Ses interviews / Presse 1960-79 / Le Soir Illustré 1962
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Candide Catherine

A toi, Catherine.

Une Ophélie aux cheveux ruisselants passe en courant le long de la piscine, trébuchant sur ses semelles compensées. Elle heurte une bicyclette et s'enfuit dans les escaliers entre deux drapeaux à croix gammée sous un romantique portrait d'Hitler.

Des naïades aux jambes fines se promènent paresseusement en compagnie de soldats bottés, vêtus de vert. L'un d'eux s'approche de moi, avec un visage si aigu que machinalement j'ouvre mon sac pour chercher un laissez-passer, et puis je reconnais Roger Quaglio que sa blondeur, dans le paysage de 1944, prédisposait à faire illusion. Tout ce monde, du reste, officiers et soldats, baigneuses ou passantes, obéit avec beaucoup de bonne volonté à un long garçon sans uniforme dont une mèche brune voile les yeux clairs comme l'eau, seul rapprochement apparent que l'on puisse faire entre lui et le chef du troisième Reich.

Il a de l'autorité sans être autoritaire. On lui obéit sans y penser, me confie Catherine Deneuve, maintenant assise près de moi, droite dans sa robe de mariage froissée. Et son regard rayonne d'admiration.

Lui, c'est Vadim, bien sûr, en train de diriger les prises de vue de son dernier film inspiré par le marquis de Sade : "Le vice et la vertu" et "L'histoire de Juliette". Roger Vaillant et Roger Vadim (pourquoi par les V2), réunissant Justine et Juliette dans le même scénario, en ont fait les héroïnes opposées d'une intrigue aux multiples péripéties dans les milieux hitlériens de la fin de la guerre. C'est ainsi que le couvent de moines lubriques, où Sade enfermait Justine, devient un château de "plaisir" pour les hauts dignitaires SS.

La candide Justine, c'est Catherine Deneuve, la fiancée de Vadim. C'est vrai qu'avec ses yeux couleur d'algue, ses traits fins et son cou mince, elle est toute douceur et clarté.

Je suis née le 22 octobre 1943, le dernier jour du signe de la Balance, à Paris, dans le seizième arrondissement.

Le signe de l'harmonie, dans la ville de la mesure, en son quartier le plus élégant : une telle conjonction prédispose, semble-t-il, à une vie bien ordonnée et il semble en effet que Catherine n'ait eu qu'à se laisser porter par un destin favorable.

Mon enfance a été très heureuse. La plus forte émotion que j'ai eue, c'est quand ma sœur Sylvie est tombée dans l'escalier de pierre de notre maison de campagne et s'est ouvert le front.

II faut dire que Catherine est la fille du comédien Maurice Dorléac et de la comédienne Renée Simonneau de la Comédie-Française, un ménage très uni.

Maman a abandonné le théâtre à la naissance de ma sœur Françoise, pour pouvoir se consacrer à ses enfants.

Françoise, c'est bien sûr Françoise Dorléac, connue depuis "La gamberge" et "Arsène Lupin contre Arsène Lupin", maintenant fiancée à Jean-Pierre Cassel, mais il y a aussi Danielle, qui a 26 ans et se contente d'être mère de famille, et Sylvie, la dernière, une collégienne de 15 ans.

L'ingénue qui évoque tendrement sa famille et son enfance si proche n'était pas beaucoup plus vieille quand on lui a offert, son premier rôle dans "Les portes claquent".

Avec un tel entourage, vous ne deviez rêver que de levers de rideau ?
Pas du tout ! Bien sûr, j'étais très fière de mon père et je me souviens surtout d'avoir été éblouie quand je l'ai vu arriver sur la scène du Sarah Bemhard où il jouait "Kean" à côté de Pierre Brasseur :il était enveloppé dans une immense cape noire et j'avais envie de hurler : "C'est papa, c'est papa !". Mais je n'avais jamais pense que jouer la comédie deviendrait mon métier. Ma sœur Françoise en parlait sans cesse, elle était passionnée, moi je voulais faire des études sérieuses.

Des études de quoi ?

Elle rit, comme une petite fille.

Oh ! vous savez, je n'étais encore qu'en seconde.

Puis relevant son petit nez bien droit :

Mais j'étais une très bonne élève.

Alors que s'est-il passé ?
Françoise dans "Les portes claquent" devait avoir une sœur plus jeune, dont la voix ressemblait à la sienne. On a cherché dans tous les cours, chez les jeunes comédiennes. Ça n'était jamais tout à fait le personnage, alors Françoise a pensé à moi. J'ai hésité, je voyais que maman était ennuyée et je ne pensais réellement qu'à mes études. C'est papa qui m'a dit : "C'est une chance. Si tu as le moindre désir de devenir comédienne, il faut la saisir". Alors j'ai accepté de crainte d'avoir des regrets plus tard. Maintenant, je pense que j'ai rudement bien fait.

Maintenant, vous sacrifieriez tout au cinéma ?
Oh ! non, j'aime jouer, je me sens heureuse sur un plateau, mais il y a au moins une chose que je trouve plus importante que le cinéma.

Laquelle ?
L'amour !

C'est parti tout seul, comme une évidence. Elle rosit de l'avoir dit. Vadim a bien de la chance...

Mais non, c'est moi qui ai de la chance ! Vous n'imaginez pas comme il est gentil, comme on se sent près de lui en sécurité : il sait être à la fois un amoureux et un grand frère, toujours plein de projets merveilleux, de rêves recommencés. Son secret, je vais vous le dire, il est bon !

Elle s'énerve un peu, allume une cigarette parce qu'elle sait que je vais lui demander :

Etes-vous heureuse de votre situation actuelle ? (on sait que Vadim a décidé de ne pas se marier pour le moment, afin de protéger la tranquillité de sa fille, la petite Nathalie, qu'il a eue d'Annette Stroyberg).
Je suis très heureuse, j'aime Vadim et il m'aime, n'est-ce pas l'essentiel ? En lui j'ai pleine confiance, et j'aime d'être guidée par lui. Quand je l'ai connu...

Au fait, comment l'avez-vous connu ?
A l'Epi-Club, le soir de la première de "Et mourir de plaisir". Nous avions un ami commun, Jean-Claude Simon. C'est lui qui nous a présentés.

Elle reprend, visiblement heureuse de rappeler ce souvenir :

Quand je l'ai connu, j'étais morte de timidité, je n'osais pas le regarder, et vous savez ce qu'il a dit : "votre robe est affreuse, vous avez des boucles d'oreille impossibles". Je ne savais plus où me mettre; heureusement, il a ajouté : "j'aime votre coiffure".

Les coiffeurs auront joué un grand rôle dans ma vie, ajoute Catherine, en riant, c'est grâce à l'un d'eux que j'ai tourné mon second film.

Comment ?
Ma coiffeuse dans "Les portes claquent" était la femme de Jacques Stern, le coiffeur de madame de Carbuccia. Madame de Carbuccia était productrice d'un film pour lequel on cherchait une ingénue, elle l'a dit à Jacques Stern et c'est ainsi que je me suis trouvée aux côtés de Met Ferrer dans "L'homme à femmes". Ensuite on m'a proposé des choses qui m'ont si peu intéressée que je pensais reprendre mes études avant de rencontrer Vadim.

Vous l'avez aimé tout de suite ?
Tout de suite j'ai subi son charme, mais je crois qu'il me faisait un peu peur, je bredouillais en sa présence.

Quels hommes vous attiraient avant lui ?

La réponse vient, immédiate, sans aucune réflexion :

Gary Cooper, Clark Gable, les héros de western aux larges épaules et au cœur tendre, c'est si rassurant... Mais j'aime bien aussi ce qui me fait un peu peur.

Vadim a gardé ce pouvoir sur vous ?
Non, maintenant c'est autre chose, nous nous entendons si bien ! Mais nous jouons à nous faire peur ensemble. A New York, nous allions le plus souvent possible dans la 57e rue où on donne des films d'épouvante, nous adorions ça...

Et c'est lui maintenant qui vous rassure ?
Oui, j'ai l'impression d'être entrée dans son univers.

L'univers de Vadim. Quelqu'un qui l'aimait beaucoup et qui était son camarade lorsqu'il travaillait pour un journal, m'en avait parlé, il y a dix ans : "Lafacadio égaré dans un roman russe, sans domicile fixe et reçu par toute l'aristocratie d'Europe, sous des sourcils charbonneux, des yeux de mer, une voix d'une douceur étrange. C'est un de ces garçons que tu vois venir dans la rue et que tu n'as jamais rencontré auparavant, et dont tu te dis : "Tiens voilà mon ami" dès que tu l'aperçois. Ajoute à cela une générosité totale. On lui emprunte vingt mille francs, on veut les lui rendre, et il répond : "Prêter, c'est donner", alors qu'il est fauché comme les blés en septembre. Parce qu'il ne se sent propriétaire de rien, on a l'impression que le monde lui appartient. Sa fiancée est la petite danseuse Brigitte Bardot qu'on a aperçue un jour en couverture d'un magazine. Il ne semble pas que le succès l'ait foncièrement changé".

De nous, c'est lui le bohème, confirme Catherine Deneuve. Dans son appartement d'Auteuil, les amis débarquent à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, comme ils le faisaient autrefois, à Saint-Germain-des-Prés. Vous voyez, le plateau est plein de gens qu'il aime bien, que souvent il connaît depuis longtemps.

J'aperçois en effet Michel de Ré, qui peu de temps après la guerre confia à Vadim son plus grand rôle de comédien dans "On fait le ménage en enfer", au studio des Champs-Elysées. La distribution comprenait : Juliette Gréco, Christian Marquand, Nicot, qui lança la rose rouge, Jean-Claude Merle, et c'est en répétant dans les caves d'un bistrot de la rue Dauphine qu'ils "inventèrent" le Tabou.

Il est toujours prêta partir pour quelque interminable voyage. Moi, j'ai besoin d'avoir une maison, des meubles que je reconnais en rentrant le soir, des tas de petits objets comme anges gardiens. Un flacon familier que je tiens dans la main, me relie au monde et me rassure. Les hôtels me glacent.

Elle rit.

Seule, je crois que je ne supporterais pas de voyager; mais avec Vadim, ça change tout, et les mois passés à Tahiti ont été merveilleux.

Elle prend un temps :

Malgré les coups de soleil ! Ils m'ont mise dans un tel état qu'on a dû me remplacer dans le film par une Tahitienne plus habituée au climat...

Ainsi vous êtes restée près de deux ans sans travailler ?
Oui, mais cela passe si vite ! Je suivais Vadim partout, j'étais heureuse, le reste vient après.

En écho dans ma mémoire, j'entends la réplique d'un personnage de "La mouette" de Tchekov : "Votre société est agréable, mes amis, vous écouter est un plaisir, mais... on est bien mieux dans son hôtel à apprendre un rôle".

Il est vrai que c'est un personnage qui met le plaisir de jouer au-dessus de tout et qui n'a plus 19 ans. Catherine Deneuve sent encore devant elle beaucoup de pages blanches à remplir.

J'ai tout de même été ravie quand Marc Allegret m'a confié un sketch dans "Les Parisiennes".

Et depuis ?
J'ai tourné "Et Satan conduit le bal" qui n'est pas encore sorti et me voilà Justine.

Elle sourit d'un sourire tranquille, et gentil. Ses yeux ont des transparences de verre vénitien.

Pourquoi portez-vous cette robe froissée ?
C'est la robe de noce de Justine. Quand elle sort de l'église, où a eu lieu la cérémonie, son mari est arrêté là, par la Gestapo ; elle se précipite immédiatement au Lutetia où elle est sure de rencontrer sa sœur, maîtresse d'un officier allemand et qui pourra l'aider à sauver son mari. Sa sœur est dans le sauna, ce qui vous explique mes cheveux mouillés.

A ce moment de l'autre côté de la piscine paraît une vamp à la longue crinière fauve. Fumant une longue cigarette - talons hauts et court peignoir - elle jette sur l'assistance un coup d'œil dominateur; un général de la Wehrmacht se casse en deux pour la saluer. C'est - Annie Girardot - qui rencontre son amant, Otto Hasse.

Catherine Deneuve, que pensez-vous de Sade ?

Le visage délicat est tout entier protestation.

Mais je ne l'ai pas lu ! Seulement quelques extraits et j'avoue que ça ne m'a pas donné envie d'en connaître plus, je n'aime pas ça du tout.

Il est vrai en revanche que "Sanctuaire", le roman de Faulkner, est un des livres qui l'ont le plus touchée, et la jeune fille du Sanctuaire n'est-elle pas un peu une Justine vue par d'autres yeux ?

Sans doute est-ce à elle que Catherine demande l'inspiration pour se pénétrer de son rôle, à elle et aussi à Vadim dont elle écoute les conseils d'un air concentré. Le voici justement qui s'approche, et qui l'entraîne doucement vers les projecteurs, entre les drapeaux noir, blanc, rouge; elle devient un Petit Greuze attentif, on tourne.

Etrange chose: elle est encore une collégienne nichée dans son enfance; cette enfance, elle essaie d'en prolonger encore les charmes ; elle garde dans son cœur, à côté de Faulkner, une place pour Bicot ou Mickey Mouse, pour les chevauchées et les crinolines de "Autant en emporte le vent" ; et pourtant, prête à tourner l'histoire la plus osée, elle garde une assurance, une sécurité de femme qui sait ce qu'elle fait et se sent dans la bonne direction. Cette sécurité, c'est Vadim qui la lui donne.

Au théâtre, Jouvet a particulièrement aimé former des ingénues et l'Ondine Madeleine Ozeray a témoigné de ce pouvoir.

Ce sont aussi les ingénues qui intéressent Vadim, et même des ingénues bien élevées, mais il en fait des personnages un peu différents d'Agnès, des espèces de vamps innocentes, de gentilles ravageuses.

Brigitte Bardot, je l'ai rencontrée à Mégève, pendant le tournage de "La bride sur le cou". Au début, j'étais un peu gênée mais elle est si gentille, me disait tout à l'heure Catherine Deneuve.

Annette Stroyberg est gentille. Vadim ne manque pas une occasion de le dire.

Quant à Catherine Deneuve, sa gentillesse est une évidence après trois minutes de conversation. Deviendra-t-elle aussi un exquis petit bourreau ?

En quittant la piscine Lutetia, je ne peux m'empêcher de penser à Candaule, ce roi de Sardes, artiste et fin. Il était si ému de la beauté de sa femme qu'il voulut faire partager son enthousiasme à son favori Gigès et lui fit contempler la nudité de la reine. La reine se vengea an faisant tuer Caudale par Gigès qu'elle épousa.

" Il est vrai, dit Hérodote, que ce n'étaient pas des Grecs".


Par : Nathalie Sorel.
Photos :


Film associé : Le vice et la vertu, Les portes claquent, L'homme à femmes, Les Parisiennes, Et Satan conduit le bal



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