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Ses interviews / Presse 1980-89 / Actuel 1987 |
Repères
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Je ne m'attendais pas a emmener
Deneuve traîner à Belleville ou voir ce qui se fait aujourd'hui
dans un Paris qu'elle ignore. On s'est bien amusés. Ca vous étonne
? Moi, oui... Catherine Deneuve arrive. Elle a la démarche vive et la poignée de main décidée d'une femme qui mène sa vie. Elle est habillée genre XVIe. Chemisier marron, jupe droite. Elle s'assied. Sur la table basse, je repère un livre sur Chanel et des romans. On se regarde. Une heure de vouvoiement installe tout de suite une distance respectueuse. Je la revois en photo avec Reagan, représentant la France lors du centenaire de la statue de la Liberté. Pendant que nous échangeons des politesses, je la revois aussi dans les clairs-obscurs de " Belle de jour " laiteuse en dentelle noire qui se donne à des inconnus l'après-midi. En lui enlevant son côté représentante officielle de la France, Mocky l'a rajeunie. Mais on ne peut pas de but en blanc attaquer sur ce genre de sujets quand on la regarde s'asseoir sur le bord du fauteuil qui fait face au mien. D'ailleurs, tous les deux, on manque de faire les timides. Parlons donc du motif de notre rencontre. Vous avez pensé quoi
de Mocky ? Re-silence. Après Polanski, c'est
votre deuxième polonais. C'est votre rôle qui m'a
fait venir. C'est bien la première fois que je vous vois comme
ça en une espèce d'institutrice soixante-huitarde sympa. Bohringer. Vous savez que ça me
rappelle la première fois qu'on s'est rencontrés. Elle ne cache pas sa surprise et ne me sort pas de minauderies polies sur le fait qu'elle a oublié et pour cause. Un bon point pour Mme Deneuve. Je lui raconte mon énervement a l'avoir vue à la Muette en 1962, et d'avoir su qu'elle sortait avec des " vieux ". Je la sens un peu gênée. C'est vrai. Je ne fréquentais pas les bandes du XVIe. Très jeune, à quatorze ans, j'avais rencontré des hommes marquants et ces rencontres m'intéressaient beaucoup plus. Je préférais déjà me trouver en tête-à-tête avec des gens a priori plutôt secrets... C'est une persistance dans ma vie. Evidemment, il y a eu des exceptions tape-à-l'il. L'homme dont vous parlez (Vadim)
n'est pas finalement si antipathique. A dix-sept ans, ça arrive. Mais vous ne vous êtes
jamais intéressée aux hommes de votre âge ? Catherine Deneuve rit. Ouf. Et vous vous êtes retrouvée
à Saint-Tropez. Vous avez dû changer depuis.
Je vous vois souvent en photo dans les magazines mondains. Quel effet
ça fait de se trouver chez Reagan au milieu de plein de pingouins
? Oui mais ça vous le vivez. Vous n'allez pas là chaque
fois en vous disant, papa m'a dit... Pourquoi ? En tout cas, vous n'avez pas
dérapé en serrant la main de Reagan. Un comble. Avec votre image,
une photo comme ça peut inconsciemment donner aux gens l'impression
que vous étiez volontaire pour être là. On connaît
des grands libéraux qui se sont démenés il y a deux
ou trois ans pour avoir leur photo avec Reagan. Même qu'ils faisaient
la queue pour lui serrer la main. Après il suffisait de recadrer
la photo et hop le tour était joué, ça, c'est la
politique. Vous étiez contente d'être partout avec Reagan. On vous l'a demandé officiellement
? On vous a montré la statue
avant ? On la voit dans les mairies
? Ca fait quel effet ? Pourquoi ? On vous l'a donnée
? Ecoutez, à qui n'a-t-on
pas fait cette offre depuis deux ou trois ans ! Ma question vous embête,
elle choque votre pudeur ? Vous pensez à votre action
pour les fleurs ! Ca vous intéresse tant
que ça les fleurs ? Oui mais les fleurs ? Mais alors, il y a un bel espace
de combat pour vous. Vous connaissez les beaux jardins
d'Orient ? Les fleurs du lac Dal a Srinagar... Vous êtes restée
très Blanche, entre guillemets. Remarquez, c'est bien d'avoir
gardé tout ça pour plus tard... Dans les pays hors culture américano-européenne,
vous pourriez aller y tourner des films et voyager en même temps.
Vous n'avez jamais de propositions d'Asiatiques ou d'Arabes. On vous filtre
les scénarios ? Revenons à cette image
respectable que vous donnez de mon pays, Mme Deneuve. Ce côté
par moment, m'hallucine. II y a comme une espèce d'aliénation
étrange, vous êtes hors territoire. Vous êtes une star. Je parle du look... il y a un
look Deneuve. Qu'est-ce que vous me racontez
là ? Vous faites très attention,
peut-être trop... Ca vient de votre éducation
? De l'incertitude face à ce que vous avez à dire ? Du côté
ridicule qu'il y a à donner son avis surtout parce qu'on est une
star de cinéma ? La vie publique ne vous apporte
rien ? C'est pour ça que vous
prenez cet air impassible ? Ah bon, c'est calculé
? C'est pour ça que vous
aimez les objets des années 1900-1930, les tableaux, statues, vases
et lampes qui ornent en nombre votre appartement ? Quand on entre chez vous, c'est
saisissant. Les autres époques ont
disparu pendant le déménagement ? Alors, et le moderne ? Je me gratte la tête en entendant ça. Catherine Deneuve n'aurait rien vu de tout ce qui bouillonne en peinture, sculpture ou design depuis quelques années ? En plus, il faut que je me dépêche car j'arrive au bout du temps autorisé lors des quatre interviews annuelles. En plus, elle est vive, plutôt curieuse et introspective. Elle a dû prendre de l'épaisseur en vingt ans. II y a un mystère. Est-ce que j'avais des préjugés ? Vite, vite, trouvons quelque chose. II faut la sortir de ce cadre pour parler de façon moins convenue. Au moins comme ça, elle sortira de sa prison protégée pour ma pomme. Faut que je l'emmène là où ça sera cool. Belleville ? Chez les artistes ? Dites. J'ai eu une idée.
Je me dis que ça pourrait être marrant de vous faire réagir
sur les créations de votre génération que vous n'avez
pas vues. Vous avez dû remarquer
que Paris est coupé en deux ? Sans blague. Je me tue à
le dire et à le répéter notamment aux gens du XVIe,
à vos amis. Notre génération, elle aussi, se croit
coupée en deux. L'Ouest et l'Est feraient bien de se visiter sinon
on fait tous le jeu de la politique. Ca vous a pris longtemps d'en
sortir ? Je vous répondrais :
t'es malade ou quoi ? Ici, une précision, on comprend Catherine Deneuve. Rappelez-vous les tragiques précédents, rien que Lennon. Nous prenons rendez-vous pour quinze jours au plus tard, début août. Programme : Belleville, le dernier restaurant chinois très " branché ", petite promenade pour voir au passage si on la reconnaît jusque là. Après, nous irons chez des artistes, que la perspective de voir Catherine Deneuve a bien fait rigoler, même si, pendant cinq secondes, ils sont restés interloqués au téléphone, à l'idée de la voir débarquer. Comme ça, elle verra peut-être qu'on peut rencontrer des gens sans que ça pose d'épouvantables problèmes de naturel. Quinze jours après, je me retrouve au bar du Crillon à attendre Catherine Deneuve. Quels metteurs en scène
vous ont laissé les plus fortes sédimentations ? Ca y est ! Avant même qu'arrivent les plats, je vois une jeune serveuse chinoise qui glisse vers nous avec son portefeuille à la main : " Madame Michèle, voilà, il parait que vous êtes une grande actrice. Vous pouvez signer mon portefeuille. Chez nous, ça porte bonheur. Je m'appelle Alice ". Catherine Deneuve rougit, se trouble, signe et finit par rire : " Elle me prend pour Michèle Torr ! " Même ici, voilà que le mouvement s'enclenche. Les serveurs chinois veulent conserver une photo d'eux avec cette star dont ils n'arrivent pas à dire le nom exact. Je sens Catherine Deneuve mal à l'aise. Une perle de sueur sur son front. Photo et rephoto. Les plats sont arrivés. Le patron aussi qui sourit si largement. Je dois donner de la voix pendant que Catherine Deneuve me sert d'autorité des boulettes à la vapeur, ce qui me fait un drôle d'effet. Et Polanski ? Quel rôle ? Ca revient quand même,
une petite tendance qu'il faut repérer. Prenez les Anglais, Stephen
Frears celui qui a fait "My Beautiful Laundrette". Ils sont quatre ou cinq. Et la nouvelle vague, ils étaient
combien ? Quatre, cinq ou six ? Buñuel vous a raconté
beaucoup d'histoires ? Elle réfléchit. Elle cherche souvent à être précise. Je ne suis pas sure que Buñuel ait fait le film qu'il voulait. II pensait à quelque chose de plus audacieux, et que ma réserve, ma froideur... II aurait voulu faire un film un peu plus cru. Et vous ne le vouliez pas ? II vous parlait du surréalisme. Arrive l'addition. Les Chinois sont trop géniaux : "En l'honneur de votre visite, dit le serveur, nous vous avons fait 10 % de réduction". A Belleville, le regard du passant n'était pas insistant. Faut reconnaître qu'on croisait peu de Français moyens. Des qu'on s'arrête du côté de Nation, les têtes se remettent à tourner comme des girouettes. Une jeune femme sort de sa confiserie : "Entrez donc vous êtes chez vous !" Peut-être devriez-vous
changer de look ? Nous voilà partis vers Malakoff. Catherine Deneuve ne connaît ni Boltanski, ni Annette Messager, ni Combas. II sont d'ailleurs souvent plus connus à l'étranger qu'en France. Trois prototypes d'artistes contemporains. Boltanski joue sur les photos, ses photos d'enfance, des photos de détectives, des boulettes de terre, des mèches de cheveux qu'il monte comme des reliques. Un conceptuel, si l'on veut simplifier. Annette peint et coud des chimères et des bouts d'anatomie. Combas est un des plus jeunes excités du pinceau de la figuration libre et il peint comme on joue de la guitare de rock. Ils habitent à Malakoff dans une usine de poutrelles restaurée. On a l'impression d'arriver dans une oasis. Ils ont fait grimper la verdure partout. Ha ! Ils s'emmerdent pas vos peintres, s'écrie
Deneuve. Qu'est-ce que vous leur avez raconté ? Je me demande s'ils vont prendre, comme dirait Deneuve, une attitude de composition ou de retrait. Boltanski reçoit dans son foutoir de vieux journaux et de boîtes de Biscuits. II se met à parler comme une mitraillette. A ce point, c'est un effet Deneuve ! Sa tirade est d'ailleurs joliment émouvante : "Ici, je colle ensemble sur des panneaux des photos découpées dans Détective. Je mélange victimes et assassins. Quand on enlève les légendes des photos, rien ne ressemble tant à une victime qu'un assassin. Et là j'ai grandi une photo de classe. Elle vient d'un lycée juif de Vienne en Autriche. Ils souriaient tous sur la photo". Et une fois agrandis ils ont tous l'air tragique, constate Deneuve. Boltanski continue. II veut tout dire : "C'est quand je ne fais rien, quand je me fais du souci que je travaille le mieux. Dans mon travail, c'est l'idée qui compte. Au début, je faisais des petites boulettes de terre glaise. J'en ai fait 3 000. Comme si j'espérais en faire une parfaite. On aurait pu me cataloguer comme schizophrène et m'enfermer : mais si on dit que c'est de l'art, on n'est plus fou. Vous aviez vu l'exposition d'art brut organisée par Dubuffet ?" Deneuve feuillette un catalogue : Vous avez fait une pièce en hommage à "La nuit du chasseur". Mais c'est un de mes films préférés. II évoque tant de choses sans jamais rien rappeler. Je le regarde régulièrement. On pense à Lewis Carroll. Surtout dans les scènes filmées en caméra subjective avec le regard d'un enfant qui a peur... Je viens d'exhumer une boule de cheveux du fond d'une boîte de biscuits. Boltanski : "Je fais aussi des reliques avec mes cheveux. Si la dernière rognure d'ongle de Victor Hugo mérite d'être transformée en relique, on peut en tirer une démarche artistique". Vous me rappelez ces histoires étranges de gens qui entassent des détritus après la mort de leur mère. II y avait un homme qui arrivait à peine à rentrer chez lui. Quand il ouvrait la porte ça débordait dans l'escalier. A chaque fois qu'il était surpris en train d'ouvrir sa porte pour rentrer chez lui, il refermait très vite et faisait semblant de sortir... Pour que rien ne déborde. Elle pense à qui ? A Boltanski ou à Deneuve ? Nous passons chez Annette Messager. Deneuve est songeuse devant ces grandes toiles noires. D'immenses oreilles, des genoux ou des pieds au milieu desquels Annette peint des petit jardins japonais. Au premier regard, l'uvre d'Annette est dérangeante, voire exhibitionniste. Annette : "Je suis en pleine période noire. J'ai décidé que ça ferait plus sérieux. Une fille qui fait de la peinture, on la prend forcément pour une fofolle !" Deneuve a sursauté. Tiens donc. Hé oui. La peinture, c'est un milieu très mâle. Partout ? En France, c'est le Moyen-Age. Et dans le ciné c'est comment ? C'est aussi très misogyne. Mais aux Etats-Unis, ça n'est pas mieux ? "Dans les années 70, répond Annette Messager, on y acceptait bien le body-painting ou les performances. Ca semblait féminin. II fallait être un peu danseuse, un peu courtisane. Mais quand il s'agit de vrais tableaux, même là-bas, on trouve que les femmes manquent de puissance (Annette rit tout doucement, merveilleusement caustique). Surtout en ce moment où la culture américaine se retrouve au milieu d'une époque beaucoup plus réactionnaire..." Deneuve en profite. Elle se tourne vers moi : C'est la faute à votre ami Reagan ! Je sors faire un tour pour les laisser parler. Quand je reviens, Annette est en train de montrer à Catherine Deneuve un livre de poèmes érotiques du Moyen Age. " Tenez, lisez celui sur le con ". Léger sursaut de Deneuve. Elle se met à lire ce qui suit : Connin vêtu de ton poil folaston Connin grasset sans aretes sans os Friant morceau de naive borne... C'est vraiment très joli, dit Deneuve en finissant le poème. Combas n'est pas chez lui mais c'est tout comme : sa peinture énergique déborde sur le sol. Sa copine est là. C'est une jeune vamp rock très maquillée. Là, je vois Deneuve déroutée. Les personnages agités de Combas lui agressent l'il comme un morceau des Sex Pistols. Des dents dehors, des couleurs qui hurlent. Et personne n'arrive vraiment à rien dire. Dans ce cadre, qu'elle le veuille ou non, Deneuve se sent bousculée et elle se replie derrière son image. La fille fait de même. II faudrait du temps pour briser la glace. Mais nous sommes en retard. Dans la voiture, Catherine Deneuve me dit : Etonnant, cet endroit. J'aurais pas imaginé. On se croirait à Venice, en Californie. Pas besoin d'aller si loin.
II y a plein de gens et d'endroits comme ça, à Paris... Vous voyez que la frontière
invisible n'existe pas, qu'il suffit de vouloir regarder partout. Alors pourquoi ne pas la franchir
toute seule ? Ce qu'on vient de voir est à trois kilomètres
de chez vous. Fallait-il un guide pour le découvrir ? Pas avec ce genre de gens. Annette,
c'est votre génération et, dans cette génération,
le rock a démythifié la star et ridiculisé son statut.
Suffit d'avoir vu le mec de la HLM à côté se prendre
la grosse tête... Finalement, cette image que vous devez assumer...
elle vous empêtre, non ? En plus, elle pèse son poids de
responsabilité, cette image de bourgeoise, non ? Elle peut devenir
le symbole de choses... Et qu'on ne défend pas
spécialement. Non. Ce qu'ils racontent de
ce qu'ils font, c'est toujours ce qu'on peut comprendre. Ils ne vous parlent
pas de leurs difficultés de création. Les acteurs sont pareils...
II y a une volonté de mettre l'accent sur des choses qui sont transmissibles
et qui peuvent se toucher. Je parlais de la représentation sociale
dans laquelle il est convenu qu'on joue chacun des rôles. Moi par
exemple, avec " Actuel, " je suis censé être un
peu irresponsable, branché et pas trop bien coiffé... Ce
sont des images. Mais cela peut vous donner des chances remarquables pour peu que vous eussiez, ho ! voilà que je me mets a parler XVIIIe siècle après les six heures de vouvoiement que vous m'avez imposées... Attendez ! Je reprends le petit bouquin libertin. Deneuve l'ouvre et lit : "Tetin de satin blanc tout neuf Tetin qui fait honte a la rose". C'est joli, non ? Bon finissez votre phrase. Je me dis que le style purement
classique que vous avez pris comme imperméable finira par attirer
l'attention plus qu'autre chose. Habillée comme dans Mocky, vous
passeriez inaperçue. Enfin diable ! qu'est-ce qui vous ferait sortir
de votre réserve ? Comment voulez-vous que j'insiste ? |
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