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Derrière le miroir de la star

Je ne m'attendais pas a emmener Deneuve traîner à Belleville ou voir ce qui se fait aujourd'hui dans un Paris qu'elle ignore. On s'est bien amusés. Ca vous étonne ? Moi, oui...

On m'a raconté sur elle des histoires de star inaccessible. Qu'elle ne donne que quatre interviews d'une heure par an. Qu'elle n'aime pas se faire bassiner sur son image de femme froide et qu'elle est avare en confidences. C'est donc bien chambré que j'arrive dans son appartement de Saint-Germain-des-Prés. Voyons ce que nous allons trouver à nous dire. L'entrée de l'appartement est sombre et les murs laqués comme ceux d'un cabinet secret. Au fond d'un couloir, une salle à manger où trône de l'acajou et un petit salon décoré d'objets début de siècle. Un bizarre côté cossu d'une autre époque. Une dame à tablier me prie de m'asseoir : "Madame va arriver". J'entrevois une bibliothèque par une porte entrebâillée. J'irais bien jeter un œil mais je m'assieds sagement. J'ai l'impression de faire une visite de courtoisie à une cousine lointaine.

Catherine Deneuve arrive. Elle a la démarche vive et la poignée de main décidée d'une femme qui mène sa vie. Elle est habillée genre XVIe. Chemisier marron, jupe droite. Elle s'assied. Sur la table basse, je repère un livre sur Chanel et des romans. On se regarde. Une heure de vouvoiement installe tout de suite une distance respectueuse. Je la revois en photo avec Reagan, représentant la France lors du centenaire de la statue de la Liberté. Pendant que nous échangeons des politesses, je la revois aussi dans les clairs-obscurs de " Belle de jour " laiteuse en dentelle noire qui se donne à des inconnus l'après-midi. En lui enlevant son côté représentante officielle de la France, Mocky l'a rajeunie. Mais on ne peut pas de but en blanc attaquer sur ce genre de sujets quand on la regarde s'asseoir sur le bord du fauteuil qui fait face au mien. D'ailleurs, tous les deux, on manque de faire les timides. Parlons donc du motif de notre rencontre.

Vous avez pensé quoi de Mocky ?
Un silence. Puis :
On s'est très bien entendu.

Re-silence.
II se montrait très respectueux de moi, il était fier de m'avoir dans son film et ça m'énervait. Tout avait quand même commencé par une simple rencontre au théâtre où il m'avait dit : "Alors quand est-ce qu'on tourne ensemble ?" Et moi : "Quand vous voulez". Et quinze jours après, mon agent m'appelle, on fait "Agent trouble".

Après Polanski, c'est votre deuxième polonais.
C'est vrai qu'il me rappelle Roman. Le goût des petits personnages, le cote grinçant, la dérision a la fois cruelle et tendre. Mais Roman est moins désespéré. Et il parait que Mocky peut être très vache. II a la langue très bien pendue. II parle de tout le monde. Moi ça me gênait.

C'est votre rôle qui m'a fait venir. C'est bien la première fois que je vous vois comme ça en une espèce d'institutrice soixante-huitarde sympa.
Oui, oui, absolument. Je fais jeune fille préservée dans sa bulle face a un homme qui a bien vécu.

Bohringer.
II a une présence incroyable. Dans le film, il fait le taureau fatigué qui bouffe trop et baise trop et qui a le cœur fragile.

Vous savez que ça me rappelle la première fois qu'on s'est rencontrés.
Ah bon, quand ?

Elle ne cache pas sa surprise et ne me sort pas de minauderies polies sur le fait qu'elle a oublié et pour cause. Un bon point pour Mme Deneuve. Je lui raconte mon énervement a l'avoir vue à la Muette en 1962, et d'avoir su qu'elle sortait avec des " vieux ". Je la sens un peu gênée.

C'est vrai. Je ne fréquentais pas les bandes du XVIe. Très jeune, à quatorze ans, j'avais rencontré des hommes marquants et ces rencontres m'intéressaient beaucoup plus. Je préférais déjà me trouver en tête-à-tête avec des gens a priori plutôt secrets... C'est une persistance dans ma vie. Evidemment, il y a eu des exceptions tape-à-l'œil.

L'homme dont vous parlez (Vadim) n'est pas finalement si antipathique.
Je suis mal placée pour en parler. Je n'ai pas de regrets mais la frustration de m'être trompée. Ce n'était pas un homme de mon genre.

A dix-sept ans, ça arrive.
J'avais déjà fait à quatorze, quinze ans des rencontres fondamentales où je ne m'étais pas trompée. Alors c'est bête d'avancer à quinze et de reculer à dix-sept... Cela dit, je n'ai pas changé. Les gens qui m'attirent aujourd'hui sont les mêmes qu'alors. Des hommes de trente-cinq quarante ans, qui n'ont pas vraiment décidé, plus forcément adolescents mais pas complètement adultes.

Mais vous ne vous êtes jamais intéressée aux hommes de votre âge ?
Si. Maintenant que je les ai rattrapés.

Catherine Deneuve rit. Ouf.

Et vous vous êtes retrouvée à Saint-Tropez.
Je ne me sentais pas très à l'aise... Depuis qu'on était toutes petites, ma sœur Françoise était l'exubérante et j'étais la rêveuse. On disait que j'étais dans la lune. En fait, j'étais très timide et je n'étais pas du tout sure de vouloir faire du cinéma. On ne peut pas dire que ce soit mes années préférées.

Vous avez dû changer depuis. Je vous vois souvent en photo dans les magazines mondains. Quel effet ça fait de se trouver chez Reagan au milieu de plein de pingouins ?
Je pense à tout ce que nous disait mon père quand on était petites, qu'on ne soit pas prisonnières.

Oui mais ça vous le vivez.
Oui.

Vous n'allez pas là chaque fois en vous disant, papa m'a dit...
Si vous saviez le nombre de fois où je me dis des trucs pour empêcher mon cœur de battre trop fort.

Pourquoi ?
Parce que je suis très émotive et que dans des lieux où il y a des gens que je ne connais pas, je peux d'un seul coup étouffer ; ou perdre complètement les pédales.

En tout cas, vous n'avez pas dérapé en serrant la main de Reagan.
Deneuve rit et frappe dans ses mains.
Vous saviez que cette rencontre n'était même pas prévue !

Un comble. Avec votre image, une photo comme ça peut inconsciemment donner aux gens l'impression que vous étiez volontaire pour être là. On connaît des grands libéraux qui se sont démenés il y a deux ou trois ans pour avoir leur photo avec Reagan. Même qu'ils faisaient la queue pour lui serrer la main. Après il suffisait de recadrer la photo et hop le tour était joué, ça, c'est la politique. Vous étiez contente d'être partout avec Reagan.
J'étais à Washington pour le festival du cinéma français aux USA et ils l'ont su à l'Elysée. A l'époque, ils devaient remettre à Reagan la statuette de la liberté. Je venais d'être officiellement Marianne.

On vous l'a demandé officiellement ?
Non, on m'a dit qu'un sondage m'avait désignée.

On vous a montré la statue avant ?
Bien sûr elle a été choisie sur concours.

On la voit dans les mairies ?
Mais ce n'est pas obligatoire, les maires font ce qu'ils veulent et il y a plein de Marianne.

Ca fait quel effet ?
Je trouve ça sympathique, ça me plaisait assez. C'est mieux que la Légion d'Honneur.

Pourquoi ? On vous l'a donnée ?
Ben non, il faut l'accepter pour la recevoir.

Ecoutez, à qui n'a-t-on pas fait cette offre depuis deux ou trois ans ! Ma question vous embête, elle choque votre pudeur ?
Je refuse d'y répondre parce que je la trouve insultante pour ceux qui l'ont eue. Je trouve que c'est devenu une chose trop commune et il n'y a pas de raisons que je l'aie. De toute façon, je ne veux pas de décoration. Je n'ai rien fait pour la mériter. La seule à laquelle j'accorde un prix, c'est le Mérite Agricole, parce qu'elle est liée vraiment à une action.

Vous pensez à votre action pour les fleurs !
Oui. J'aurais aimé faire quelque chose qui mérite une décoration, mais ce n'est pas le cas.

Ca vous intéresse tant que ça les fleurs ?
La nature, énormément.

Oui mais les fleurs ?
Surtout les arbres.

Mais alors, il y a un bel espace de combat pour vous.
Mais je ne suis pas du tout écolo. Mon goût pour la nature est très égoïste, et de là à m'engager, je ne peux pas.

Vous connaissez les beaux jardins d'Orient ? Les fleurs du lac Dal a Srinagar...
Non.

Vous êtes restée très Blanche, entre guillemets.
Pas tellement. Ou plutôt, proche des Anglais, les premiers globe-trotters. Je me vois très bien débarquer comme ça dans un pays. Je ne connais pas l'Orient. Sauf le Japon, mais c'était comme si j'étais allée à New York. Un voyage tellement officiel que je n'ai rien vu. J'ai quand même été à Kyoto mais j'étais trop entourée... C'est mieux que rien mais ça n'est pas comme ça qu'on voyage.

Remarquez, c'est bien d'avoir gardé tout ça pour plus tard...
J'aime bien, quand j'arrive à voyager, garder des plages de temps pour moi. Je demande des demi-journées pour partir avec une ou deux personnes que j'apprécie, mais c'est difficile. En Italie, ça va maintenant, il s'y sont habitués. Sinon, ça n'est pas évident. II y a plein de pays où on est reconnu tout de suite.

Dans les pays hors culture américano-européenne, vous pourriez aller y tourner des films et voyager en même temps. Vous n'avez jamais de propositions d'Asiatiques ou d'Arabes. On vous filtre les scénarios ?
Vous aussi vous tombez dans le panneau. Ca ne se passe pas comme ça. II y a des problèmes de langue. Pour tourner dans un film asiatique, il faut que le sujet s'y prête. Les réalisateurs étrangers me croient inabordable donc ils ne pensent pas à me trouver des histoires sur mesure.

Revenons à cette image respectable que vous donnez de mon pays, Mme Deneuve. Ce côté par moment, m'hallucine. II y a comme une espèce d'aliénation étrange, vous êtes hors territoire. Vous êtes une star.
Hors territoire, c'est le mot. Cela dit, pour que je me sente mal a l'aise, il faut vraiment que je sois dans des circonstances publiques...

Je parle du look... il y a un look Deneuve.
Non, en vérité ce n'est pas un look, c'est le manque de temps, déjà consacre à l'envie de faire d'autres choses.

Qu'est-ce que vous me racontez là ?
Si j'étais Madonna. Si j'avais cette mentalité... Le problème du look, c'est de le chercher, de s'y tenir, de le faire visualiser immédiatement et ensuite de repenser là-dessus, de le formuler et de vouloir le montrer. Moi je veux que ce problème soit rapide. Donc c'est de ma part une forme de facilité. I

Vous faites très attention, peut-être trop...
Parce que j'ai envie de pouvoir continuer à mener la vie que je mène. Je n'aime pas qu'on parle de moi, je préfère bien qu'on parle d'"autour". Après, à chaque fois qu'on se sent regardée, on se demande ce que la personne sait de vous.

Ca vient de votre éducation ? De l'incertitude face à ce que vous avez à dire ? Du côté ridicule qu'il y a à donner son avis surtout parce qu'on est une star de cinéma ?
Ce qui m'énerve, c'est qu'on demande systématiquement aux acteurs ce qu'ils pensent dans des domaines sur lesquels ils peuvent s'exprimer avec leurs amis s'ils en ont envie. Mais que ça passe par les médias, ça m'irrite profondément.

La vie publique ne vous apporte rien ?
Rien. Pour moi, tout se passe en tête-à-tête et rien en public. (Elle rit). En public, pour moi, c'est au cinéma, dans le noir.

C'est pour ça que vous prenez cet air impassible ?
Absolument. Moi, en public, c'est une partie de poker.

Ah bon, c'est calculé ?
C'est une attitude, pas de défiance mais de retrait. Je ne crois qu'à l'intimité des rapports à deux, ou à trois, à la limite. Donc en public, ça n'est pas que je me méfie mais je ne peux pas correspondre avec plusieurs personnes à la fois. Donc je suis impassible, c'est vrai. C'est une attitude de convenances parce qu'il n'y a pas le choix. En plus, les gens qui m'attirent sont les gens sur lesquels on ne sait rien, les gens qui vivent seuls, qui n'acceptent de voir les gens que chez eux, en tête-à-tête. Comme évidemment, ces gens-là, je ne peux pas les rencontrer facilement parce que, à chaque fois, il faut remonter la pente pour qu'ils deviennent naturels... La rencontre se fera en public. On va se voir une heure au milieu d'autres gens. Ca ne pourra jamais être à la hauteur de ce que je sais de lui à travers ce qu'il fait. Donc, j'ai très peu de curiosité.

C'est pour ça que vous aimez les objets des années 1900-1930, les tableaux, statues, vases et lampes qui ornent en nombre votre appartement ?
Pour des raisons purement esthétiques.

Quand on entre chez vous, c'est saisissant.
C'est parce que j'habitais un endroit plus grand avant.

Les autres époques ont disparu pendant le déménagement ?
Non.

Alors, et le moderne ?
Ca me parle moins. C'est plus abstrait.

Je me gratte la tête en entendant ça. Catherine Deneuve n'aurait rien vu de tout ce qui bouillonne en peinture, sculpture ou design depuis quelques années ? En plus, il faut que je me dépêche car j'arrive au bout du temps autorisé lors des quatre interviews annuelles. En plus, elle est vive, plutôt curieuse et introspective. Elle a dû prendre de l'épaisseur en vingt ans. II y a un mystère. Est-ce que j'avais des préjugés ? Vite, vite, trouvons quelque chose. II faut la sortir de ce cadre pour parler de façon moins convenue. Au moins comme ça, elle sortira de sa prison protégée pour ma pomme. Faut que je l'emmène là où ça sera cool. Belleville ? Chez les artistes ?

Dites. J'ai eu une idée. Je me dis que ça pourrait être marrant de vous faire réagir sur les créations de votre génération que vous n'avez pas vues.
Oh il y en a des choses que je n'ai pas vues ! Surtout pendant les années 65-75 ou j'étais dans mon truc, dans mes problèmes.

Vous avez dû remarquer que Paris est coupé en deux ?
Comment ça coupé en deux ? Par rapport à quoi ?

Sans blague. Je me tue à le dire et à le répéter notamment aux gens du XVIe, à vos amis. Notre génération, elle aussi, se croit coupée en deux. L'Ouest et l'Est feraient bien de se visiter sinon on fait tous le jeu de la politique.
Ecoutez, c'est vrai que j'ai gardé des attaches et que les trois quarts de ma famille y vivent mais je n'y ai pas passé toute ma vie. Prenez maintenant, si je déménage de Saint-Germain, ça ne sera pas, sauf imprévu, pour retourner dans le XVIe.

Ca vous a pris longtemps d'en sortir ?
Et si je vous disais que depuis dix ans que j'habite là, je me fais livrer les fruits et les légumes du XVIe arrondissement...

Je vous répondrais : t'es malade ou quoi ?
J'ai fait les marchés dans le quartier et j'ai trouvé que ça n'était, comment dire, pas sûr. Trop de gens. Je suis très connue, Ce n'est pas le blocus... mais bon voilà. Alors le XVIe...

Ici, une précision, on comprend Catherine Deneuve. Rappelez-vous les tragiques précédents, rien que Lennon. Nous prenons rendez-vous pour quinze jours au plus tard, début août. Programme : Belleville, le dernier restaurant chinois très " branché ", petite promenade pour voir au passage si on la reconnaît jusque là. Après, nous irons chez des artistes, que la perspective de voir Catherine Deneuve a bien fait rigoler, même si, pendant cinq secondes, ils sont restés interloqués au téléphone, à l'idée de la voir débarquer. Comme ça, elle verra peut-être qu'on peut rencontrer des gens sans que ça pose d'épouvantables problèmes de naturel. Quinze jours après, je me retrouve au bar du Crillon à attendre Catherine Deneuve.

Quels metteurs en scène vous ont laissé les plus fortes sédimentations ?
Polanski, Buñuel, Truffaut, Téchiné, Demy. La façon dont ils parlaient, ce qu'ils faisaient. Demy énormément. Je l'ai rencontré j'avais dix-huit ans, il avait très envie de tourner avec moi. Je ne comprenais pas pourquoi. Je n'étais pas connue. J'avais tourné un film. C'est la première personne qui m'a donné confiance en moi. II m'a enlevé le doute incroyable que j'avais sur le bien-fondé de faire du cinéma. Je ne l'aurais pas rencontré, je crois que je n'aurais pas continué. II a été déterminant pour moi. Et comme en plus, c'était un homme très passionné et qui faisait un cinéma qui n'était pas très réaliste... Tout me charmait dans ce sens-là et tout s'est multiplié très vite. II m'a beaucoup marquée. C'était passionnant et ça a duré longtemps, longtemps...

Ca y est ! Avant même qu'arrivent les plats, je vois une jeune serveuse chinoise qui glisse vers nous avec son portefeuille à la main : " Madame Michèle, voilà, il parait que vous êtes une grande actrice. Vous pouvez signer mon portefeuille. Chez nous, ça porte bonheur. Je m'appelle Alice ". Catherine Deneuve rougit, se trouble, signe et finit par rire : " Elle me prend pour Michèle Torr ! "

Même ici, voilà que le mouvement s'enclenche. Les serveurs chinois veulent conserver une photo d'eux avec cette star dont ils n'arrivent pas à dire le nom exact. Je sens Catherine Deneuve mal à l'aise. Une perle de sueur sur son front. Photo et rephoto. Les plats sont arrivés. Le patron aussi qui sourit si largement. Je dois donner de la voix pendant que Catherine Deneuve me sert d'autorité des boulettes à la vapeur, ce qui me fait un drôle d'effet.

Et Polanski ?
Je l'ai rencontré pendant le tournage des "Parapluies". II tournait un générique de film, la nuit, dans un bateau. On n'était pas très loin, on est allé le voir. J'avais été fascinée par ce petit homme agile, volubile, avec ses yeux incroyables, cette voix... Je trouve qu'il a un charme fou, Roman. Plus tard, on s'est rencontrés un soir, il avait vu "Les parapluies", et là, c'est drôle la vie. Qu'est-ce qu'on peut être con quand on est jeune ! II m'a dit : j'ai une envie de film avec vous. II est très romantique, Roman. II était fou des "Parapluies de Cherbourg". II m'a fait lire un bouquin. Je me suis vexée comme un pou. Je lui dis pas question. Quelque chose comme ça.

Quel rôle ?
II me proposait "Naïves Hirondelles", la pièce merveilleuse de Roland Dubillard. Mais il s'agissait d'un rôle d'idiote. Comme une idiote, j'ai refusé (elle rit). Plus tard, je me suis dit que j'avais été idiote et c'est comme ça qu'on a fait "Répulsion" qu'il a écrit avec Gérard Brach, devenu un ami. J'aime ce qu'il est, il me touche beaucoup. II fait du vrai cinéma, ce qui devient rare.

Ca revient quand même, une petite tendance qu'il faut repérer.
Ah bon ? me sort-elle perplexe.

Prenez les Anglais, Stephen Frears celui qui a fait "My Beautiful Laundrette".
Ah oui, d'accord.

Ils sont quatre ou cinq.
Mais par rapport au nombre de gens qui tournent, c'est peu quand même.

Et la nouvelle vague, ils étaient combien ? Quatre, cinq ou six ?
Oui, c'est vrai.

Buñuel vous a raconté beaucoup d'histoires ?
Avec Buñuel, ce fut difficile, très difficile. Sur "Belle de jour", on se parlait pratiquement pas. C'était un film de producteurs, les frères Hakim. Ils étaient au centre de l'organisation, moi d'un côté, et Buñuel de l'autre, avec eux qui faisaient les intermédiaires Je me sentais un peu bafouée. On m'avait peut-être pas engagée pour de bonnes raisons...

Elle réfléchit. Elle cherche souvent à être précise.

Je ne suis pas sure que Buñuel ait fait le film qu'il voulait. II pensait à quelque chose de plus audacieux, et que ma réserve, ma froideur... II aurait voulu faire un film un peu plus cru.

Et vous ne le vouliez pas ?
Ca ne m'intéresse pas. Comme le film a été un succès et que le succès réconcilie toujours, Buñuel m'a invitée à jouer "Tristana" en Espagne. Cela dit, il était déjà vieux, après le tournage il était fatigué. J'avais loué une maison et je l'invitais à dîner.

II vous parlait du surréalisme.
Quand il venait dîner, c'était pour se détendre, boire, plaisanter un peu. En fait, je retiens une phrase de lui. Pendant le tournage, avant les prises, il n'arrêtait pas de me répéter : "Catherine, surtout pas de motivation. No motivation !"

Arrive l'addition. Les Chinois sont trop géniaux : "En l'honneur de votre visite, dit le serveur, nous vous avons fait 10 % de réduction".

A Belleville, le regard du passant n'était pas insistant. Faut reconnaître qu'on croisait peu de Français moyens. Des qu'on s'arrête du côté de Nation, les têtes se remettent à tourner comme des girouettes. Une jeune femme sort de sa confiserie : "Entrez donc vous êtes chez vous !"

Peut-être devriez-vous changer de look ?
Non. Ca arrêterait le regard des gens. Je le sens moins sur mon image convenue, ça glisse mieux.

Pour sortir, Catherine Deneuve mettrait son tailleur comme une infirmière enfile sa blouse ?

Nous voilà partis vers Malakoff. Catherine Deneuve ne connaît ni Boltanski, ni Annette Messager, ni Combas. II sont d'ailleurs souvent plus connus à l'étranger qu'en France. Trois prototypes d'artistes contemporains. Boltanski joue sur les photos, ses photos d'enfance, des photos de détectives, des boulettes de terre, des mèches de cheveux qu'il monte comme des reliques. Un conceptuel, si l'on veut simplifier. Annette peint et coud des chimères et des bouts d'anatomie. Combas est un des plus jeunes excités du pinceau de la figuration libre et il peint comme on joue de la guitare de rock. Ils habitent à Malakoff dans une usine de poutrelles restaurée. On a l'impression d'arriver dans une oasis. Ils ont fait grimper la verdure partout.

Ha ! Ils s'emmerdent pas vos peintres, s'écrie Deneuve. Qu'est-ce que vous leur avez raconté ?

Rien. Qu'on passait (ça les a fait marrer).

Je me demande s'ils vont prendre, comme dirait Deneuve, une attitude de composition ou de retrait. Boltanski reçoit dans son foutoir de vieux journaux et de boîtes de Biscuits. II se met à parler comme une mitraillette. A ce point, c'est un effet Deneuve ! Sa tirade est d'ailleurs joliment émouvante : "Ici, je colle ensemble sur des panneaux des photos découpées dans Détective. Je mélange victimes et assassins. Quand on enlève les légendes des photos, rien ne ressemble tant à une victime qu'un assassin. Et là j'ai grandi une photo de classe. Elle vient d'un lycée juif de Vienne en Autriche. Ils souriaient tous sur la photo".

Et une fois agrandis ils ont tous l'air tragique, constate Deneuve.

Boltanski continue. II veut tout dire : "C'est quand je ne fais rien, quand je me fais du souci que je travaille le mieux. Dans mon travail, c'est l'idée qui compte. Au début, je faisais des petites boulettes de terre glaise. J'en ai fait 3 000. Comme si j'espérais en faire une parfaite. On aurait pu me cataloguer comme schizophrène et m'enfermer : mais si on dit que c'est de l'art, on n'est plus fou. Vous aviez vu l'exposition d'art brut organisée par Dubuffet ?" Deneuve feuillette un catalogue :

Vous avez fait une pièce en hommage à "La nuit du chasseur". Mais c'est un de mes films préférés. II évoque tant de choses sans jamais rien rappeler. Je le regarde régulièrement. On pense à Lewis Carroll. Surtout dans les scènes filmées en caméra subjective avec le regard d'un enfant qui a peur...

Je viens d'exhumer une boule de cheveux du fond d'une boîte de biscuits. Boltanski : "Je fais aussi des reliques avec mes cheveux. Si la dernière rognure d'ongle de Victor Hugo mérite d'être transformée en relique, on peut en tirer une démarche artistique".

Vous me rappelez ces histoires étranges de gens qui entassent des détritus après la mort de leur mère. II y avait un homme qui arrivait à peine à rentrer chez lui. Quand il ouvrait la porte ça débordait dans l'escalier. A chaque fois qu'il était surpris en train d'ouvrir sa porte pour rentrer chez lui, il refermait très vite et faisait semblant de sortir... Pour que rien ne déborde.

Elle pense à qui ? A Boltanski ou à Deneuve ?

Nous passons chez Annette Messager. Deneuve est songeuse devant ces grandes toiles noires. D'immenses oreilles, des genoux ou des pieds au milieu desquels Annette peint des petit jardins japonais. Au premier regard, l'œuvre d'Annette est dérangeante, voire exhibitionniste. Annette : "Je suis en pleine période noire. J'ai décidé que ça ferait plus sérieux. Une fille qui fait de la peinture, on la prend forcément pour une fofolle !" Deneuve a sursauté.

Tiens donc.

Hé oui. La peinture, c'est un milieu très mâle.

Partout ?

En France, c'est le Moyen-Age. Et dans le ciné c'est comment ?

C'est aussi très misogyne. Mais aux Etats-Unis, ça n'est pas mieux ?

"Dans les années 70, répond Annette Messager, on y acceptait bien le body-painting ou les performances. Ca semblait féminin. II fallait être un peu danseuse, un peu courtisane. Mais quand il s'agit de vrais tableaux, même là-bas, on trouve que les femmes manquent de puissance (Annette rit tout doucement, merveilleusement caustique). Surtout en ce moment où la culture américaine se retrouve au milieu d'une époque beaucoup plus réactionnaire..."

Deneuve en profite. Elle se tourne vers moi :

C'est la faute à votre ami Reagan !

Je sors faire un tour pour les laisser parler. Quand je reviens, Annette est en train de montrer à Catherine Deneuve un livre de poèmes érotiques du Moyen Age. " Tenez, lisez celui sur le con ". Léger sursaut de Deneuve. Elle se met à lire ce qui suit : Connin vêtu de ton poil folaston Connin grasset sans aretes sans os Friant morceau de naive borne...

C'est vraiment très joli, dit Deneuve en finissant le poème.

Combas n'est pas chez lui mais c'est tout comme : sa peinture énergique déborde sur le sol. Sa copine est là. C'est une jeune vamp rock très maquillée. Là, je vois Deneuve déroutée. Les personnages agités de Combas lui agressent l'œil comme un morceau des Sex Pistols. Des dents dehors, des couleurs qui hurlent. Et personne n'arrive vraiment à rien dire. Dans ce cadre, qu'elle le veuille ou non, Deneuve se sent bousculée et elle se replie derrière son image. La fille fait de même. II faudrait du temps pour briser la glace. Mais nous sommes en retard. Dans la voiture, Catherine Deneuve me dit :

Etonnant, cet endroit. J'aurais pas imaginé. On se croirait à Venice, en Californie.

Pas besoin d'aller si loin. II y a plein de gens et d'endroits comme ça, à Paris...
Ca m'a beaucoup intéressée. Et ça m'a plu. J'ai apprécié leur disponibilité et leur douceur. Merci.

Vous voyez que la frontière invisible n'existe pas, qu'il suffit de vouloir regarder partout.
Absolument d'accord.

Alors pourquoi ne pas la franchir toute seule ? Ce qu'on vient de voir est à trois kilomètres de chez vous. Fallait-il un guide pour le découvrir ?
Je n'ai pas forcément envie de débarquer chez des inconnus. Très souvent, il faut une première rencontre pour qu'ils s'habituent. La deuxième fois, les gens deviennent naturels. A chaque fois, c'est la loterie. Pour une rencontre comme celle-là, il aurait fallu que j'en subisse dix de guindées.

Pas avec ce genre de gens. Annette, c'est votre génération et, dans cette génération, le rock a démythifié la star et ridiculisé son statut. Suffit d'avoir vu le mec de la HLM à côté se prendre la grosse tête... Finalement, cette image que vous devez assumer... elle vous empêtre, non ? En plus, elle pèse son poids de responsabilité, cette image de bourgeoise, non ? Elle peut devenir le symbole de choses...
Qu'on ne contrôle pas.

Et qu'on ne défend pas spécialement.
Oui, alors là, je suis absolument d'accord. Et tout à l'heure, quand on a parlé avec Boltanski, il m'a sorti : "Mais c'est vrai, les acteurs ils jouent tout le temps". Je dis oui absolument. Et il faut le rappeler. Des gens qui ont envie de jouer toute la journée dans leur vie active. II ne faut pas en plus leur demander d'avoir des idées sur tout, d'avoir du recul et d'analyser les choses. J'en suis éventuellement victime mais il y a des moments où je n'ai plus envie de dissiper des malentendus et de m'expliquer. Tant pis ! Mais j'ai envie de jouer. Moi, ça me plaît, je le fais. Apres, l'analyse, c'est aux autres de la faire, ce n'est pas à moi d'analyser les phénomènes machin et truc. A la limite, on a tous envie de passer entre les mailles, à un moment, quelle que soit la position qu'on ait, quelle que soit la profession. Et s'en sortir. Pas forcément en s'expliquant sur tout. Même Annette Messager par rapport à ce qu'elle fait. Elle dit ce qu'elle a envie de dire sur son œuvre mais elle passe elle aussi à travers les mailles.

Non. Ce qu'ils racontent de ce qu'ils font, c'est toujours ce qu'on peut comprendre. Ils ne vous parlent pas de leurs difficultés de création. Les acteurs sont pareils... II y a une volonté de mettre l'accent sur des choses qui sont transmissibles et qui peuvent se toucher. Je parlais de la représentation sociale dans laquelle il est convenu qu'on joue chacun des rôles. Moi par exemple, avec " Actuel, " je suis censé être un peu irresponsable, branché et pas trop bien coiffé... Ce sont des images.
C'est ça qui est emmerdant, c'est qu'on n'a pas le droit de toucher aux images et qu'il faut rester dans son cadre. Sinon, on vous demande des explications.

Mais cela peut vous donner des chances remarquables pour peu que vous eussiez, ho ! voilà que je me mets a parler XVIIIe siècle après les six heures de vouvoiement que vous m'avez imposées...

Attendez ! Je reprends le petit bouquin libertin. Deneuve l'ouvre et lit : "Tetin de satin blanc tout neuf Tetin qui fait honte a la rose".

C'est joli, non ? Bon finissez votre phrase.

Je me dis que le style purement classique que vous avez pris comme imperméable finira par attirer l'attention plus qu'autre chose. Habillée comme dans Mocky, vous passeriez inaperçue. Enfin diable ! qu'est-ce qui vous ferait sortir de votre réserve ?
Je ne sais pas. Des choses vraiment dangereuses. Peut-être l'arrivée de Le Pen au pouvoir. Sinon, je ne me sens pas le droit d'influencer les gens. Et quand on veut me faire parler de politique, qui me prouve qu'on ne veut pas m'utiliser ?

Comment voulez-vous que j'insiste ?

Par : Jean-François Bizot
Photos : Jean-François Bauret et Sygma


Film associé : Agent trouble

 



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