Ses interviews / Presse 1980-89 / Marie Claire 1989
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La femme d'un parfum

Je l'attendais côté jardin, elle arrive côté cour. "Vous ne m'attendiez pas par cette porte !" dit-elle, amusée et joyeuse. Elle s'enfonce dans le gros fauteuil du bar du Lutétia et commande un kir impérial. Nous nous connaissons sans nous connaître. On se regarde, pleines de bonne volonté.

Elle est parfaite, comme dans un film. Elle secoue à peine ses cheveux, qui ont la longueur juste, le blond juste, le mouvement juste. Elle a la peau juste, le maquillage juste, l'ossature juste. Un teint de nacre blonde. Et des créoles pour oreilles percées, qui font des balancements de lumière.

Elle parle sur deux temps. Elle commence par le tempo lent. C'est la femme décidée à s'exprimer clairement, qui domine la situation, martelant de ses talons la route large. Puis, elle se jette dans le tempo vif, comme pour en finir. Elle prend son élan sur la dune. Les mots s'attachent les uns aux autres, piétinent, s'effondrent, repartent, s'enfoncent, émergent. Elle court. On a tout de suite peur de la perdre de vue.

Elle porte un ensemble de Saint Laurent, en soie. De quelle couleur, se demande-t-elle :

Ocre rouge ? Brique ? Cela me fait penser à un certain rouge éteint que l'on voit sur les murs, en Italie.

Elle croise et décroise ses jambes beiges. Parfaitement justes. Nous sommes là pour parler parfums. Le sien en particulier, puisqu'elle en a créé un qui porte son nom et nous arrive aujourd'hui en France, après un périple de deux ans aux Etats-Unis.

Pouvons-nous nous promener du côté de son enfance ? Un parfum d'adulte, un parfum de femme-femme, n'est-il pas traversé par les sortilèges du passé ? Aussitôt, légère fracture dans l'harmonie tranquille de son regard, mi-topaze, mi-sardoine. L'envie de raconter la maison de campagne, en Seine-et-Marne, complètement liée à la nature. La forêt tout près, l'eau sous l'herbe. La colline qu'elle gravissait en courant avec ses deux sœurs, pour aller cueillir des jonquilles dans des endroits mythiques et pleins d'aventures. Les fous rires. Les pentes dévalées. Les brassées de fleurs trop grosses. Celles qu'on perd en chemin, et puis, une fois arrivées, les bouquets qu'on lance sur la table du goûter : "Tiens, maman !" Aussitôt, l'envie de se taire la saisit. L'impression d'avoir trahi. D'avoir livré impudiquement un instantané de bonheur. Moment d'émotivité. Et puis le sens du défi lui donne l'énergie de plonger à nouveau dans le passé odoriférant.

Dans le jardin, dit-elle, il y avait des pivoines poivrées, si poivrées que cela me fait penser aujourd'hui à la myrrhe. Il y avait des iris, bleu ordinaire. Des roses, les "choux".

Là, c'est moi, qui m'invente l'enfant Deneuve, plongeant son petit nez parfait dans le cœur des roses. Je le lui dis. Elle se met presque en colère :

Je ne veux pas que l'on parle de mon nez, qui, justement, n'est pas parfait du tout.

Mais comment ne pas parler de nez dans une histoire de parfums ?

Nous bifurquons vers les odeurs détestables, pour faire une halte.

Je déteste l'odeur de l'eau de Javel ! Cela me rappelle trop la piscine à l'école. Je déteste les odeurs de boues marines, les bords de mer où il y a trop d'algues. C'est la mer en décomposition. Je n'aime pas les odeurs de pharmacie, l'eau de Daquin, l'éther. Mais je ne déteste pas celle de l'essence, quand on faisait le plein pour aller en vacances. Ni celle de la naphtaline, quand on ouvrait les armoires à la campagne. Et j'aime celle du goudron quand on réparait la route. On regardait le "rouleau" qui écrasait ce truc noir comme de la lave, sur les graviers... Et cette odeur-là se mêlait souvent à celle du foin couché sur le bord de la route, par le cantonnier.

Avez-vous remarqué, dit-elle, quand on passe sous un tilleul ? C'est comme si on entrait dans une pièce ronde. Sorti du périmètre, plus de parfum ou presque.

Nous faisons un tour embaumé du côté des feuilles de tomates "très métalliques". "Et les lys ?" dis-je, gourmande.

Ah non, répond-elle : trop net le lys. Trop monolithique ! Je préfère le pois de senteur. C'est délicat et fort. Faussement fragile. Ça annonce que l'été est bien là : j'adore.

Vous mangez les fleurs ?

Beau rire (juste).

Je ne peux pas dire que je n'ai pas mâchouillé quelques pétales de rose ou quelques fleurs de violette, mais enfin, je préfère l'acacia dans les beignets, et les capucines, comme gadgets, dans la salade ! Non : manger les fleurs, c'est trop violent pour moi.

Puis-je raconter qu'elle glisse dans les tiroirs où elle range son linge, de petits sachets cousus par des religieuses, où elle met de la lavande ? Ou des flanelles parfumées à "L'Heure Bleue" ? Et quelques gouttes d'une certaine essence de rose sur ses taies d'oreiller ? Puis-je raconter que son plus grand plaisir d'odeurs est d'ouvrir et de fermer, comme ça, pour rien, pour le plaisir, une vieille boîte de poudre d'iris, rapportée de Florence ? Elle va crier à l'impudeur. A la trahison.

Je n'irai jamais dans le beau jardin secret qu'elle possède, paraît-il, dans la douceur tourangelle.

Mais on ne fait pas de parfum sans odeurs...

J'ai vécu enroulée dans les parfums !avoue-t-elle à un moment. Mes parents, qui étaient tous les deux acteurs, aimaient beaucoup les parfums. Mon père, toute petite, je savais qu'il était là quand je sentais son parfum. C'était le "5" de Molyneux. Un de ces parfums des années 20 qu'on appelle chyprés-fruités. Ma mère, c'était "Femme" de Rochas. Dès mes dix-sept ans, qu'est-ce que j'ai voulu porter ? "L'Heure Bleue". Je crois qu'un parfum doit être capiteux ou rien. J'entends par capiteux, non pas un parfum lourd, mais celui qui déclenche l'idée de féminité. Porter un parfum, c'est vouloir développer son idée de plaire.

Elle m'explique qu'un parfum doit être sensuel mais pas... sexuel. Qu'il doit habiller plutôt que déshabiller.

On doit s'en "enrober" précise-t-elle. Il y a des robes subtiles... En Amérique, le parfum, c'est une protection et une arme. En France, c'est un langage. Le parfum dit avant nous ce que l'on aimerait dire.

Naturellement, Catherine Deneuve ne s'est pas mise à faire des études de chimie pour créer son parfum ! Mais, comme pour un film, elle savait ce qu'elle voulait et ne voulait pas.

Je n'ai pas honte de le dire : je voulais un beau, grand classique (idéalement parlant), qui dépasserait les modes. Un intemporel qui aurait quelque chose de la grande musique. Je voyais un vrai parfum de femme. Pour moi, c'est un parfum qui doit tout de suite donner la sensation qu'on entre dans un jardin, mais indéfinissable. Où il y a de l'émotion, du mystère (pourquoi pas un peu d'Orient ?). Je voyais ce parfum "ouvert". Avec sûrement de l'iris pour avoir ce côté poudré que j'aime.

Elle sourit. Elle est à l'aise. Elle n'est plus coincée du tout dans ce qu'elle appelle son intimité : là, elle travaille. Parfaitement juste.

Elle voulait, pour son parfum, le plus d'essences naturelles possible, même si elle croit aux magies de la chimie. Elle voulait qu'il ait des cheminements tendres, émotifs, une sensualité retenue, avec des correspondances secrètes, des contradictions. Un parfum où il y ait un enjeu, des jeux. Oui dit ce qu'on n'oserait jamais dire. Un parfum avec lequel on puisse avoir une liaison. Parfum du dire, du dédire, du redire. Parole de parfum...

Faut-il de la prudence dans un parfum ? Elle hésite. ll ne doit pas être agressif. Il doit attirer le regard... prudemment. Il se doit d'être élégant. Il doit être troublant, mais civilisé. Laisser une empreinte plutôt qu'un sillage. Donc : prudemment-imprudent, imprudemment-prudent. Avoir, à son image (c'est moi qui le dis), des jeux d'ombres et de lumières. Des différences de voltages. Des grâces. Des énergies. Des apesanteurs. Des vibrations amoureuses au bord du romantisme. Le charnel oui-non. Et une allée soliflore, pour, toujours, avoir des respirations sauvegardées.

Le parfum, je le vaporise dans mes ourlets. Ou je le pose en petites touches sur mes doublures. A l'intérieur. Et si je me sens dépressive, je n'ai pas envie d'en mettre ! Parce que, je suppose, je n'ai pas envie de plaire. Pas envie de "parler". Mais on pourrait penser, que, justement, c'est le moment d'en mettre...

Non, elle n'a jamais porté "Shalimar" de sa vie. Trop charnu. Trop dépaysant. Trop... vite dit pour elle. Le contraire de "L'Heure Bleue". Mais'maintenant, c'est simple, elle va cesser toutes ses liaisons parfumées pour respirer, avec "Deneuve", son parfum à elle. La cohérence dans l'identité poussée au maximum ? Le piège obligatoire ? Mais non : la liberté de se récompenser avec ce travail mieux que bien fait, avec ses facettes de jasmin et de géranium, ses volutes de fleurs d'oranger, ses brins de muguet, ses rhizomes d'iris, ses bois d'ailleurs et ses herbes d'ici, et ses notes finales nouées dans l'ambre, la myrrhe, la vanille et le musc.

Je tournais en Italie quand il a fallu se décider entre les deux derniers essais de mon parfum. Le soir, après le tournage, je passais mon temps à sentir mes deux poignets : lequel choisir ? La Balance que je suis... balançait sans fin. Mais le Capricorne ascendant m'a fait me décider et, têtue, j'ai su que c'était celui-là. J'ai appris aussi qu'on peut faire mourir un parfum à force de vouloir être perfectionniste. C'est comme un être humain, si l'on exige trop de lui, il perd l'essence de sa vie.

Elle dit cela simplement. Touchante. Juste.

Derrière le bruitage des mots et des parfums, il y avait peut-être une conversation vraie comme un jardin.

Vous n'écrivez pas de livre ?

Elle rit de bon cœur.

Justement : j'aimerais bien. Antoinette Fouque, de la Librairie des Femmes, m'y pousse. Je suis tentée. Et puis à l'idée que mon âme pourrait s'étaler là, devant tout le monde, je suis saisie d'angoisse. Je crois que je ne pourrai jamais me décider !

Mais j'ai appris depuis qu'elle allait parler sur une cassette.

Le dernier livre que vous avez aimé ?

Elle n'hésite pas : celui de Sylvia Plath, "La cloche de détresse" (Gallimard). C'est le récit, à la Salinger, d'une jeune femme exigeante qui perd un à un tous ses rêves. Lucide, perplexe, angoissée, pathétique, elle contemple le carnage et analyse les faits: elle a de moins en moins de force pour y faire face. Pourtant, le pouls de l'espoir bat...

Encore une gorgée de parfum. Elle a choisi une sculpture de Serge Mansau, très géométrique, avec des ploiements de cristal pour le bouchon. Et un écrin marine et rosé thé. Marine comme la doublure d'un smoking d'homme. Comme les nuits d'été. Et ce rosé traversé de beige pourrait symboliser la couleur d'une femme-femme. Parfum classique. Flacon classique. Mais avec l'intensité lumineuse que savent donner les stars à un mot dont on croyait tout savoir.

Etre classique, c'est l'arme absolue !

Et elle s'en va en riant, au bras de son "fiancé" venu la chercher.


Par : Denise Dubois-Jallais
Photos :


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