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"Le Lieu du crime"
est votre deuxième film avec André Téchiné
: c'est un metteur en scène que vous semblez aimer beaucoup.
C'est un des metteurs en scène que je préfère
et avec qui j'aime le plus travailler, il a son univers, il fait des films
intimistes, qui ont une ampleur, comme les films de Jacques Demy. Ce sont
des films à la fois très lyriques et simples.
Vous êtes beaucoup plus
impliquée dans "Le Lieu du crime" que vous ne l'étiez
dans "Hôtel des Amériques", à la fois en
tant qu'actrice, femme et personnage.
C'est possible. Je crois qu'il y a des films qui s'arrêtent quand
on a fini de les tourner, et il y a des rencontres qui continuent de vivre
de façon plus ou moins souterraine. D'autant qu'avec André,
il y a des choses qu'on continue d'explorer, sur lesquelles on fait le
point ensemble et qui ressortent plus naturellement ensuite, plus vite.
Moins de temps perdu avec les présentations. André avait
deux projets qui n'ont pu se réaliser, nous sommes restés
en contact sur des sujets qui n'ont rien à voir avec "Le Lieu
du crime", mais qui ont les mêmes schémas, le même
type de personnage. Vous parlez d'implication, il y a parfois des rencontres
évidentes avec des rôles. Je n'avais pas tourné depuis
un an, il y avait ces deux rendez-vous manqués et, dès le
premier jour de tournage, on a commencé par une scène difficile
pour moi, qui n'était pas une scène d'approche mais une
scène qui me plongeait d'emblée dans l'atmosphère
du film ; tout de suite, il y a eu des émotions vraies. Ce qui
fait que nous sommes restés sur une tension tout au long du tournage,
mais une tension très gaie. A cause du climat : c'était
un film d'été qu'on tournait en automne, les journées
étaient courtes, il faisait froid, du moins il a commencé
à faire froid plus tôt qu'il n'aurait dû, il fallait
lutter contre le temps, la lumière. André manque toujours
de temps sur un tournage parce qu'il veut toujours faire plus et mieux.
C'est une chose de savoir que
vous vouliez travailler avec Téchiné. Mais que s'est-il
passé, lorsqu'il vous a proposé ce film ?
J'étais emballée, j'ai eu le même genre de bonheur
en lisant le scénario et en faisant ce film qu'en tournant "Le
dernier métro". J'avais une certitude, quant à moi
et à ce que j'aime au cinéma, que c'était une vraie
rencontre avec un rôle, avec un film, avec quelqu'un pour qui on
a plus que de l'estime. Ça n'arrive pas souvent chez moi, car,
même si j'aime mes films, je n'ai pas toujours cet état de
plaisir au tournage, pas aussi intensément. Il n'y a pas eu une
journée où je n'ai ressenti ce plaisir. J'avais eu cet état
d'esprit avec "Le dernier métro", j'étais contente
que ce soit un tournage long, trois mois, dans ce monde-là. Plus
on fait de films, plus on avance, plus on est sensible à la qualité
des choses, parce qu'on se rend compte que c'est rare. Au début,
dans les premières années, tout semble plus simple, ou c'était
moi qui me posais moins de questions, mais tout paraissait plus évident,
surtout quand on a la chance de faire, jeune, des films importants ; on
croit que c'est toujours comme ça, le cinéma. Au fur et
à mesure, on se rend compte que c'est extrêmement difficile
de trouver de bons scénarios. Ce n'est pas tant le problème
des rôles que celui des histoires. C'est la raison pour laquelle
j'ai tourné avec Mario Monicelli. Indépendamment du fait
que j'aime beaucoup Monicelli, le rôle n'est pas extraordinaire
pour moi, mais je trouvais le scénario formidable, une comédie
ironique, un peu dure, cruelle. Même si le rôle n'est pas
capital, je suis très contente d'avoir participé à
ce film.
Mais avec "Le Lieu du crime",
on va tout de même parler de votre grand retour au cinéma.
Oui, sûrement. Il y a des gens qui ont aimé "Hôtel
des Amériques", c'est un film qui, comme "La Sirène
du Mississipi", n'a pas eu un succès commercial, mais ceux
qui l'aiment en sont amoureux. S'il n'a pas été un succès
commercial, c'est qu'il n'a pas convaincu tout le monde. Dans "Le
Lieu du crime", il y aurait comme la confirmation de quelque chose
qui était déjà présent dans "Hôtel
des Amériques". Ce n'est pas le même personnage, mais
je sens comme une continuité, quelque chose de plus abouti. "Le
Lieu du crime" est plus violent, sûrement d'une plus grande
ampleur. Il y avait une tristesse dans "Hôtel des Amériques",
qui peut-être gagnait à la mélancolie. Là,
c'est beaucoup plus vital. Dans "Hôtel des Amériques",
les personnages parlaient beaucoup de ce qui leur était arrivé,
du passé, ce qui donne tout de suite un autre climat, tandis que
là, on est toujours au présent, même si on devine
le passé à travers ce qu'ils font. Il y a aussi un autre
rythme puisque le film se déroule sur deux jours, les gens parlent
peu d'eux-mêmes et on en sait beaucoup à leur sujet. Il y
a moins de nostalgie.
Vous êtes très
"physique" dans "Le Lieu du crime" : c'était
écrit ou est-ce un parti pris de la direction d'acteur ?
Plus on tournait, plus je jouais de cette manière, et plus André
me poussait dans cette voie. Il voulait que ce soit presque excessif.
Je trouvais qu'il y avait un danger d'hystérie, dans les scènes
d'émotion, surtout pour une actrice comme moi, plutôt nerveuse,
et c'est quelque chose qu'on a évité. Quand ça culmine,
il y a toujours un risque que le public repousse les personnages, parce
que ça dérange trop. Je dis toujours "le public"
comme si je pensais à lui, mais en vérité je pense
à moi en train de regarder le film. Je disais à André
: "Attention, cette femme est seule, elle n'a pas d'homme dans sa
vie, il ne faut pas qu'elle apparaisse comme une mère maquerelle".
Je crois que c'est le film où André est le plus proche de
ce qu'il veut faire, de ce qu'il ressent. Il y a une grande part de ses
propres souvenirs, on a tourné dans le collège où
il a étudié, ces relations passionnelles entre la mère
et cet enfant. J'aime cette scène où je rentre le matin,
quand le garçon est en train de prendre son petit déjeuner
: "Et en plus ne m'appelle pas Lili". L'enfant a douze ans dans
le film et j'aime ce ton, d'une femme qui a des rapports véritablement
amoureux avec son fils : souvent leurs relations ressemblent à
des querelles d'amoureux. Cette compréhension qu'elle a de cet
enfant se sent dans la scène du déjeuner, où elle
dit à ses propres parents ou à Victor Lanoux, le père
du garçon : "Vous ne pouvez pas comprendre". Elle ne
fait pas partie du monde des adultes, elle comprend mieux les problèmes
de son fils - sans jamais être juge, ni véhémente
-, la violence, le rejet du petit garçon, que le côté
bien pensant de sa mère ou de Lanoux.
Dans toutes les scènes
de la fin, vous êtes très différente, comme lavée
par la pluie, hagarde : vous ressemblez à un fantôme.
Oui, c'est vrai, tout à fait. André voulait que je sois
"allumée", comme il dit.
Il y a un certain courage de
votre part, même si le mot n'est pas très adéquat.
Ah, mais je trouverais ça bien, surtout que je suis toujours craintive...
Il est difficile pour les acteurs, quand ils ont des réticences
à faire certaines choses, de faire la part entre les craintes personnelles
et les craintes professionnelles. Beaucoup d'acteurs, sans être
frileux, ont du mal en tant qu'êtres humains à accepter certaines
choses. Moi-même, je m'interroge souvent : y a-t-il des choses que
je répugne à faire par appréhension personnelle,
ou par peur du risque, du ratage ? Mais il faut plutôt chercher
à élargir qu'à rétrécir. Les acteurs
sont particulièrement bons quand ils travaillent avec des cinéastes
avec lesquels ils se sentent bien, qui ont des idées sur tout.
Moi qui suis assez réaliste, critique, qui demande beaucoup, il
faut que j'aie une confiance très grande dans la personne qui me
dirige, et du coup, ma confiance devient totale, j'accepte même
de faire certaines choses que je ne comprends pas, ce qui ne me gêne
pas. Cela va au-delà de l'estime qu'on a pour des gens ; il faut,
outre une certaine admiration, être sûr que c'est le regard
de quelqu'un, en dehors d'influences, techniques ou autres, qu'il y ait
de vraies raisons. Ce que demande André est toujours en rapport
avec la scène, les personnages, il peut donc tout demander. Je
n'avais pas tourné depuis un an et, à force de dire non,
je commençais à me demander si j'avais raison ; il y avait
donc une envie de rattraper l'exigence que j'avais eue pendant un an,
il fallait absolument que ce soit ça. Avec néanmoins une
certaine crainte : on s'était très bien entendus au moment
de "Hôtel des Amériques", et je craignais soit
de le décevoir, soit que cette deuxième rencontre ne se
passe pas exactement comme nous l'avions imaginé lui et moi. D'où
l'envie de prouver encore plus.
Vous avez, avec Danielle Darrieux,
de très belles scènes dans le film et ce sont vos retrouvailles
avec elle, depuis "Les Demoiselles de Rochefort".
Oui, déjà à la lecture je trouvais ces scènes
formidables, émouvantes. Entre la mère et la fille, le ton
est très intime, mais on sent qu'il s'agit de deux mondes : ce
qui fait que la violence de la fin est très attendue ; quand Darrieux
me dit : "Va-t-en !", c'est choquant, mais au fond, on n'est
pas vraiment surpris.
On a le sentiment que, dans
votre relation avec Darrieux, vous faites très jeune fille.
Oui, André voulait beaucoup ça et j'étais tout à
fait d'accord : on est toujours les enfants de ses parents. Il n'y a pas
beaucoup d'adultes dans le film. J'adore la scène du déjeuner
où Darrieux commence à raconter, à faire un vu,
elle a une voix que je pourrais écouter... tellement mélodieuse.
Jouer avec un adolescent qui
n'est pas un acteur ne vous a pas posé de problèmes ?
Il n'est pas acteur, mais il est très émouvant. Au début,
c'était difficile, à cause de son accent. Ça me pose
toujours problème, c'est comme un accent étranger, ça
masque tellement de choses, j'ai du mal à entendre la voix de quelqu'un
qui a un accent. Il m'a fallu du temps pour m'y faire, tout en aimant
son côté méditerranéen, chaleureux. Il me touchait
beaucoup physiquement, j'aimais beaucoup son petit cou d'adolescent, ses
genoux plus gros que ses cuisses, et sa tête d'oiseau. Je disais
à André : "II faut le filmer de dos, il est émouvant,
sa nuque...". Un enfant qui accepte de jouer, c'est pour lui à
la fois un plaisir et un jeu, ça cherche à plaire comme
les adultes, et ça peut être dangereux. Il me regardait quand
même comme Catherine Deneuve...
Oui, mais il vous envoie tout
de même quelques vacheries dans le film.
Je parlais de nos rapports sur le tournage. Il est formidable dans les
scènes graves, justement, quand il vient me dire : "T'es fâchée
?". Comme tous les enfants, le plus dur, ce sont les longues scènes
de dialogue, mais il avait une fraîcheur formidable. D'autant que
son rôle est très important, difficile, il doit changer d'humeur
en cours de scène et André fait des plans longs. Ça
a été pour lui une expérience formidable, moins de
faire du cinéma que de jouer ce rôle-là. Je l'ai revu
au moment du doublage, il était mélancolique, moins d'être
devenu un acteur que d'avoir vécu cette expérience. C'est
normal, un film devrait toujours être ça pour un acteur :
on devrait toujours être différent après un film.
Est-ce le cas pour vous après
"Le Lieu du crime" ?
Ça m'a marquée et fait beaucoup de bien. Il y a longtemps
qu'on ne m'avait pas vue dans un film aussi dramatique, physique. Je n'ai
pas beaucoup tourné, le film de Chouraqui a plus d'un an, les gens
ont une image de moi plus installée. Quand les gens vous connaissent
depuis très longtemps, il n'y a rien à faire, c'est difficile
de les surprendre. Il y a tant d'à priori.
Cela signifie que vous refusez
beaucoup de propositions ?
J'ai l'impression de refuser des rôles qui
ne sont pas assez intéressants pour moi. Mais parmi les refus,
certains films se sont faits que j'ai trouvés intéressants,
franchement. Sans être modeste, je suis persuadée que ces
films auraient été différents avec moi. Le problème,
lorsqu'on a refusé un scénario, c'est qu'on se dit en en
lisant un autre qui ne vous satisfait pas tout à fait : "Pourquoi
ferais-je celui-ci puisque j'ai refusé celui-là avec un
tel ? C'est ridicule". De fait, j'ai plus envie de travailler avec
des jeunes metteurs en scène, qui font leur premier film, mais
la réciproque n'est pas toujours évidente, à cause
de mon image. J'ai davantage envie, non pas de faire des films expérimentaux,
mais de travailler avec des cinéastes qui ont plus envie que d'autres
de faire un film, qui y mettent de l'énergie, pour qui c'est un
vrai enjeu. Ça manque tellement dans les tournages, la vie, le
rythme, l'énergie. Je n'ai pas envie de faire des films installés.

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