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Deux heures dans la vie de Catherine Deneuve

Une longue scène de ménage en pleine brousse, avec Philippe Noiret. C'est son dernier film, "L'Africain", de Philippe de Broca, qui sort à Paris mercredi prochain, 2 mars. A la veille de cette nouvelle première, Catherine Deneuve a consacré deux heures au "Nouvel Observateur". Fidèle à sa légende, blonde, lisse et distante, elle est d'abord restée sur la défensive. Puis la star la plus secrète du cinéma français s'est mise à tout raconter : la beauté, l'angoisse, le temps qui passe, l'adolescence, l'agression et l'amour du public, la peur, le trac, la politique, la vie. Jean-François Josselin n'en revenait pas. La glace était rompue...

Récemment, un magazine a publié un sondage selon lequel une majorité de Français vous considérait comme "une partenaire idéale pour une aventure amoureuse" - et cela devant Raquel Welch, Claudia Cardinale, Caroline de Monaco et Brigitte Bardot. Qu'est-ce que ce genre d' "information" provoque en vous ?
C'est mieux qu'une paire de claques.

Mais c'est agréable ? Exaspérant ?
Exaspérant, franchement non. Agréable... Disons que ce n'est pas désagréable. Et puis on pense que si on était classée neuvième, ce serait agaçant. On pourrait alors se demander : de quel droit vous êtes-vous servis de mon nom ? Mais si vous êtes la première ou la deuxième, vous vous dites : ce n'est pas si mal d'être là au lieu d'être à la fin de la liste... Pour conclure, disons que c'est comme un compliment : ça fait plaisir sur le moment et après, c'est fini. Et puis, surtout, je n'attache aucune importance à ce genre de sondage. J'aime bien le public mais je ne veux pas lui devoir quelque chose ; car le public, lui, de son côté...

Vous avez peur de devenir sa proie ?
A partir du moment où les gens vous aiment, vous leur appartenez un peu. Je me souviens de toujours avoir été aimée, d'avoir toujours entendu des choses agréables et, à l'époque, j'étais timide ; mais, même aujourd'hui, il m'arrive d'en être gênée. Si on me dit des choses aimables indirectement, ça va ; mais, comme ça, en pleine figure, c'est très difficile à recevoir.

Comme si quelqu'un prenait possession de vous sans votre accord ?
Oui. Non. J'ai surtout envie de dire : "Mais ce n'est pas moi !" C'est une sorte d'usurpation d'identité, je ne peux pas bien vous expliquer... Mais c'est vrai qu'on est une proie parce qu'on devient une image. Et on veut satisfaire à cette image parce qu'elle plaît, aussi parce que cela fait partie de la vie d'actrice. Je reconnais que je suis un peu prisonnière de mon image.

Hautaine et glacée. C'est pour cela que vous refusez d'alimenter une sorte de légende plus démagogique à propos de votre vie privée, de votre famille ?
Je vais vous dire, je n'aime pas beaucoup ce côté démagogique qui consiste à montrer les acteurs comme des gens normaux. Moi, bien sûr, je me trouve et je sais que je suis quelqu'un de très normal, je vis très normalement. Mais je ne veux pas jouer ce rôle-là dans la rue. J'ai toujours refusé de faire ces reportages où l'on vous demande d'aller au marché, dans les magasins. J'y vais, évidemment, mais je n'ai pas à le prouver en allant chercher mes enfants à l'école ou en allant acheter des fruits, des fleurs ou des pommes de terre. Comme je refuse absolument que l'on photographie ma chambre à coucher ou ma salle à manger. Cela me choquerait de voir mon appartement dans un magazine. J'aurais l'impression, après, de vivre dans un décor.

C'était pourtant la manière de vivre des stars hollywoodiennes des années cinquante ; elles n'existaient plus que pour le public.
Oui, ça faisait partie du contrat. Évidemment, les acteurs étaient protégés par les studios, ils étaient sûrs de travailler toute l'année. Nous, nous ne sommes pas du tout protégés mais nous avons la liberté.

Vous n'auriez pas aimé connaître le star-system...
Quelle horreur ! On décide pour vous que vous devez sortir à telle première avec Untel. Quelle horreur ! Déjà, bien que je refuse mille choses, j'ai l'impression d'être prisonnière. Si cela ne tenait qu'à moi, je refuserais toutes les photos, toutes les interviews... Oh ! pardon... Je ne veux pas alimenter ce qui me plaît le moins chez le spectateur. Le faire rêver, fantasmer, soit, mais à travers les films.

Je me rappelle, il y a longtemps, deux photos : l'une de la Callas en robe du soir, somptueuse, et l'autre qui montrait la Tebaldi dans sa cuisine. Et la légende disait quelque chose comme : la Tebaldi est simple comme tout ; chaque soir elle cuisine des spaghetti pour sa maman.
La Callas cuisinait des spaghetti, elle aussi (Rires). Je sais ce que je dis... Simplement, elle n'estimait pas qu'elle devait les préparer en public. D'ailleurs, elle ne les cuisinait pas pour le public. Son rôle, c'était de chanter pour lui.

Bref, vous ne voulez pas jouer le rôle de la meilleure amie du public.
Je ne crois pas que ce soit un jeu. Bien sûr, on dort et on mange comme tout le monde ; mais, vraiment, ce n'est pas le plus important. L'important, c'est de donner une image qui soit conforme à la façon dont soi-même on se voit.

On revient à Deneuve froide, hautaine, distante.
Je préfère ça plutôt qu'on me tape sur l'épaule. Que les gens m'aiment bien, d'accord, mais pas à n'importe quel prix. Je ne supporte pas la familiarité. Être populaire, oui, mais pas la familiarité... Mais distante et froide, on le dit moins, non ? D'ailleurs, je crois que cette légende est plus fondée sur des images, des couvertures de magazine que sur des films. Je ne suis pas quelqu'un de très détendu quand je fais des photos.

Est-ce que cela vous intéresse de lire les articles que l'on écrit sur vous ?
Je m'en protège beaucoup. Quand ils sont gentils, on est content sur le moment, mais cela ne dure pas longtemps. Quand ils ne sont pas gentils, ça fait très mal.

Je n'ai jamais lu d'articles méchants sur vous.
Vous ne lisez pas toute la presse, Dieu merci pour vous ! Moi non plus, d'ailleurs. C'est pour cela que je ne veux plus être abonnée à l'Argus. L'idée de lire toutes ces choses, pas tellement méchantes, mais des choses fausses, complètement inventées, des ragots, c'est horriblement déprimant. On a l'impression de tomber dans le domaine public. On a même fait des livres sur moi, avec des photos... Où les ont-ils prises ? On ne peut rien contrôler.

Justement, dans un de ces livres, on dit qu'au début de votre carrière vous tourniez des films en dilettante, que vous ne vous sentiez pas une actrice.
Ça, ce n'est pas loin de la vérité. Tout a commencé par hasard, à treize ans. J'ai été entraînée pour un petit rôle dans un film par ma sœur...

Françoise Dorléac ?
Non, Sylvie. Vous savez, je suis née dans une famille de comédiens. Mes parents étaient acteurs et ma grand-mère, souffleuse à l'Odéon. Françoise a été la première vedette de la famille, en effet. Elle avait la vocation, elle a été célèbre très vite. C'était quelqu'un d'extravagant, de très drôle. Elle était mon aînée. Pourtant, elle ne me conseillait pas. Peut-être parce que j'étais plus raisonnable qu'elle, plus protectrice. Elle, elle avait une grande fragilité. Sans doute avais-je plus d'expérience qu'elle. Moi, j'ai eu très jeune un enfant que j'ai élevé seule. Mais revenons au cinéma. Ma vocation à moi, à l'époque, c'était d'être dans la lune, et pas en qualité d'astronaute. Alors je me laissais ballotter de film en film sans attirance spéciale. Et puis il y a eu Jacques Demy et "Les parapluies de Cherbourg". Cela a été vraiment une révélation, ou plutôt un conte de fées. On a tourné en musique, c'était magnifique. Je savais les dialogues de tout le monde par cœur, ce qui d'ailleurs était pratiquement inutile puisque nous étions doublés.

Vous n'étiez pas angoissée ?
J'avais dix-neuf ans. On n'est pas angoissé très longtemps à dix-neuf ans. C'est aujourd'hui que j'ai de l'angoisse, de plus en plus d'angoisse. Donc, "Les parapluies" m'ont donné la vocation. A l'époque, dans le même studio, Polanski tournait un court métrage. Il m'a vue et engagée pour "Répulsion". Voilà, c'était parti.

Fille et sœur de comédiens, donc. Mais bientôt mère de comédien aussi. J'ai lu quelque part que votre fils faisait ses premiers pas dans un film de son père, Vadim.
II les a faits, sans moi. Malgré moi, plus exactement.

Pourquoi ?...
C'est un métier très difficile, aujourd'hui plus que jamais. J'espérais qu'il aurait vu, compris les difficultés... Mais, malgré tout, il a été tenté - il faut dire qu'il a été tenté par le Diable, alors évidemment... Mais je ne tiens pas tellement a m'étendre sur ce sujet. C'est sa vie, sa nouvelle vie, Je suis bien obligée de l'admettre.

Mais s'il réussit ?
S'il réussit ? Je crois que c'est très difficile pour un acteur de réussir sa vie. C'est difficile pour une actrice, mais encore plus pour un acteur.

L'autre jour, j'ai rencontré à New York une actrice américaine, Meryl Streep...
Vous en avez de la chance !

Oui. Elle m'a dit une chose que j'ai d'abord trouvée séduisante et, en fin de compte, assez fausse sur les acteurs : "Une actrice, c'est beaucoup plus qu'une femme ; et un acteur, c'est beaucoup moins qu'un homme".
C'est formulé d'une façon dure mais je ne suis pas tout à fait en désaccord avec elle. C'est-à-dire que j'ai vu plus d'actrices épanouies que d'acteurs épanouis. C'est vrai qu'il y a beaucoup de choses dans le métier d'acteur qui se prêtent mal à ce qu'on appelle encore - du moins ici, en Europe - la virilité. Ceux qui réussissent le mieux à concilier cette virilité et leur métier, je trouve que ce sont les Italiens, sans doute parce qu'ils ont un sens fantastique de la dérision. Mais c'est vrai qu'il y a des choses, dans la fonction d'acteur, difficilement compatibles avec la condition masculine.

Vous pensez à la séduction ? La séduction est d'abord féminine ?
Le cinéma, c'est tout de même fondé sur le physique, et les acteurs ont du mal à accepter cette idée. La femme - .il faut bien le reconnaître, même si c'est, d'un point de vue féministe, de plus en plus contesté - est habituée à plaire dès son adolescence. On parle bien, d'ailleurs, de la nature féminine. Eh bien, je crois que les acteurs les plus épanouis sont les acteurs qui ont des natures féminines. Quand je dis "féminines", cela ne veut pas dire autre chose que "féminines", quelque chose de féminin qu'ils ont en eux. Je donne tout de suite un exemple pour qu'il n'y ait pas de malentendu : Depardieu, pour moi, est un acteur féminin.

Remarquez, il a bien dit de vous que vous étiez l'homme qu'il aurait voulu être !
Oui, parce qu'il doit y avoir quelque chose de masculin en moi. Donc, ce n'est pas tout à fait faux, ce que dit Meryl Streep. Mais ce n'est pas qu'ils soient moins que des hommes, les acteurs... Simplement, j'ai souvent constaté qu'ils souffraient davantage que les actrices de leur condition d'acteur.

Plus angoissés ?
Non. Leur position est moins souple, moins définie. Ils sont dans une situation trouble. Il leur est plus pénible, finalement, de subir les assauts des femmes, des fans, de se prêter aux déguisements, au maquillage...

On n'imagine jamais - et pourtant, la réalité - John Wayne se maquillant comme une dame avant de faire le cow-boy sur plateau...
II se maquillait sûrement. Je sais pas si c'était comme une dame... D'ailleurs, il y a des acteurs qui l'acceptent très bien, qui y arrivent très simplement. Cela dit, quand Meryl Streep déclare que les actrices, c'est plus des femmes, sur ça, je dirais plutôt non, les actrices ne sont pas plus que des femmes, ce sont d'autres femmes, parfois moins que des femmes...

Parce qu'elles galvaudent leur féminité ?
Les acteurs - quand je dis acteurs, j'entends acteurs et actrices - veulent toujours être aimés, ils cherchent à séduire encore plus que les autres gens. C'est le propre du métier puisque le succès, c'est de plaire. Ceci vous oblige donc à jouer de votre séduction. "Galvauder" ? Je ne sais pas si c'est si fort que cela, mais c'est vrai que parfois on est épuisé d'être obligé de séduire des gens que, d'ordinaire, on n'aurait même pas regardés.

Mais la séduction n'est-elle pas un fondement des rapports humains ?
Oui, ça fait partie du jeu de vie. Mais tout est beaucoup plus exacerbé chez les acteurs. C'est pour cette raison qu'ils s'usent beaucoup plus vite, qu'ils craquent. Tout le monde a des problèmes, la dépression est une maladie courante, mais je peux dire qu'elle fait partie de la vie des acteurs. Un tournage, c'est quelque chose de très exaltant. Et quand c'est fini, c'est terrible. Non pas parce l'on ne travaille plus mais parce que, d'un seul coup, tout est cassé. On passe par des phases aigues tellement excessives...

Comment revient-on sur terre alors ?
Ça dépend de la vie qu'on a. Il y a des gens qui ne savent pas où se poser. Si vous avez des endroits où vous êtes obligé de vous poser - des obligations familiales, par exemple -, ça aide beaucoup. .

En fait, c'est comme un retour du cosmos : simplement, le cosmos s'appelle la fantasmagorie.
Surtout que c'est très agréable de jouer dans un film qu'on aime. Pour les acteurs, le moment le plus exaltant de la vie, est le moment où l'on tourne. C'est un moment merveilleux. On ne travaille pas vraiment... On ne peut pas dire qu'on travaille.

Et le théâtre ? Vous n'avez jamais fait théâtre ?
Non, non ! J'ai fait du théâtre au cinéma, dans "Le dernier métro". Cela m'a déjà beaucoup coûté... Pour moi, la scène théâtre est une espèce de trou noir.

Si, par exemple, on vous disait un jour : voilà, vous allez jouer le rôle d'une actrice qui joue Bérénice, accentuer le côté "Dernier métro " en quelque sorte, mélanger le théâtre et le cinéma...
Si c'est au cinéma, ça m'est facile. Jouer une actrice qui joue ? J'aurais déjà un paravent qui me protégerait. Et puis il y a la caméra, qui, pour moi, est une chose amie. Il me faut des paravents, des couvertures qui m'évitent d'être en contact avec le public.

Est-ce que ce n'est pas justement parce que, sans le savoir, vous désirez ce contact avec le public ?
Peut-être. Oui, sûrement. C'est pour cela que je vais à la télévision en direct bien que ce soit pour moi des minutes effrayantes. Mais mon envie ne va pas jusqu'à vouloir passer deux heures sur scène. Et quand je pense aux deux heures qui précèdent le lever le rideau, quel cauchemar !

II n'y a pas en vous une petite voix qui vous souffle...
II y a plein de petites voix en moi ! Tout le temps ! Là, sur mon épaule gauche, vous la voyez ? Alors, qu'est-ce qu'elle me soufflerait, cette petite voix ?

Un de ces jours, tu vas y passer, tu seras obligée de monter sur scène. Ça marchera.
II est possible que dans quelques années je sois tout à fait rassurée, que ma peur se calme. Remarquez, je n'en prends pas tellement le chemin. Au contraire, je suis de plus en plus inquiète.

Comment définissez-vous le trac ?
C'est comme si j'étais à un procès. Une chose qu'on ne contrôle pas. Une douleur abominable. Il m'est arrivé de l'avoir plusieurs fois, bien que ce soit rare en plein tournage. C'est un sentiment vraiment affreux, une douleur. D'un seul coup, vos nerfs vous lâchent. On a des tremblements, des sueurs froides, c'est affreux, affreux !

Quel remède alors ?
Tout ce qui est calme, équilibré me rassure superficiellement et provisoirement, oui, mais ça suffit parfois... C'est comme caresser le front d'un enfant pour qu'il s'endorme. On n'a pas l'impression que ça va marcher et puis on finit par l'endormir...

Pourtant, contre le trac, vous avez une arme absolue : la beauté. Je me rappelle qu'ici même, il y a quelques années, vous aviez collaboré à un numéro spécial sur les privilèges.
Le privilège de la beauté, je m'en souviens.

II me semble que vous aviez dit que la beauté était le contraire d'un privilège.
Pas exactement. La beauté est un privilège qui a des inconvénients. La beauté rend les autres possessifs. Mais c'est tout de même un privilège. Et c'est aussi la plus grande injustice du monde. C'est un privilège abominable en quelque sorte.

Est-ce que vous avez peur de vieillir ?
Bien sûr. Comme toutes les femmes. Un peu plus que toutes les femmes d'ailleurs, parce que c'est encore plus grave pour une actrice. Ce serait un mensonge de prétendre le contraire. Il n'y a rien de plus terrible que de se dire : un jour, je ne serai plus désirée physiquement. Qu'on soit un homme ou une femme, d'ailleurs. Mais une femme se pose la question beaucoup plus tôt qu'un homme. On est une vieille dame le jour où l'on n'est plus séduisante. Ou plutôt désirable. Alors on doit se sentir mal, on ne croit plus en soi, on perd confiance.

Est-ce qu'il vous arrive de penser que vous pourriez faire, plus tard, bien plus tard, quelque chose d'autre dans le cinéma ? Vous avez déjà été productrice...
Avec "Zig-Zig", oui. Mais j'ai renoncé très vite. Je trouve ça fâcheux et désagréable.

Delon et Belmondo sont leurs propres producteurs.
Oui, mais parce qu'ils sont arrivés à un tel statut que personne ne peut les payer. Ils sont devenus producteurs par force, en somme. Moi, c'était un choix. Je me suis très vite rendu compte que le fait d'être productrice faussait complètement les rapports. Ils étaient devenus des rapports de forces et je déteste ça.

Des rapports de forces avec qui ?
Avec le metteur en scène. Non pas que je me sois mal entendue avec lui mais, moi, je veux rester une actrice. Le jour où je n'en aurai plus envie, je deviendrai peut-être productrice. Mais je n'ai pas réussi à concilier les deux. Souvent les acteurs, quand ils ont le contrôle de tout, se trompent. Ils finissent par devenir un peu despotes. Pour être acteur, il faut garder une certaine disponibilité, une certaine grâce. Les soucis de la production, c'est autre chose.

Plus de production, donc. Vous n'avez pas envie non plus de devenir metteur en scène ?
C'est vrai qu'il y a beaucoup d'entre nous qui passent leur frustration d'acteur en devenant metteurs en scène. Moi non, franchement non. D'abord parce que je ne vois pas du tout mon métier comme quelque chose de frustrant. Et puis aussi la mise en scène est une chose très, très difficile. Bien sûr, quand on a tourné quarante films, comme moi, on voit les choses d'une manière plus technique. Je reconnais qu'au cinéma je décortique les films, mais uniquement quand je suis spectatrice. Jamais quand je tourne.

Vous ne passez pas de l'autre côté de la caméra ?
Jamais je n'ai mis mon œil derrière une caméra sur un plateau. Jamais !

Vous avez peur de voir quoi ?
J'ai peur de ne plus pouvoir retourner devant la caméra.

Quarante films en vingt ans. Pouvez-vous définir les deux ou trois temps très forts de votre carrière ?
"Les Parapluies de Cherbourg", donc, puisque ça a tout déclenché. Ensuite "Belle de jour" de Buñuel et "Le dernier métro" de Truffaut. Mais il y a aussi une comédie - parce que je n'ai pas beaucoup tourné de comédies - qui a compté, "Le Sauvage", de Rappeneau. Et "Répulsion" de Polanski, et "Tristana" de Buñuel, bien sûr. Personnellement, je tiens "Tristana" pour plus important que "Belle de jour", mais je sais que pour ma carrière "Belle de jour" a été primordial.

Demy, Buñuel, Truffaut, Polanski, quel est le dénominateur commun des grands metteurs en scène ?
Ils aiment les acteurs, même s'ils les aiment d'une façon différente. Avec Truffaut, tout passe par les mots. Chez Buñuel, beaucoup moins. Il met les acteurs dans une situation telle qu'ils sont obligés de faire très précisément ce qu'il veut. Il a une sorte de pudeur à dire les choses. Je ne crois pas qu'il pourrait travailler avec des comédiens tourmentés. D'ailleurs, il s'entoure toujours des mêmes, Piccoli, Fernando Rey, etc. Il aime que les tournages ne soient pas très longs. Et puis c'est quelqu'un qui a un humour terrible... Polanski, lui, est un metteur en scène qui mime tout. Si vous devez vous allonger par terre, il fera d'abord le tapis. Il est incroyable. Il adore les acteurs mais, avant tout, il adore jouer. Quant à Truffaut, c'est quelqu'un qui écrit pour les acteurs qu'il a choisis. Donc vous savez que le rôle a été conçu pour vous. Truffaut m'a beaucoup aidée à participer, à m'ouvrir aux autres.

Quand vous tournez trois fois de suite avec le même partenaire, Depardieu par exemple, ce n'est pas gênant ?
Non, parce que Depardieu est un acteur tellement incroyable qu'il n'est jamais le même acteur. Il peut être d'une douceur incomparable comme d'une violence inouïe. Et il est comme cela dans la vie aussi. C'est un acteur complètement inspiré. Jusqu'au dernier moment, il s'occupera de tout, de tout le monde, il chahute, il raconte des histoires, il est débordant, et quand il commence à jouer, alors là...

Vive Depardieu ! On change de sujet. Bientôt il va y avoir les municipales. Qu'est-ce que vous pensez de l'engagement politique des acteurs ? En Amérique, par exemple ?
En Amérique, c'est différent. Il y a un côté show-business électoral...

A la dernière élection présidentielle en France aussi.
C'est vrai. Delon était pour Giscard et Dalida pour Mitterrand. Moi, je n'ai pas tenu à faire part de mes opinions politiques... Si cela me semblait une nécessité absolue... Je ne sais pas, comment vous dire... Ecoutez, dans cette utilisation du monde du spectacle à des fins politiques, il y a quelque chose de dérisoire. En même temps, je ne trouve anormal que des gens qui ont des opinions se mettent au service de celles-ci, avec leur notoriété. Mais j'ai un peu l'impression que l'on trompe le public. On essaie de l'attirer avec des noms. et des images qui n'ont rien à voir avec la politique...

Pourtant, vous avez manifesté naguère.
Oui, en faveur de la liberté d'avorter. Ou pour la liberté au Chili. Oui, Je l'ai fait et je le referais. Mais c'est différent, ce sont des causes qui me tiennent à cœur. Là, je ne me mettais pas au service de quelqu'un. Pour la liberté, oui, c'est bien, c'est utile même, alors, que mon nom soit célèbre, d'une certaine manière il est une protection, un bouclier...

Vous n'avez pas envie d'être élue député ?
Non, non, non !

Vous parlez politique avec vos amis ?
Très peu. Je ne veux pas me disputer... Je n'aime pas mélanger les genres. Si je suis politisée, ça appartient à ma vie privée. Hou ! Simone Signoret va me tirer les oreilles !... Et puis j'estime qu'on a le droit de faire ce que l'on veut. Voilà d'ailleurs ce que je déteste chez les gens engagés : cette façon incroyable de décider ce qui est bien et ce qui n'est pas bien à partir de leur propre opinion. De quel droit peut-on juger les autres ? Moi, je trouve que l'essentiel, c'est d'essayer de faire à peu près ce que l'on dit, de s'y tenir, de ne pas déclarer le contraire de ce que l'on pense. S'en tenir en gros à ses principes. Sans être trop égoïste, si l'on peut...

En général, j'imagine que l'égoïsme des stars, M. Fabius s'en occupe, non ?
Ah ! ça, M. Fabius, je dois dire que...

Vous avez déclaré un jour que vous n'écririez jamais vos Mémoires.
Mes Mémoires, c'est ma vie privée. Ce serait indiscret. Et puis je n'ai pas le sens de l'anecdote. Ce qui me frappe chez les gens que je rencontre, c'est les détails. Si je devais en parler, je ne saurais pas dire ce qu'il y a d'exaltant en eux. J'aurais l'impression de révéler leurs petites faiblesses, j'aurais l'impression de les trahir. Je reconnais que j'ai un goût excessif pour le secret. Je trouve que moins on dit de choses, mieux c'est. Je peux très bien aller dans des soirées où je ne dis pas un mot. On a dû me prendre longtemps pour une imbécile !

Une petite timide, plutôt.
Non, non, une imbécile. Vous savez, quand on est jeune, jolie et qu'on ne parle pas, on est vite cataloguée... Il y a un livre d'actrice que j'adore, c'est celui de Louise Brooks. C'est un livre merveilleux, exemplaire sur sa vie de comédienne.

Vous l'avez rencontrée ?
Non. Il y a plein de gens que j'admire et que je n'ai pas envie de rencontrer. Les gens connus savent qu'on a une idée préconçue d'eux. Ça fausse tout. On va fatalement vers les déceptions.

C'est très sage, ça.
En paroles je suis très sage. Mais si vous saviez, dans la vie, les bêtises que je fais ! Peut-être parce que, maintenant, je me sens le droit de n'être pas une grande personne. D'ailleurs, ça agace ma fille, Chiara. Mais je trouve qu'on a le droit d'être adulte sans jouer à l'adulte. Quand j'avais vingt ans et que j'élevais seule mon fils, ça me semblait être une responsabilité énorme. Je m'encombrais de carcans pour supporter le poids de cette responsabilité. Aujourd'hui, j'assume mes faiblesses. Ce doit être ça, la sénilité, être vieux et redevenir enfant.

Vous êtes sur la mauvaise pente, déjà ? (Rires.)
Quand on est optimiste, on dit une côte ; et quand on est pessimiste, on dit une pente. Mais tant qu'on rit, ça va bien. Il faudrait dire les choses sérieuses en riant davantage. C'est pour cela que j'aime bien les gens gais.

Vous en connaissez beaucoup ?
Non, pas beaucoup. Des gens heureux, je n'en parle même pas. Mais des gens tristes qui ont une attitude gaie, oui, quelques-uns. Je trouve que leur attitude est... d'une politesse extrême, voilà.


Par : Jean-François Josselin
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Films associés : L'Africain, Les parapluies de Cherbourg, Répulsion, Le dernier métro, Belle de jour, Tristana, Le sauvage, Zig-Zig



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