dietrich, "Blonde
Vénus". Dans trente ans, je voudrais bien avoir l'allure qu'elle
a : Marlène a gardé une fraîcheur et un air "moderne",
qui sont fascinants.
Où se situe la frontière
entre votre vie privée et votre vie professionnelle ?
Je ne peux pas faire de distinction. Je ne suis pas de ces femmes qui
peuvent dire : "J'ai deux vies, une vie où je suis chez moi,
seule, avec mon fils, où personne ne sait où j'habite et
une autre vie, professionnelle celle-là, où j'appartiens
à tout le monde, au public quand je tourne, etc.". Non ; je
n'ai pas une notion aussi nette du métier d'actrice et je ne sens
pas de ligne de démarcation précise.
Dans "Peau d'âne",
vous êtes la Princesse. Vous sentez-vous princesse en dehors du
cinéma ?
Encore une fois, non. Je ne me classe dans aucune couche sociale, ni princesse,
ni fille de bourgeois, ni travailleuse de force. C'est le privilège
des acteurs que de se déplacer dans les catégories sociales,
mais de n'appartenir à aucune classe de la société.
Forment-ils une classe à
part ?
Une race à part.
Ce ne sont pas des parias, tout
de même ?
Non, je n'aurais pas employé ce mot : mais, pour moi, les acteurs
sont vraiment en marge de la société, bien qu'ils n'en souffrent
aucunement.
Aimez-vous les acteurs, en général
?
Oui, beaucoup ; avec leurs faiblesses, leurs qualités, et leurs
défauts.
Quelles faiblesses ?
Peut-être le cabotinage, peut-être justement de n'appartenir
à aucune catégorie, ou encore, parfois, leur "apesanteur".
En fait, un acteur qui travaille beaucoup connaît, tous les jours,
des aventures extraordinaires et jamais "la vie" n'est aussi
irréelle que celle que vivent les comédiens.
Alors vous, Catherine, comment
retombez-vous dans la vraie vie ?
Je n'ai pas à retomber dedans ! C'est ma conviction profonde que
mes deux existences se mélangent sans que je fasse déborder
l'une ou l'autre ; quand je cesse de jouer, je n'ai pas à refermer
quelque porte mentale. Je suis dans un état d'équilibre
harmonieux.
Mais le prix du beefsteack vous
préoccupe-t-il ?
Très sincèrement, pas pour moi, car je n'ai pas le temps
matériel de m'occuper de cela. Je gagne ma vie, et d'autres, autour
de moi, équilibrent mon budget. Mais attention, mon cher : cela
ne veut pas dire du tout que je ne suis pas préoccupée du
coût de la vie en général ; je ne me meus absolument
pas dans un rêve et hors de mon temps. Les événements
du monde me touchent, les tragédies me blessent. Par ailleurs,
j'ai des idées précises sur l'éducation, sur les
hommes, sur les femmes ; je sais pourquoi j'aime ou je n'aime pas les
gens - ce qui n'empêche pas des coups de cur comme chez tout
un chacun.
La condition de la femme dans
le monde vous intéresse-t-elle, vous sentez-vous concernée
?
J'ai une situation privilégiée : j'ai beau me sentir femme
et très femme, je vis un peu comme un homme, dans la mesure où
je travaille, où je me débrouille et où mon enfant
dépend de moi seule. Pourtant, j'ai mes idées sur ces problèmes
: je suis plutôt pour la femme soumise. Ceci posé, les femmes
ont certaines aspirations qui m'intéressent, et que je trouve normales,
d'autres puériles et dérisoires qui me mettent hors de moi,
telles les revendications sur le plan de l'égalité. L'égalité
entre un homme et une femme, c'est un mot vide de sens, qui ne veut rien
dire ; en revanche, quand une femme veut toucher le même salaire
qu'un homme pour le même travail, je trouve cela absolument normal.
Quel curieux entretien nous
avons, aujourd'hui, Catherine ! Nous étions partis sur de la bulle
de savon et nous voilà aux problèmes sociaux ! Redonnez-moi
une tasse de café, car il est fort bon, et parlons cinéma.
J'ai vu récemment un très bon film espagnol, de Luis Bunuel,
"Tristana". Vous y jouez une pure jeune fille qui, à
cause de l'égoïsme de son parrain devenu son mari, Don Lope,
finit par s'en débarrasser en l'envoyant au ciel.
Il a eu beaucoup de succès, mais on ne l'a donné que dans
les petites salles. Il n'était pas fait pour les cinémas
de 3 000 places. Il marche encore admirablement aux Etats-Unis et je me
suis doublée moi-même, et là, en me doublant, je me
suis aperçue d'une chose : j'ai un débit trop rapide quand
je me laisse aller et je devrais me modérer. Aussi, en ce moment,
je fais un grand effort sur moi-même pour contrôler le rythme
de mes phrases.
Est-ce difficile, le doublage
?
Pour "Tristana", film espagnol, moi je tenais mon rôle
en français. C'est donc une autre actrice qui parla mon texte en
espagnol pour l'Espagne et l'Amérique Latine. Ensuite, pour le
spectateur français, je me suis doublée moi-même :
j'ai redit, en studio, les mots exacts de mon rôle, pour mieux cadrer
avec le ton général de cette version française. Cela,
c'est relativement facile et d'usage courant. Mais il est bien plus délicat
de se doubler en une langue étrangère ! D'une part, le texte
est complètement nouveau ; ensuite, parlant une langue qui n'est
pas la vôtre, vous devez arriver au vingtième de seconde
près, à être synchrone avec vous-même, avec
ce que vous aviez dit dans la langue que vous parliez au tournage. Mais
pour "Tristana", il était important pour moi, pour le
futur de ma carrière, qu'on entendît, aux Etats-Unis, ma
propre voix en anglais.
Vos projets de cinéma
?
Il m'est difficile d'en parler. Pour le moment, j'accompagne "Peau
d'âne" pour le présenter lors des premières en
province.
A propos, on dit que le tournage
à Chambord n'a pas été facile ?
Nous travaillions dans une partie du château interdite au public.
Mais, comme Chambord est plutôt pauvre en meubles, le bruit des
touristes passant et parlant derrière les portes était accru
par la résonance de ces grandes salles à peu près
vides. Nous devions alors interrompre le tournage. Un autre, à
la place de Jacques Demy le réalisateur, se serait rongé
d'impatience : lui non. Si "Peau d'âne" est un conte de
fées, Jacques Demy a une patience d'ange : nous attendions tranquillement.
Quelle est la différence
entre Deneuve 70 et Deneuve 60 ?
Dix années de choses agréables ou beaucoup moins agréables.
Des émotions très fortes. L'expérience. Mûrir.
Je crois que j'ai bien profité de ces dix années-là.
Avez-vous le sentiment d'une
nouvelle étape, qu'à un moment donné tout serait
reparti après s'être arrêté ?
Ce sont des déclics qu'on ne ressent qu'après ; je n'ai
pas connu de moments où j'aie voulu faire le point. J'essaie de
toujours faire face à ce qui m'arrive et je n'ai donc pas à
me dire : "Bon, ça c'est fini - commençons autre chose".
Je suis toujours restée directe et assez entière ; je déteste
les compromis, les choses troubles et vagues. Je ne suis pas amère,
ni blasée sur les choses essentielles, c'est-à-dire les
sentiments. Malgré les coups durs, je n'ai jamais perdu le pouvoir
de m'exalter et de m'enthousiasmer pour quelque chose ou quelqu'un...

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