|
Catherine Deneuve par Christine Ockrent |
|
Moi, ce qui m'intéresse
chez vous, parce que le trouve que c'est très rare - surtout chez
les acteurs -, c'est ce sens de la retenue que l'on ressent en vous voyant
jouer un rôle, et ça c'est à la fois votre métier,
votre talent et votre tonne de talent, mais c'est aussi la retenue dans
votre personnage qui est, que vous le vouliez ou non, un personnage public.
Et là, on sent un très grand souci de le maîtriser
: vous n'avez pas envie qu'il vous échappe, qu'il soit partout.
J'aime le secret. J'aime l'idée des choses cachées. J'aime
l'idée de pouvoir tout donner à quelques personnes qui me
sont chères et je ne peux pas concevoir de donner des bribes à
plein de gens. Moi, j'ai l'impression qu'on a un potentiel qui peut s'user
très vite. C'est vrai que je n'ai pas envie de donner une image
différente de celle que les gens imaginent, ni une image fausse.
De toute façon, de caractère, et dans la vie, je suis quelqu'un
de très réservé. Je n'aime pas l'idée d'une
image morcelée. Je n'aime pas l'idée des impressions, des
jugements sur les impressions. Mais je ne maîtrise pas très
bien tout ça. C'est une volonté, mais ce n'est pas toujours...
Oh ! vous le maîtrisez
pas mal, vu de l'extérieur.
Oui, vu de l'extérieur, sûrement. Mais, en réalité,
je le vis moins bien, tout ce que je vous dis là est profondément
sincère mais ce sont plutôt des souhaits. Je n'arrive pas
toujours à maintenir un équilibre.
Alors, comment essayez-vous
de garder la maîtrise de votre image ?
Je ne vois que mes amis. J'ai donc des relations tout à fait normales
et naturelles, avec des gens que je connais depuis très longtemps,
que je vois très régulièrement et qui font partie
de ma famille affective.
Et vos amis, ce ne sont pas
les copains ? Ce n'est pas ce système bien parisien... du copinage
: "Allez, coco, je te renvoie l'ascenseur" ? Vous semblez très
étrangère à tout ça.
Je n'ai pas vraiment de copains. D'abord, je ne vis pas en groupe et ensuite
je ne fréquente pas tellement de gens de cinéma pour des
raisons...
... De goût ?
Pour des raisons de goût, peut-être. Et parce que le cinéma
est très important pour moi et ce n'est pas une chose sur laquelle
j'ai envie de bavarder.
Mais c'est peut-être aussi
parce que ce sont des gens qui ne vous intéressent pas ?
C'est possible, oui. Je n'ai pas une passion pour les acteurs en général,
disons pour les gens de cinéma. Je vis déjà beaucoup
avec eux. Et moi, j'ai vraiment besoin de vivre d'autres choses qui m'intéressent,
qui sont peut-être plus anodines mais très importantes à
mon équilibre. Et les gens que je vois, je les vois depuis très,
très longtemps.
Vous avez été
vedette à vingt ans.
Oui. Heureusement ! Heureusement !
Vedette à 20 ans, il
y a vingt ans, cela veut dire aussi une longévité rare et
d'autant plus rare qu'on ne sent pas du tout cette frénésie
à nourrir le phénomène.
Etre vedette jeune, c'est une chance formidable. La notion d'ambition
est tout à fait décalée. Quand on réussit
très jeune, on ne peut pas dire qu'on l'a voulu, qu'on l'a souhaité.
La notion de rivalité n'existe plus parce qu'on a la chance d'avoir
plus vite des propositions. Donc il n'y a pas de lutte. Moi je ne sais
pas ce que c'est la rivalité.
Les rapports de forces, ce n'est
pas votre exercice favori.
Déjà avec une femme, ça ne m'intéresse pas,
mais avec les actrices, encore moins.
Et dans la vie ?
Je déteste les rapports de forces, je déteste ça.
Pour les éviter que fait-on
? On prend les jambes à son cou ?
Non. Aujourd'hui j'ai envie de rassurer, de donner une image beaucoup
plus apaisante. En même temps je sens bien que je vais toujours
dans le sens de simplifier, simplifier, simplifier.
Et de maîtriser, maîtriser,
maîtriser ?
D'essayer en tout cas. D'essayer.
Le temps, la notion du temps
vous préoccupe ?
Beaucoup, oui, beaucoup.
Parce qu'il file ou parce qu'il
faut essayer de le rentabiliser ?
Non, parce que je vis très mal le manque de temps. Je suis toujours
frappée de voir à quel point les hommes, les hommes qui
travaillent, ont l'air beaucoup plus disponibles et concentrés
à la fois dans leur travail et dans leur vie. C'est un des seuls
avantages que je leur connaisse, celui d'être entièrement
libérés de tout le quotidien de la vie. Et c'est un énorme
avantage pour faire ce dont on a envie.
Est-ce que vous êtes capable
de vous dire : "Tiens, dans huit ans et demi..." ?
Ah non ! D'abord je ne pense pas tellement au passé et pratiquement
pas du tout à l'avenir. Pour moi, le temps c'est maintenant, dans
la journée, dans les jours qui viennent. Et ce qui m'angoisse c'est
cette difficulté que j'ai de plus en plus à accepter d'arriver
à faire plusieurs choses dans la journée, chacune à
son tour. Je suis toujours debout, toujours en train de marcher ou de
courir. J'ai beaucoup de mal à rester immobile.
Et cela rassure ?
Non. C'est comme un mouvement perpétuel, par moments, c'est presque
une envie de se fatiguer physiquement aussi. Comme je suis très
nerveuse, c'est une façon de casser la mécanique, un peu.
Et de me faire céder. De plier.
De tester l'animal ?
Ah oui, alors là, je ne supporte pas que l'organisme me laisse
tomber. C'est ce qui m'ennuie d'ailleurs dans l'idée de vieillir,
cette idée de ne plus avoir le corps qui suive, qui ne réponde
plus tout le temps avec la même énergie.
Mais le temps, c'est vieillir...
Oui. Et voilà, c'est ça qui me plaît beaucoup moins.
Cette dégradation de tout, du corps, de la tête, c'est quand
même d'une injustice épouvantable !
Et qu'est-ce qui rassure par
rapport à tout ça ? Les fleurs ?
Oui. La nature est très importante pour moi. Pas les fleurs, mais
la nature.
Parce que ça refleurit
et ça rebourgeonne ?
Non, surtout parce qu'elle s'embellit en vieillissant. C'est pour cette
raison que j'aime les arbres d'ailleurs. Pas les fleurs, les fleurs se
fanent. Mais les arbres, c'est le contraire de nous : plus ça vieillit,
plus c'est beau. La maturité va avec un embellissement.
La mort de votre sur,
iI y a dix-sept ans delà, vous a fait prendre conscience de façon
plus aiguë du temps ?
Oui. Tout à fait. C'est vrai... La notion de temps m'a paru vraiment
une chose très importante à partir de ce moment-là.
D'abord, c'est le premier vrai grand chagrin que j'ai éprouvé
et sa mort m'a donné un sentiment d'urgence par rapport au temps
et surtout par rapport aux gens. Il m'a semblé qu'on n'aimerait
jamais assez, qu'on n'aimait jamais assez les gens qu'on aimait. Il n'y
a pas plus important pour moi. Mon métier, ma vie de travail, tout
ça, c'est très important, mais ça ne m'équilibre
pas suffisamment, ce n'est pas une chose qui m'apporte une satisfaction
profonde. Mais c'est vrai que la présence des gens que j'aime m'a
semblé beaucoup plus importante après sa mort. Ça
passe vraiment par l'idée de se voir. De se voir. De se parler.
De se voir physiquement. Mes enfants, mes amis, je leur consacre un temps
énorme.
Vous êtes profonde et
en même temps on sent chez vous comme une ironie.
Ironie très grande sur les gens et sur la vie, c'est vrai.
C'est une force d'être
ironique ?
Pour moi, oui.
Mais c'est une solitude aussi
?
C'est une forme de solitude que j'accepte de vivre volontiers car elle
a des avantages. D'abord, on ne peut pas se prendre au sérieux,
ce qui est très important dans la vie.
Et puis, ça fait gagner
beaucoup de temps.
Quand je rencontre des gens qui m'intéressent, j'ai envie de leur
dire : "Ne perdons pas de temps, pas de chichis, pas de présentations,
pas de numéros" et par moments, les gens qui m'intéressent,
je peux même les dérouter parce que je peux aller... très
vite. Moi qui suis très réservée, je peux . être
directe, très directe. Je n'aime pas passer par les états
progressifs de l'intimité. Je ne suis pas du tout sensible à
toutes les formes de ce qu'on est supposé faire. Tout ce qui est
respect, tout ce qui est notion de ce qui se fait et ce qui ne se fait
pas, j'y suis tout à fait insensible.
La vie d'un acteur, c'est aussi
une sorte d'hémorragie, de ponction qui s'exerce sur vous et qui
s'Interrompt brutalement à la fln d'un tournage... Ça doit
être tuant, non ?
Oui, mais moi, justement, je ne veux pas le voir comme une hémorragie,
mais comme une opération où l'on fait sans arrêt des
garrots. Sinon les acteurs auraient tendance à être complètement
exsangues. Certains sont complètement bouffés, usés.
Ce n'est pas seulement le travail, c'est de ne pas arriver à faire
la part des choses et de continuer cet engrenage en dehors des périodes
de travail. Alors le sang continue de partir comme ça... Il faut
accepter de faire des choses avec une certaine lucidité et un certain
recul, sinon je pense qu'on est dévoré complètement.
Et alors comment fait-on pour
se reconstituer le sang ?
Moi, j'ai un goût pour la solitude assez prononcé.
On vampirise aussi les autres,
ou pas ?
Je crois que je vampirise pas mal les autres, mais je ne le vis pas tout
à fait comme ça. Je le vois plus comme des transfusions.
Ça marche dans les deux sens. Je prends beaucoup aux gens que j'aime
et qui m'intéressent, mais je pense que je leur donne aussi pas
mal. Avoir des enfants m'a beaucoup aidée parce que c'est une réalité
quotidienne qui vous oblige à faire ce qu'on n'a pas toujours envie
de faire, mais qui vous entraîne dans un cycle et dans un rythme
de vie beaucoup plus terre à terre.
Et ce sont des entants que vous
avez voulus pour ça en partie ?
Voulus, oui, mais pas du tout pour ça. Mais c'est comme cela que
je l'ai vécu. J'avais un besoin, une envie d'enfant absolument
incroyable, très jeune... J'avais envie d'avoir un enfant, oui,
quand j'avais dix-huit ans.
Et vous en feriez un autre ?
Eventuellement, oui, mais aujourd'hui je regrette d'avoir eu un fils aussi
jeune. D'abord parce que je crois que je n'ai pas été une
très bonne mère quand j'étais jeune, en tout cas
pas la mère que j'aurais aimé être. Et ensuite parce
qu'il y a une époque que je n'ai pas connue dans ma vie, la période
entre l'adolescence et la maternité.
Ce sont des enfants sans mari
aussi ? C'est spécial, ça.
Oui. Ce n'est pas une décision.
Et vous vous êtes mariée
une fois, une seule fois ?
Une fois, oui. Et je n'ai pas eu d'enfant avec mon mari. Mais avoir des
enfants sans se marier, je ne me rendais pas compte à quel point
ça pouvait être choquant. Pour moi, c'était tellement
évident. Maintenant on a l'impression, parfois, pour certaines
femmes, que faire des enfants seule est une façon d'affirmer une
indépendance à peine conquise. Ça, ça me choque
énormément. Je trouve que c'est vraiment une perversion
de la liberté. Je trouve ça terrible.
Parce que l'enfant, c'est quand
même l'enfant d'un monsieur.
C'est vrai que j'ai toujours eu envie d'avoir un enfant avec un homme
que j'aimais ou, en tout cas, un enfant de cet homme mais, au départ,
je pensais qu'on vivrait ensemble et je pensais que c'était pour
toujours.
L'institution du mariage, non
plus, ne vous a jamais obsédée ?
Non, je ne suis pas obsédée par le mariage, mais je ne suis
pas contre. En revanche, envisager d'avoir un enfant seule me semble une
déformation. Faire un enfant pour soi, concevoir un enfant qui
ne connaîtra jamais son père, c'est lui donner peu de chances
d'avoir une vie équilibrée. Moi qui ai déjà
eu des enfants que j'élève seule, qui connaissent leur père
mais avec lequel ils ne vivent pas, ça pose malgré tout
des problèmes. Pas à moi, mais à eux, j'en suis sûre.
En fait, les enfants, la famille
sont les racines.
Oui. Mes amis aussi ce sont vraiment des racines.
Et c'est donc le jardin secret
?
Oui, oui, oui.
Et ce serait plutôt une
serre ou un jardin anglais ?
C'est plutôt un jardin anglais, donc très mélangé.
J'aime vraiment la nature. Moins les serres. Ce qui est mis sous verre,
c'est un peu comme ce qui est mis sous cloche, ce sont des choses en danger
ou fragiles, qui poussent dans des conditions un peu artificielles. Je
n'ai pas de collection d'orchidées. Je préfère les
vrais parcs, les arbres.
Pas les petites plantes fragiles,
qu'il faut couver...
Je fais des choses terribles. Je continue à chercher des plantes
à l'étranger, qui sont à la limite de la résistance
dans la région parisienne, et j'essaie. Il y a des plantes qu'on
arrive à acclimater.
Et avec les gens, vous faites
pareil ?
Là, franchement, je ne fais absolument aucun point de comparaison.
Je pense qu'il faut que ça passe ou que ça casse.
Et que ça croisse ?
Et que ça croisse, oui. Je ne suis pas pour les rafistolages, pour
les pansements. Je suis pour essayer de faire en sorte que ça marche,
et si ça ne marche pas, je suis alors tout à fait contre
les arrangements. Mais c'est peut-être aussi parce que j'en ai eu
les moyens. Quand on réussit, il est plus facile d'avoir le courage
de ses goûts. Je ne sais pas si j'aurais pensé de la même
façon en étant une femme vraiment seule, qui ne travaille
pas ou qui n'a pas une assurance de ressources. Pour une femme, la liberté
matérielle c'est une grande liberté, qui ouvre beaucoup
l'esprit.
Dans cette liberté, pour
vous, il n'y a pas que l'argent, iI y a aussi l'autorité que donnent
le succès, la carrière. C'est une forme de pouvoir ?
Pouvoir être libre de choisir, de dire non, de savoir, même
en disant non, que tout ne se ferme pas, que vous ne risquez pas grand-chose,
et en tout cas, pas de vous retrouver sans travail, c'est une forme de
pouvoir.
Pourriez-vous vous arrêter
brutalement, comme Louise Brooks, par exemple ?
Non. Si j'écrivais comme Louise Brooks, peut-être. Et encore...
Non, je ne pourrais absolument pas m'arrêter. Et, en plus, je n'en
ai pas les moyens.
Vous pourriez trouver un homme
riche !
Généralement, les gens d'argent ne m'intéressent
pas tellement. Peut-être parce que je n'ai jamais rencontré
de riches héritiers non plus, plutôt des gens dont le métier
est de faire de l'argent. Et là il y a quelque chose qui ne me
correspond pas.
Et les hommes, vous préférez
les choisir ?
Mais je choisis, j'ai la prétention de choisir presque tout ce
qui est dans mon entourage. Etre dans un endroit avec des gens avec lesquels
je n'ai pas envie d'être et où je me sentirais donc forcément
isolée, ça pour moi, c'est une prison.
Psychologiquement, vous pensez
que c'est toujours aussi difficile pour un homme aujourd'hui de vivre
avec le genre de femme que vous incarnez, la femme libérée,
épanouie, indépendante ?
Ça dépend des hommes. Pas pour les hommes qui m'intéressent,
mais en général pour les hommes qui ne connaissent pas beaucoup
de femmes comme moi, oui, je pense que c'est difficile. Les hommes sont
toujours déroutés d'avoir affaire à des femmes qui
sont simples et directes. Très directes.
Les femmes ont-elles plus le
sens de la dérision que les hommes ?
Oui, parce qu'elles sont confrontées, par leur état et par
leur situation, à un quotidien qui les ramène tout le temps
à des choses réalistes. Alors qu'un homme peut être
maintenu dans une irréalité professionnelle qui entretient
des relations fausses avec la vie et avec les gens. Il y a des femmes
qui ont envie de pouvoir, et je ne pense pas que ce soit une chose négative,
mais dû fait qu'elles ont des relations beaucoup plus réelles
avec les êtres, les enfants et la vie tout court, les femmes sont
beaucoup plus protégées. Oui, je trouve les femmes plus
harmonieuses.
Vous aimez les hommes intelligents
?
Oui, mais pas seulement. Je suis très sensible à la gentillesse
chez les êtres en général et donc chez les hommes
en particulier.
Qu'est-ce qui vous épate
chez les gens ?
Le talent - pas la réussite, mais le talent - m'épate. L'imagination.
Le charme. La grâce.
Truffaut, c'était un
peu tout cela ?
C'était quelqu'un d'intelligent... qui avait beaucoup de talent.
Oh oui, c'était vraiment quelqu'un de très très exceptionnel,
non seulement par son talent, mais aussi parce qu'il avait réussi
à vivre comme il en avait envie. Il a très bien su se protéger
tout en étant extrêmement respectueux des autres. Il avait
une vie très secrète. Pas solitaire, mais très secrète.
C'était quelqu'un qui voyait des gens, mais individuellement. Moi
je ne le comprends pas tout à fait, mais ça demande une
grande force de caractère et une grande rigueur.
La rigueur, c'est quoi ? C'est
de ne jamais changer d'avis ?
Oh non ! On a le droit de changer d'avis. La rigueur c'est de ne pas faire
ce qu'on ne veut pas faire. Elle vous permet d'avancer avec une certaine
direction, sans avoir trop d'à-coups à droite, à
gauche - toujours cette notion de temps - d'arriver plus vite, plus loin.
La rigueur c'est de ne pas céder... à des pressions. Au
charme... A la facilité.
Même au charme ?
Ah oui, surtout !

|
|