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"Je ne suis pas ce personnage passionnel et glacé"

A Londres, où il a passé plusieurs heures avec elle, Martin Fontaine l'a écoutée casser son image.

Blonde, très blonde, coiffée en chignon, belle, très belle, menue, elle a cette irréalité des gens que l'on connaît par cœur. Autrement dit : elle est tellement célèbre qu'on a l'impression qu'elle n'existe pas, qu'elle s'est échappée du rêve et qu'au moindre bruit le mirage va se dissiper. Pourtant, le mirage grignote une salade de crabe et sirote un verre de vin blanc dans un pub anglais, où des messieurs congestionnés, vêtus de tweed, discutent avec véhémence de la guerre des Malouines (pardon : des Falklands !).

Miss Deneuve ? "She's a very nice person", m'a dit l'aimable chauffeur de la production venu me chercher à Heathrow Airport dans une somptueuse Jaguar bleu métallisé. Si "nice person" que ça ? Je suis resté dubitatif... Miss Deneuve, somptueuse image au regard froid, a la réputation de n'être pas très gentille avec les journalistes. Elle a le style Prix Citron, comme on disait dans les années cinquante. Pour ma part, ça ne me dérange pas. Les stars ne sont pas faites pour être démagogiques.

Je ne réponds pas au chauffeur de la somptueuse Jaguar bleu métallisé, je change de sujet. "Vous allez gagner la guerre ?" A son tour, il reste dubitatif. Nous avons fait le trajet en silence. Londres ne vit pas encore dans la mobilisation générale. Sauf dans ce pub où Miss Deneuve picore avec délicatesse ses miettes de crabe. Elle me sourit. Par politesse. Je ne sais pas trop quoi dire. La première question d'une interview est toujours sinon la plus bête du moins la plus convenue. Je lui demande, évidemment, pourquoi elle a tourné "Le choc" avec Delon où elle joue le rôle d'une éleveuse de dindons (les scénaristes ne savent vraiment plus quoi inventer ou alors est-ce une "citation", une référence à "Peau d'âne", de Jacques Demy ?). Ma très intéressante question ne semble pas la griser mais elle répond ce que je devine, bien sûr, sans avoir recours à des trésors d'imagination. Elle avait envie de tourner avec Delon, non ce n'est pas la première fois, ils ont eu une scène ensemble, il y a longtemps, en 1972, dans "Un flic", de Melville.

Quand ça tourne bien, je suis simple et modeste. Quand ça ne marche pas, en revanche, je suis cinglante et féroce, dit-elle avec un sourire épanoui.

Je n'arrive pas bien à la regarder. Non par timidité ou myopie mais parce que mes yeux sont irrésistiblement attirés par une petite blessure sanglante qu'elle a sur la joue droite. Il est évident (elle sort du tournage) que cette petite blessure est un maquillage mais, justement, je reste paralysé et fasciné. Par exemple, si nous étions chez elle, je suis sûr que je lui dirais : "Excusez-moi, mais je crois que vous vous êtes blessée à la joue". Mais là, non, je ne peux pas, comme s'il était indécent pour moi, créature réelle, d'intervenir dans l'imaginaire dont elle est une ressortissante. Au fond, même devant elle, je ne suis pas sûr que Miss Deneuve existe. Instinctivement, sans raison, je porte ma main à ma joue droite. Elle surprend le message du geste, elle sourit avec malice mais elle ne me tire pas d'embarras, boit une gorgée de vin blanc et attend, impassible, ma deuxième très intéressante question que je lui pose illico : que peut-elle bien faire, à Londres ?

Hé bien, le croiriez-vous, elle tourne un film. Non ! Ce n'est pas possible ! Si, le premier film d'un jeune Anglais, Tony Scott. Ça s'intitule "La Faim" ["Les prédateurs"], elle y a pour partenaire David Bowie, le chanteur et Susan Sarandon ("Atlantic City", de Louis Malle). C'est un tournage qui, cette fois, se passe très bien. Tony Scott est quelqu'un de très brillant, sensible, fin. Non, elle ne peut pas me raconter l'histoire, ce serait trop compliqué. Ce n'est ni un film d'horreur ni un film de science-fiction et pourtant, c'est un peu les deux à la fois. Mais il y a une mélancolie qu'on ne voit pas d'habitude dans ce genre de film.

C'est plus émouvant qu'effrayant. Ecoutez, c'est l'histoire de deux personnages qui ne vieillissent pas et qui boivent du sang. Mais ils ne le font que pour se nourrir, pas par cruauté. C'est un film sur le temps. Je m'amuse beaucoup. Voilà, ne m'en demandez pas davantage.

Soit. Un tantinet obséquieux, je m'extasie sur son plan de carrière. La réponse fuse, nette :

II n'y a ni plan ni carrière. D'ailleurs une carrière c'est un bilan que l'on fait a posteriori.

Touché ! Comme on dit dans la Royal Navy. Mais elle ne me laisse pas couler, elle m'explique avec patience :

Je suis devenue actrice presque par hasard, à cause de ma sœur, Françoise. Moi, ça ne m'attirait pas du tout. Mon avenir, c'était d'être dans la lune et pas en qualité d'astronaute. Les films se sont enchaînés. Je m'ennuyais un peu. Je crois que je n'aurais pas supporté la vie d'actrice s'il n'y avait pas eu "Les parapluies de Cherbourg". Avec Demy, j'ai découvert ma vocation. C'était un film très dur et magique, on travaillait sur la musique de Michel Legrand. On devait répéter les dialogues tous les jours. C'est ainsi que je sais encore les dialogues, tous les dialogues de tous les personnages par cœur. C'était exaltant, lyrique. J'ai beaucoup appris avec Demy. Un jour, Polanski est venu dans le studio pour tourner le générique d'un court-métrage, il m'a vue et m'a engagée pour "Répulsion". Là encore, j'ai beaucoup appris et c'était un film formidable. Et puis il y a eu Buñuel, avec "Belle de jour", et surtout "Tristana". J'admirais beaucoup Buñuel. Vous savez, j'allais très souvent au cinéma, je continue d'y aller d'ailleurs, même quand je tourne un film. Demy, Polanski, Buñuel et Truffaut, bien sûr. Truffaut a la passion des acteurs. Il aime expliquer, comme Demy. Avec eux, on fait un travail intelligent. Le premier film que j'ai tourné avec Truffaut s'intitulait "La sirène du Mississippi", avec Belmondo. Ça n'a pas très bien marché, ça ne le pouvait d'ailleurs pas dans la mesure où il s'agissait d'une histoire d'amour négative. Le public n'aime pas voir un homme fort ravagé par une passion. Mais c'était superbe. C'est un des films que je suis très fière d'avoir tourné.

Une gorgée de vin blanc. Cette fois, elle me sourit avec sympathie. Ce qui me donne le courage non pas de poser une troisième très intéressante question mais de citer un nom, celui de celle qui aurait pu être la Katharine Hepburn française, une merveilleuse comédienne, drôle ("L'homme de Rio"), déchirante ("La peau douce"), belle ("Les demoiselles de Rochefort"), le nom de la sœur de Catherine Deneuve : Françoise Dorléac, morte dans un accident d'auto en 1967. Elle ne bat pas des cils, elle me regarde, presque rêveuse :

Françoise, c'était quelqu'un d'extraordinaire et d'extravagant. Elle était mon aînée mais elle ne me conseillait pas. C'était plutôt moi qui la protégeais. J'étais raisonnable, plus indépendante aussi. J'avais quitté très tôt la famille, j'avais eu très vite un enfant. J'avais plus d'expérience qu'elle. Françoise était quelqu'un de si fragile...

Le blanc de ses yeux s'est imperceptiblement rosé. J'ai une bouffée d'émotion où se mêlent l'amour et la gratitude : Miss Deneuve existe et je suis en train de la rencontrer. Pas pour long temps d'ailleurs parce que Michael, l'assistant (dear Michael !), vient l'enlever. On l'attend au maquillage, on est en retard, please, hurry up ! l'm sorry mais venez donc sur le tournage, c'est à deux pas, on en reparlera entre deux plans, à tout de suite et hop ! elle a disparu, et je reste seul un peu étourdi devant ma truite grillée sans goût (ce n'est pas la faute du chef, en Angleterre les truites sont encore plus fades qu'en France) que je chipote du bout de la fourchette. "En tout cas, me glisse le garçon (français) en servant le café, je n'ai pas perdu ma journée, j'ai vu Catherine Deneuve..."

Un hôtel particulier dans Chesterfield Gardens, près de Hyde Park. Des gros projecteurs, des fils électriques, des gens qui vont et viennent affairés et pourtant comme abstraits. Il fait froid et humide, huit degrés au plus. On me conduit au premier étage dans une grande pièce dévastée, meublée seulement d'une coiffeuse de théâtre au miroir entouré de petits spots, de deux ou trois chaises et d'une table sur laquelle sont posés des gobelets en carton et un lecteur de cassettes qui braille du rock anglais. Une dame aux cheveux frisés, vêtue d'un imperméable vert amande, dansotte. C'est Susan Sarandon. Mlle Deneuve, elle, est assise devant la coiffeuse. Son coiffeur, Jean-Pierre, détache une longue mèche de son chignon et la fait pendre contre sa joue. Elle est vêtue d'une robe grise à pois blancs, très serrée à la taille ; ses chaussures à hauts talons sont incroyablement fines, blanches et noires. Telle quelle, on pourrait croire qu'il s'agit de Betty Boop, à ceci près que son visage, grave et limpide, rend son personnage énigmatique, ne permet pas de la cerner ou de la résumer d'un mot ou d'une comparaison. Nous tentons de renouer avec la conversation de tout à l'heure. Evidemment, ça ne repart pas au premier tour. Il y a des balbutiements. On reparle des films qu'elle préfère : "Les parapluies", "Répulsion", "Tristana", pourquoi "Tristana" et pas "Belle de jour" ? Le tournage de "Tristana" s'est mieux passé. Mais, mais bien sûr, "Belle de jour", c'était un film formidable, "La vie de château", "La sirène du Mississippi", "Le dernier métro", "Hôtel des Amériques"... Les films des autres ? Oui. Elle aurait aimé faire "Le Mariage de Maria Braun", "L'honneur perdu de Katharina Blum", ou encore ce film que lui proposait Hitchcock juste avant de mourir et qui aurait dû se passer en Finlande. "Tenez, je voudrais bien tourner avec Peter del Monte". La production ?

Plus jamais, c'est trop difficile, c'est une question de rapports de force. Et puis un acteur doit garder son insouciance, sa légèreté. Au moment de "Zig-Zig", de Lazlo Szabo, que j'ai produit en collaboration avec Claude Berri...

Mais voilà ce satané Michael qui revient brouiller les cartes. Tout est prêt sur le plateau. Susan Sarandon, flegmatique, continue à danser devant le lecteur de cassettes. Miss Deneuve, une Kent entre les Ièvres carminées, danse à son tour et nous partons en musique sur le "set". Il est environ 15 h 20.

On m'installe dans un fauteuil : dès que le plan sera fini, Catherine me rejoindra. On me demande simplement un tout petit peu de patience. Jean-Pierre travaille sur la mèche folle échappée du chignon blond. Susan Sarandon s'est mise dans la position de départ d'un coureur à pied pour donner l'impression de trébucher quand elle se relève et marche d'une façon précipitée. 9.8.7.6.5.4.3.2.1.0. "Action !" "La" Sarandon part, en effet, en trébuchant. "La" Deneuve la suit d'un pas tranquille en murmurant "You'Il be.back, you'Il be back, you'Il be back". Elles disparaissent derrière les décors, nous ne percevons que le bruit de la voix de Catherine et puis la Deneuve, devant la rampe d'un escalier que la Sarandon doit descendre dit encore : "Not mine, not yours, not any more", touche du bout du doigt la blessure de sa joue, goûte le sang, avec une sorte de stupeur, et se détourne... Cut !

Action, cut, action, cut, action. Il est maintenant 17 h 20. Il fait de plus en plus froid. A côté de moi, une jeune personne juchée sur un escabeau (pourquoi est-elle là ? Mystère. Un plateau de cinéma, c'est une oisiveté agitée) relit, pour la troisième fois, la vie de Meryl Streep dans "Cosmopolitan". On ne cesse de peigner la mèche folle de Miss Deneuve et de redessiner sa blessure sanglante. La Sarandon continue de se mettre à genoux, "you'Il be back", "you'Il be back", "you'Il be back", il fait de plus en plus froid, je m'accroche à mon réticule contenant mon pyjama (mon avion est à 19 h 30 mais on ne sait jamais, et de fait, la situation devient critique), je sens que je vais craquer. Jean-Pierre, l'aimable coiffeur, le devine. Catherine me suggère d'aller l'attendre dans sa loge, j'y serai au chaud, et puis, on va m'apporter un gobelet de café. Toujours accroché à mon réticule, je suis Jean-Pierre avec, en guise de marche triomphale, la voix de Miss Deneuve qui répète à l'infini "not mine, not yours, not any more..." Cette fois, mon avion est pratiquement raté, je lis dans "Elle" les malheurs de Margaret Trudeau, je bois mon troisième gobelet de café et je me désespère avec une sorte de fatalité tranquille quand la porte de la loge s'ouvre sur Mlle Deneuve, Jean-Pierre, le maquilleur et Michael. On me traite avec une gentillesse prudente : oui, nous allons pouvoir parler, venez ici, asseyez-vous sur le canapé, là vous êtes bien ? Ah ! mais non ! Vous ne pouvez pas rester ici, Catherine doit changer de robe, il faut que vous passiez dans la pièce à côté. Flottant à la surface grâce à mon réticule, je chemine vers la porte quand Miss Deneuve éclate de rire :

Ecoutez, dit-elle, enjouée, laissez votre sac, ça me fait pitié, vous me donnez l'impression d'être en voyage... Et puis j'arrive tout de suite.

Retour dans la pièce dévastée où le lecteur de cassettes continue à distiller du rock anglais. Elle arrive tout de suite, en effet. Superbe, moulée dans une robe de cuir noir, les cheveux blonds sur les épaules. Elle s'installe devant la coiffeuse dont les petits spots incendient son visage. Elle me fait signe de m'asseoir, à côté de la coiffeuse, de biais, et je pense scruter ce visage qui soudain appartient aux maquilleurs et au coiffeur. Les yeux dans ses yeux - elle se regarde avec un narcissisme professionnel, une vigilance qui est le contraire d'une quelconque autosatisfaction - elle parle et, bien sûr, c'est passionnant parce qu'au moment où sa bouche prononce les mots, le maquilleur la redessine et que, retranchée derrière le masque des fards, elle ne se réfugie pas dans le silence ou dans de quelconques banalités mais, au contraire, explique, pensive et gaie, les paradoxes de son destin :

Être le dépositaire du rêve des autres ? Mais ça ne me déplaît pas du tout d'appartenir à l'imaginaire d'autrui. Et puis, je ne suis pas un symbole sexuel évident. J'inspire une certaine réserve à ceux que j'attire le plus. Mon personnage de "Belle de jour", je vous le disais tout à l'heure, est celui que le public a surtout gardé de moi : un personnage passionnel et glacé. Qui n'est pas moi, bien sûr. Il faut donc que je m'en évade, le soir. Je sors beaucoup, dans les restaurants, dans les boîtes, même si je suis épuisée. C'est une nécessité physique pour me retrouver complètement. Il faut que je casse mon personnage. Et pour retrouver le lendemain matin le personnage ? Eh bien, il y a le maquillage, justement (à cet instant précis, le maquilleur est en train de la réinventer à coups de pinceau, elle devient de plus en plus énigmatique, lumineuse). Le maquillage fait de moi une image.

A tel point que lors de la sortie d'un film, quand on affiche mon visage sur les murs ou sur les magazines, je ne me vois plus, je ne me reconnais plus. Je me suis livrée, n'est-ce pas, et alors je ne m'appartiens plus. Le cinéma, c'est un métier où on est enfantin, où on joue, un jeu très sérieux mais un jeu tout de même. Il faut se méfier du cinéma ou plutôt de l'impudeur qu'il provoque. Ça, c'est le fil du rasoir. Rester aigu, ne jamais sombrer dans le mélo, se contrôler, se protéger : vous savez, c'est une grande souffrance d'extirper physiquement une émotion. Il y a un exemple, terrible et fascinant pour moi, c'est celui de Louise Brooks. Elle a renoncé à tout au sommet, sans concession, avec une austérité qui me hante, quelque chose de monacal. Moi, je n'ai pas du tout envie d'arrêter, mais si ça m'arrive un jour, de gré ou de force, je connais déjà ma consolation. C'est une phrase qui clôt un chef-d'œuvre de la littérature française : "Et maintenant, cultivons notre jardin". Vous savez, je suis très à l'aise avec les plantes...


Par : Martin Fontaine


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