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La star intégrale

Dans "Le lieu du crime", Catherine Deneuve est si exceptionnelle qu'elle part favorite pour le Prix d'interprétation. C'est l'héroïne du film de Téchiné que nous avons voulu photographier. C'est l'actrice que nous avons voulu rencontrer...

On a rendez-vous avec Deneuve. Ce n'est pas la première fois mais on a le trac comme si on allait être obligés de lui faire une déclaration d'amour devant mille personnes. Elle est en retard et on en est bien contents. C'est toujours ce qui se passe, quand on a "peur", on veut retarder le moment où il faudra bien...

La porte s'ouvre... La voilà. Blonde, blonde, blonde, lunettes noires, tailleur de cuir noir, bas noirs, ballerines noires... Qu'est-ce qu'elle est belle... "Bonjour", "Bonjour", poignées de mains, sourires... Elle a l'air mieux qu'en pleine forme : légère... Qu'est-ce qu'elle est belle... Le mélange de grâce et d'énergie qu'elle dégage naturellement décuple son éclat... Comme ça fait vingt ans qu'on la voit sur les écrans, on croit qu'on est habitué, et puis non. Quand on se retrouve face à elle, quand c'est sur vous que se pose ce regard-là, ça fait vraiment un sacré effet.

"La familiarité me répugne", disait-elle dans une pub américaine pour Chanel. C'était évidemment un slogan sur mesure ; mais c'est surtout elle qui n'inspire jamais la familiarité. Depuis vingt ans, il n'a pas dû s'écouler beaucoup de journées sans que nous croisions son visage sur une affiche dans la rue, sur la couverture d'un magazine, à la télé ou au cinéma, et pourtant, elle ne nous est pas familière. Aujourd'hui, elle n'est ni froide ni distante et ne correspond à aucun de ces clichés qui courent sur elle depuis "Les parapluies de Cherbourg" (64), et pourtant, elle est très intimidante. Peut-être parce qu'on la sent, elle aussi, intimidée. Peut-être parce qu'on sait que ce moment, rare pour nous, est d'une si effrayante banalité pour elle, que c'en est sûrement une corvée. Peut-être parce qu'on sait d'avance qu'on ne pourra pas, malgré tous nos efforts, lui poser la moindre question inédite... C'est sûrement cela, être une star. Quand le poids de la légende est plus fort que la réalité. Malgré elle ? Pas malgré elle ? Qu'importe. Le plaisir, la magie sont dans le mélange des deux.

Dans le film d'André Téchiné, "Le lieu du crime", elle interprète une patronne de dancing, dans le sud-ouest de la France, et elle parvient à être crédible, tout en restant star, tout en restant Deneuve. Comme si la vraie Deneuve, après d'improbables revers du destin, se retrouvait, loin des vivats, derrière la caisse d'un dancing de campagne...

Sa composition dans ce film magnifique est si emballante, si déchirée, si dépouillée, qu'on ne peut s'empêcher de rêver que le jury aura envie de lui donner le Prix d'interprétation... C'est par là que, timidement, nous avons commencé...

II y a longtemps que vous n'avez pas été en compétition à Cannes.
Franchement, ce n'est pas ce qui me plaît le plus ! Je suis contente d'être à Cannes avec André [Téchiné] et avec ce film. Pour moi, ça, c'est réellement un bonheur, même si je sais aussi que ce sera une souffrance à cause de tout ce qu'il y a autour du fait d'avoir un film en compétition à Cannes. La compétition ne fait pas du tout partie de ma vie, de mes préoccupations. Ce n'est pas une chose qui m'excite... C'est agréable d'avoir été sélectionné mais il y a aussi une forme d'angoisse quand on sent qu'un film est tellement attendu. On se dit qu'après tout ça, on ne peut que décevoir... Ce qui est agréable dans les films, et dans la vie aussi, c'est quand même un peu la surprise, l'émotion, le plaisir de la découverte des choses... En plus, tout ça me donne des responsabilités que je ne souhaite pas en réalité [rires]. Ce qui compte, c'est vrai, c'est d'avoir fait le film. Je reconnais que j'ai souvent du mal à assumer toutes les conséquences des choses après, mais dans la vie, c'est pareil !

"Le lieu du crime" s'est décidé assez vite, contrairement aux autres projets que vous aviez avec André Téchiné...
Les autres projets s'étaient aussi décidés assez vite. La seule différence, c'est qu'ils n'ont pas abouti. Mais c'est vrai que pour "Le lieu du crime", tout s'est fait très rapidement. C'était presque une folie.

Comment André Téchiné vous a-t-il parlé du film et de votre personnage ?
En fait, il m'en a très peu parlé. On s'était beaucoup vus avec André - on avait quand même eu deux projets ensemble avant "Le lieu du crime" - et l'on avait alors beaucoup parlé de ces projets, de ces personnages, mais aussi des femmes au cinéma, des héroïnes de ses autres films... Ces discussions ont été finalement comme des répétitions, disons comme des préambules à ce film qu'on a enfin réussi à faire ensemble.

Ce qui était frappant sur le tournage du "Lieu du crime", c'était à quel point vous aviez l'air de vous sentir en confiance, sans crainte de vous abandonner...
Mon fonctionnement naturel est un fonctionnement de confiance. Si je me rétracte tout d'un coup, c'est que j'ai l'impression de m'être trompée, de m'être abandonnée à tort ou d'avoir accordé une confiance excessive... Mais ce qui m'intéresse, c'est de travailler avec des gens qui ont des idées précises sur moi, là, je peux m'abandonner totalement... Et c'est alors une façon d'être en situation, d'être au service du film. Si ce n'est pas le cas, si c'est moi seule qui ai à décider comment je vais jouer ça ou ça, non seulement c'est mauvais signe [rires], mais aussi... ça ne m'intéresse pas beaucoup. Ce qui m'intéresse de toute façon - et dans la vie aussi -, c'est une vraie relation à deux, trois ou quatre. Une relation d'échange et de collaboration. André, c'est quelqu'un que je peux ne pas voir pendant longtemps mais que je retrouve toujours comme si on s'était vus la veille, comme si on reprenait une conversation laissée en suspens... Ce film, c'est vrai, nous a rapprochés davantage. C'est toujours comme ça, les films en extérieurs, quand ça se passe bien.

Y-a-t-il des projets de Téchiné que vous avez refusés ?
Ah non... Je ne dirais jamais non à André, franchement. Mais de même que je n'aurais jamais dit non à Jacques Demy s'il n'y avait pas eu ce malentendu sur "Une chambre en ville". Ce que je veux dire, c'est qu'il y a des metteurs en scène auxquels on ne peut pas dire non. Je n'aurais jamais dit non à François Truffaut, je ne dirais jamais non à Roman Polanski, je ne dirais jamais non à Rappeneau. Il y a des gens qui pensent tellement à leurs films, qui ont une idée de moi tellement personnelle, tellement précise, que même si j'ai des doutes, j'accepterai malgré tout parce qu'ils y ont pensé plus longtemps et mieux que moi. En revanche, c'est vrai, si ce sont des gens qui ne me connaissent pas du tout, avec qui je n'ai jamais travaillé, et qui me proposent des choses qui sont loin de moi, j'aurai un doute en me disant : "Pour quelle vraie raison, souhaite-t-il me faire faire ça ?" Mais il y a quelques metteurs en scène pour lesquels j'ai de l'admiration ou de l'estime et je suis sure que l'idée qu'ils ont de moi est plus intéressante que mes réticences...

Comment, justement, avez-vous ressenti l'image que Téchiné avait de vous, cette femme blessée, perdue ?
Franchement, en lisant l'histoire de cette femme, son côté secret, sa vie avec son petit garçon, sa vie avec sa mère, le fait que ce soit Danielle Darrieux qui joue la mère, j'ai trouvé qu'il y avait là une famille pas très éloignée de moi...

Dans "Hôtel des Amériques", vous étiez déjà troublée, meurtrie. Téchiné est l'un des seuls à vous imaginer ainsi...
Mais pas seulement moi. Regardez, Patrick Dewaere, dans le film, était bouleversant. Pour qu'un homme me fasse pleurer au cinéma, il faut vraiment qu'il n'y ait pas seulement sa fragilité mais aussi que j'y croie vraiment... Il était absolument étonnant... André est l'un des seuls à me voir si douloureuse ? C'est que dans son univers je dois représenter cette femme-là, comme d'autres actrices doivent représenter autre chose de son univers. C'est en tout cas comme ça qu'il me voit, ce qui ne veut pas dire - parce que je suis quand même quelqu'un de plutôt gai - que c'est ma nature. C'est son imagination sur moi...

Cela vous a-t-il étonnée, la première fois qu'il vous en a parlé ?
Non, parce que tout ce qui est mélancolique m'attire, me semble plus réaliste, plus vrai... La gaieté, elle, fait partie de ma nature mais c'est une sensation plutôt éphémère. Je crois que l'euphorie n'est pas une chose naturelle, c'est comme quand on boit de l'alcool, les sensations se dilatent...

Vous disiez tout à l'heure que vous refuseriez des rôles éloignés de vous, mais ce que vous fait jouer Téchiné semble justement assez loin de vous...
C'est éloigné de moi et ce n'est pas éloigné de moi... Ce que je veux dire, c'est que, quand il faut faire des choses extrêmement dramatiques, on ne peut plus jouer. On ne peut pas jouer le drame. On est obligé de vivre quelque chose de dramatique. Et ça, franchement, c'est épuisant physiquement. Mais moralement aussi. Non pas qu'on doive se mettre dans un état particulier, mais il est impossible de jouer avec son esprit, il faut y aller, c'est tout. Il faut s'abandonner. Et c'est plutôt contradictoire avec le fond de ma nature qui, elle, est plutôt réservée, que d'abandonner des choses qui me semblent faire partie de moi d'une façon beaucoup trop intime... En fait, c'est parce que ça n'est pas assez éloigné de moi que ça me pose plutôt un problème... Ce qui est moins moi, mais qui me plaît, c'est la fantaisie, la comédie. Je peux l'imaginer, je peux jouer avec ces choses-là : il suffit d'être en éveil. Et là, en plus, on n'a pas le sentiment de jouer avec le feu [rires]...

Est-ce que ce type de rapports privilégiés que vous avez avec Téchiné, vous l'avez connu avec d'autres metteurs en scène ?
Pas beaucoup, pas souvent... Mais c'est une chose que je ne cherche pas à établir systématiquement. Je n'ai pas de mélancolie à l'idée que mon prochain film ne sera pas comme ça. Je sais à quel point c'est une chose exceptionnelle, mais c'est aussi sa rareté qui en fait le prix ! J'ai appris beaucoup de choses avec François Truffaut qui parlait très bien, qui m'a très bien parlé en tout cas, de toutes ces choses-là. Il m'a appris à connaître les choses ou plus exactement à les reconnaître pour que, lorsqu'elles sont irrémédiables, on ne se laisse pas accabler par elles. J'ai appris à aimer l'exceptionnel, même si c'est douloureux. Je sais bien qu'il ne peut pas s'agir à chaque fois de grandes histoires d'amour. Si tous les films étaient de grandes histoires d'amour, elles ne seraient plus aussi grandes...

Quand vous êtes dans une aventure dont vous réalisez qu'elle n'est pas exceptionnelle, comment la vivez-vous ?
Très mal ! J'attends toujours qu'il se passe quelque chose, j'espère toujours... Mais je ne m'en prends qu'à moi-même, sauf si l'on m'a joué un mauvais tour...

Cela vous est-il arrivé récemment ?
Oui, j'ai eu une déception mais une déception d'après tournage - ce qui n'est pas mieux d'ailleurs. Disons simplement que je n'aime pas avoir l'impression de faire un film et d'en découvrir un autre à l'arrivée...

Vous voulez parler de "Paroles et musique" ? (A l'origine, "Paroles et musique" était davantage centré sur le personnage que joue Deneuve que sur le couple Lambert-Anconina. C'est en cours de tournage que Chouraqui, séduit par la complicité des deux garçons, décida d'orienter son film différemment).
Oui... C'est difficile d'en parler parce que c'est encore relativement récent mais, et Elie [Chouraqui] ne sera pas étonné de lire ça, j'ai eu une déception quand je l'ai vu. On espère toujours que les films vont évoluer au cours du tournage, c'est vrai, mais on n'imagine pas qu'ils vont être amputés de certains aspects qui, en l'occurrence, avaient fait partie de mes raisons d'accepter le film... La déception est plutôt là, dans la sensation d'avoir été sous-estimée. On est un peu blessé... On ne s'en rend compte qu'après et l'on ne peut rien y faire. Les acteurs sont beaucoup plus démunis qu'on ne le croit...

Ce n'est pas le genre d'aventures qui vous donne envie d'avoir plus de pouvoir sur les films ?
Non, le pouvoir ne m'intéresse pas du tout ! La seule chose, c'est qu'une expérience comme ça me rend malheureusement plus méfiante. Je sais désormais que, même lorsqu'on a signé pour un scénario, on est impuissant devant ce qu'il en advient... C'est comme lorsque quelqu'un tient sur vous des propos négatifs, situation à laquelle je suis actuellement confrontée, eh bien, tant qu'il n'y a pas réellement diffamation, on ne peut vraiment rien faire... Comme, justement, le pouvoir ne m'intéresse pas, je n'ai pas du tout l'intention de faire des films avec des gens à qui je veux tout imposer. J'ai envie de travailler avec des gens créatifs et ce que j'aime justement chez les créateurs. c'est qu'ils aient une certaine autonomie. Collaborer me satisfait tout à fait et me suffit amplement : j'ai déjà assez de responsabilités, dont celle de me retrouver devant la caméra pour jouer mes scènes ! La collaboration, oui. Le pouvoir, non.

C'est rare à votre niveau, de n'avoir aucun rôle de productrice...
J'ai essayé. J'ai été coproductrice une fois, pour "Zig-Zig" de Laszlo Szabo. Mais c'est un peu particulier parce que Szabo, qui est quelqu'un que j'aime beaucoup et qui a vraiment du talent, est un personnage un peu masochiste, qui a besoin de travailler dans une certaine souffrance. Il avait pensé que ce serait bien que je sois à la fois actrice et productrice, Du coup, ça a complètement faussé nos rapports, ce qui, d'une certaine façon, devait l'arranger. Parce que, finalement, on arrive à résoudre beaucoup de choses à travers le drame. Moi, ça m'embête de ne pas pouvoir dire merde à quelqu'un si ça ne va pas. Quand je le dis, je prends des risques, mais s'il suffit simplement de taper sur la table, ça ne m'intéresse pas. Ce n'est pas du tout moi. Je suis beaucoup trop orgueilleuse pour me contenter de pouvoir taper sur la table sans risques. Il y a, en revanche, une forme de pouvoir que je trouve naturel pour une actrice ou un acteur, c'est le pouvoir de convaincre, de faire partager ses points de vue... Ce sont des choses qui se discutent sur le terrain. C'est comme les épreuves de fond, ce sont des choses qu'il faut prouver à chaque fois...

On a le sentiment que vous vous entendez surtout avec les metteurs en scène qui, même s'ils sont aussi vos amis, ont une attitude très cinéphile à votre égard.
Ah oui, absolument... Pour moi, ça ouvre toutes les portes, c'est évident.

Vous-même, vous avez sûrement été l'une des premières actrices à avoir une démarche cinéphile, à une époque où cela n'était pas vraiment courant...
Oui, mais, vous savez, pour moi, c'est d'abord parce que j'ai été au cinéma assez jeune, que j'ai eu des amis plus âgés que moi qui étaient très cinéphiles et que mon goût a donc été formé très tôt. C'est vrai que ça fait partie des choses qui comptent pour moi. Ça remonte à l'adolescence. Je me souviens quand j'ai vu "Ivan le Terrible", je devais avoir seize ans ; aujourd'hui, ça peut paraître banal d'avoir vu "Ivan le Terrible" à seize ans, mais à l'époque... J'avais trouvé ça merveilleux... D'ailleurs, j'aime toujours aller au cinéma en salle. J'adore ce moment où la musique du cinéma baisse doucement, où le noir se fait, où le rideau s'ouvre et où le générique commence. C'est pour moi une émotion intacte que celle-là...

Quand on regarde votre carrière, on constate qu'elle est très régulière, que vous n'avez eu aucun passage à vide. C'est rarissime...
Oui, c'est vrai... Les passages à vide que j'ai eus, c'est quand j'étais enceinte [rires]. Et encore, ce n'est pas tout à fait vrai puisque j'ai tourné avec Melville quand j'étais enceinte de ma fille. Si, j'ai eu un moment que l'on peut considérer un peu comme un trou, mais c'était davantage, pour moi, un coup moral. C'est quand on devait faire ce film de Robert Enrico avec Philippe Noiret, "Coup de foudre", et que le tournage a été interrompu. C'était un projet que j'aimais beaucoup... Là, je me suis arrêtée près d'un an. A ce moment-là, ce n'était pas vraiment ma politique de rester si longtemps sans tourner. Mais après ce film, je trouvais que rien n'était assez bien.

Quand une carrière comme la vôtre est aussi régulière, on se dit que ça ne peut pas être dû seulement à la chance et que...
Non, heureusement...

Avez-vous alors "construit" votre carrière ? Par exemple, à vos débuts, y réfléchissiez-vous souvent, en parliez-vous régulièrement avec quelqu'un qui vous conseillait dans vos choix ?
Non... Enfin... J'ai travaillé longtemps avec Gérard Lebovici, mais depuis qu'il faisait de la production, j'avais un autre agent : Bertrand de Labbey. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que j'ai eu la chance de travailler très jeune avec quelqu'un qui a beaucoup compté pour moi, qui est une femme qui adorait le cinéma, qui faisait beaucoup pour le cinéma. Elle aimait beaucoup les metteurs en scène et les scénaristes, elle les recevait. On se voyait beaucoup, on parlait beaucoup, on était au courant de tous les projets, de tous les films qui se faisaient et de ceux qui ne se faisaient pas. C'était Giovanella Zannoni qui dirigeait la William Morris il y a vingt ans. Elle m'a beaucoup appris et, en tout cas, m'a donné beaucoup d'envies, beaucoup de goût pour certaines choses. Je crois que j'ai eu cette chance, et cette envie aussi, de toujours travailler avec des gens qui avaient des idées bien précises sur ce qu'ils faisaient, ou sur ce que je devais faire. Pourtant, je ne peux pas être complètement dirigée. Je ne suis pas quelqu'un à qui on peut dire : "Voilà ce que tu dois faire". Je ne peux pas m'abandonner complètement à quelqu'un, ni faire les choses les yeux fermés. Ce qui est vrai, c'est que j'ai besoin de travailler avec des gens que j'estime et surtout dont le fonctionnement est, pour moi, au-dessus de tout soupçon quant à leurs motivations profondes. Et je crois que j'ai eu assez de jugement pour ne pas me tromper sur les gens qui ont fait partie de mon entourage direct et qui ont compté dans ma vie professionnelle, que ce soient Demy, Gérard Lebovici, Bertrand de Labbey... Avec eux, je n'ai pas eu une relation protectrice mais réellement une relation amicale, d'estime réciproque et de confiance, qui a fait qu'ils ont pu me dire certaines choses, m'aider à reconnaître certaines erreurs... Une carrière, ce n'est pas seulement une question de choix. On ne sait qu'après si un choix est bon ou non. Les gens avec qui j'ai travaillé ne venaient pas sur les tournages, on ne se voyait pas toutes les semaines... En revanche, au moment où il fallait prendre des décisions, ils étaient extrêmement présents. Et ce sont des gens qui ont une forte personnalité, ça aussi c'est important. Les gens qui ont une vraie personnalité, et donc une vie intéressante, ne peuvent pas être complètement disponibles, et souvent, le problème des acteurs, c'est qu'ils ont besoin d'être très entourés. Moi, dans les relations professionnelles, je vis assez bien seule, dans la mesure où je sais que les relations que j'ai sont des relations profondes. Je n'ai pas besoin de voir tout le temps les gens avec lesquels je travaille. Le danger des acteurs, c'est d'avoir besoin d'être suivis jour après jour. Moi, ce n'est pas mon cas.

Vous dites toujours que vous avez fait ce métier un peu par hasard...
Oui, c'est vrai. Franchement, si je n'avais pas rencontré Demy, je ne suis pas sure du tout que j'aurais continué.

Qu'est-ce qui vous a accroché ? Le plaisir de jouer devant une caméra ?
Non, pas du tout. Cela m'a pris du temps pour m'y habituer.

L'idée d'être une vedette, alors ?
Ah non, pas du tout non plus ! Vous savez, j'avais une vie un peu difficile, dans la mesure où j'étais quand même connue sans être connue. J'étais une jeune actrice qui avait fait un ou deux films et dont on parlait plus pour des raisons personnelles que pour des raisons professionnelles et j'en souffrais beaucoup plus qu'on ne peut l'imaginer. Donc quand j'ai rencontré Jacques Demy, qui m'a parlé de moi dans un film, qui m'a fait lire ce scénario des "Parapluies de Cherbourg" que j'ai trouvé superbe - parce que je savais quand même lire, à dix-huit ans ! -, tout m'a paru alors tellement évident, il a tellement su me donner confiance pendant le tournage que ça a été une révélation, vraiment. C'était absolument magique. Il faut dire que faire un film musical avec Jacques Demy, sur ce scénario et sur cette musique de Legrand, c'était une chance inouïe. Quand on n'a pas d'idée sur ce que l'on peut faire, quand on est comme en attente, un film comme "Les parapluies..." vous frappe davantage. Moi, j'étais quand même un peu endormie, ou plutôt un peu rêveuse. J'aurais pu rester en attente un an ou deux et puis, ensuite, j'aurais décidé d'arrêter parce que, comme je suis lucide, je ne pense pas que j'aurais accepté de tourner pour tourner, de faire des choses moyennes. Mon envie de jouer n'était pas assez forte pour ça. Je n'avais pas envie de me montrer, je n'avais pas envie qu'on me photographie... Je m'y suis faite, c'est devenu une seconde nature mais ce n'est pas ma nature profonde... "Les parapluies..." a été un succès populaire, ce qui a quand même rendu les choses plus faciles pour la suite, puis j'ai enchaîné avec "Répulsion" de Polanski qui est aussi quelqu'un qui a une personnalité très forte et qui m'a beaucoup marquée.

À vous écouter, on a l'impression qu'on peut devenir star sans l'avoir voulu ?
Star, oui. Actrice, je ne sais pas. Je pense que j'avais des possibilités pour être actrice, mais si ce n'avait pas été Jacques Demy, je ne sais pas si j'aurais pu avoir assez de confiance en moi pour proposer ou faire certaines choses... Je ne sais pas, mais je pense qu'on peut devenir star malgré soi, très vite... Et puis aujourd'hui, le mot star n'a quand même pas tout à fait la même signification qu'autrefois. Etre star, c'est être mis d'un seul coup sous la lumière...

Vous êtes l'une des seules qui puissiez supporter le mot dans tout son sens...
II y a de jeunes actrices qui ont explosé et qui sont des stars. Il y a quelque chose qui brille comme ça, qui est évident. Sandrine Bonnaire, par exemple, a cette espèce de qualité de quelqu'un qui est apparu d'une manière tellement évidente dans un film... Elle existe d'une façon tellement différente, tellement brillante et tellement vraie... Je trouve qu'après le film d'Agnès [Varda : "Sans toit ni loi"], il est évident qu'elle est une vraie, une grande actrice. Moi, c'est ça qui me frappe beaucoup chez elle, ce magnifique sourire d'adolescente... C'est étonnant d'avoir autant de grâce dans tout, dans le drame aussi bien que dans la fantaisie.

Avez-vous l'impression que vous êtes devenue star avant d'en avoir envie ?
C'est vrai que "Les parapluies..." a pris une résonance tout à fait particulière. Quand on tourne, jeune, dans un film important qui a du succès, et qui vous fait aussi reconnaître par la critique, et qu'il y a un rapport certain entre le personnage que vous jouez et vous-même, et qu'en plus c'est une héroïne, il y a là, comme un "nombre d'or".

Vous, vous avez ressenti tout de suite ce qui vous arrivait ?
A ce moment-là, j'avais une vie un peu difficile. Je ne l'ai donc pas vécu comme ça, mais je m'en suis rendu compte assez vite et après, il s'est passé cette chose bizarre, ce voyage aux Etats-Unis. J'y suis allée pour faire un film avec Jack Lemmon ["Folies d'avril" de Stuart Rosenberg]. C'était en 1968. et, là-bas, entre le tournage et le film, il y a eu un mouvement de presse absolument incroyable… J'arrivais aux USA comme une star française que je n'étais pas encore. Ils m'ont accueillie comme jamais je n'ai été accueillie, même aujourd'hui quand j'y retourne [Rires]… Et je suis revenue en Europe avec cette image-là, auréolée de tout ce qui s'était passé là-bas. Après, j'ai pratiquement pu marcher sur un tapis rouge, c'est-à-dire que quoi que je fasse, quoi que je dise, de toute façon, j'étais une star. J'avais été tourner aux Etats-Unis, les Américains avaient dit que j'étais la plus belle femme du monde, c'était un fait, on ne revenait plus dessus. C'était comme ça et voilà. C'est ça, au fond, qui m'a le plus frappée, le plus troublée, c'est de voir à quel point ça a pu être dit et redit sans jamais être remis en question…

C'est étrange, vous avez eu dès le départ une image assez peu frivole alors qu'on peut imaginer que Ia jeune actrice que vous étiez l'était quand même un peu.
Pas du tout, je vais vous dire pourquoi. J'étais dans une période personnelle un peu compliquée, un peu douloureuse. J'étais toute seule avec mon fils et j'avais beaucoup de mal à équilibrer ma vie personnelle et ma vie professionnelle… Je ne me sentais quand même pas tout à fait mûre pour assumer tout ce qui m'arrivait. Il n'y avait pas de place, alors, dans ma vie, pour la légèreté. Je ne pouvais pas réellement profiter de ma situation. Je n'ai aucun regret. Cela ne m'a rien gâché. Mais cette partie douloureuse de ma vie remettait les choses bien en place.

Vous n'avez pas jamais eu peur que tout cela s'arrête ?
Si, bien sûr… Mais je vais vous dire la vérité : on a toujours peur que ça s'arrête. On y pense tout le temps quand on ne tourne pas pendant trois ou quatre mois. Quand on est encore sur un film, qu'il n'est pas sorti, qu'il y a un doublage à faire, ça va, mais c'est après que ça devient difficile…

Vous disiez lout à l'heure que lorsque vous étiez plus jeune, vous auriez pu vous arrêter. Esl-ce que vous avez eu la tentation de le faire depuis ?
Oui, dans des moments soudains de désespoirs - et brefs, heureusement ! Ca m'est arrivé, je me souviens, il y a trois-quatre ans…

C'était lié à un film en particulier ?
Je crois bien que c'était après "Le dernier métro", après les Césars ? Je pense que c'était le contrecoup. Quand les choses se passent trop bien, on se dit : "Qu'est-ce qu'on peut espérer de mieux ?". Après des moments de bonheur intense, on a des sortes de creux. De toute façon, quand on sait que les choses sont exceptionnelles, il est évident que ça les rend précieuses, et qu'en même temps ça nous rend, nous, un peu nostalgiques.

Pensez-vous que c'est une tentation que vous pouvez encore avoir ?
Oh oui, je pense qu'on n'est jamais à l'abri de son fonds d'humeur… Il m'est arrivé de me dire : "Je ne vieillirai pas bien dans ce métier. Ce n'est pas possible, je ne suis pas faite pour ça. Je ne peux pas, je souffre trop pour des choses apparemment inutiles…"

Avez-vous le sentiment que vous le supportez de plus en plus difficilement ?
Pour vous dire la vérité, je me protège beaucoup. Comme je connais les choses qui me blessent et qui peuvent vraiment m'atteindre, il y en a maintenant que je m'empêche de faire ou auxquelles je ne veux pas être confrontée. En gros, disons que je me protège de tout le côté extérieur au métier, tout ce qui concerne les médias… Une fois qu'on met le pied dedans, on n'en connaît pas toutes les répercussions. Ces choses que l'on dit et qui ne vous appartiennent plus… On peut avoir l'impression de s'y perdre. Moi, ce que je n'aime pas, c'est avoir l'impression que je vais me dédoubler. Alors je me protège, je ne veux pas me faire dévorer par tout ça, les interviews, les entretiens. D'autant que je n'en ai pas beaucoup le goût [Rires] et que je pense que j'ai dit plus de choses sur moi, sur ce que je suis réellement, dans mes films que dans beaucoup de discours… On a tout le temps envie de se protéger - pas du tout pour trouver le confort mais parce que je sais que quand je souffre, c'est vraiment douloureux… Ca me touche beaucoup quand j'entends Isabelle Adjani dire qu'elle est sure qu'elle ne fera pas du cinéma très longtemps après trente ans, qu'elle ne supportera pas tout ça encore très longtemps… Je comprends ça très bien, cette crainte, cette impression qu'on ne supportera plus certaines choses… [un temps]. J'espère que mon envie de tourner et surtout le plaisir que j'ai à être mêlée à l'aventure d'un film, plus d'ailleurs qu'à seulement l'interpréter, j'espère que cette envie-là sera toujours plus forte… [un temps]. Vous savez, je ne crois pas finalement que les carrières puissent se contrôler comme ça. Les choses se dessinent après les films, pas avant. Alors il faut être prudent dans ses choix, enfin… prudent et audacieux. Je ne pense pas qu'on puisse vraiment calculer. Il faut simplement que la tête et le cœur soient d'accord, je crois. Il faut tenir compte de ses envies… La carrière, ça peut être aussi une façon de refuser des films. Et puis, il est évident qu'on finit par avoir une image qui se dessine malgré tout, presque malgré vous. Et il faut savoir si on a envie de bien l'installer ou si on a envie de ruer dans les brancards et de la faire voler en éclats…

Vous, de quoi avez-vous envie ?
Moi qui suis Balance, j'ai toujours envie des deux [Rires]. J'ai envie de garder quelque chose de solide, donc j'ai envie de quelque chose qui ne change pas, mais - et je suis pareille dans la vie - dès que les choses sont installées, ça me fait peur et j'ai toujours un peu la tentation de ruer dans les brancards. Pas du tout par calcul, mais simplement par envie, par besoin même. Ce qui est installé m'effraye et en même temps j'ai envie de sécurité ! En fait, plus précisément, la sécurité que je veux, c'est de savoir que je peux sauter dans le vide et qu'il y a quelqu'un pour me rattraper en bas... C'est donc plus facile avec des metteurs en scène généreux, quand vous avez l'impression que vous ne sautez pas pour rien, qu'ils vont vous apporter beaucoup, vous pousser au bout de vous-même et qu'il y a un échange de... Dans "Le lieu du crime", il y a par exemple des scènes d'amour avec Wadeck [Stanczak]. Je pense que je ne les aurais pas faites si cela n'avait pas été avec André. C'est très difficile à tourner pour moi parce que, c'est vrai, je déteste la nudité, au cinéma comme dans la vie. C'est difficile, les scènes d'amour ou de nudité, on ne joue plus, on est extrêmement vulnérable... Mais, dans "Le lieu du crime", c'était vraiment important, cette scène où le petit garçon voit sa mère nue avec l'homme qui a menacé de le tuer... C'était indispensable au film, mais j'avais dit à André qu'il valait mieux qu'on en parle avant parce que, peut-être, il y aurait des choses que je trouverais impossibles pour moi. Il a eu l'explication et les mots qu'il fallait - ça, c'est une chose qui appartient à André et à moi. Et c'est vrai que, malgré tout, c'est une scène que je redoutais mais j'avais une confiance absolue. C'est rare, au cinéma, les scènes d'amour qui ont cette nécessité, qui provoquent ce trouble, qui ne soient pas mécaniques. C'était le cas dans "Rendez-vous", et pourtant c'était un film d'hommes. Ce qui m'a souvent frappée en effet, c'est que c'est dans des scénarios écrits par des femmes que j'ai lu les scènes d'amour les plus troublantes, pour moi en tant qu'actrice. Peut-être parce que les femmes ont une certaine forme d'imagination, une façon trouble de parler de certaines choses, une volonté de suggérer plus que de montrer... Je crois aussi que c'est parce que les femmes ont plus de temps pour penser et qu'elles pensent plus à l'amour que les hommes. Ça fait davantage partie de notre vie de façon essentielle. Je crois que c'est une grande supériorité que nous avons sur vous [Rires] !

L'heure de son rendez-vous étant déjà dépassée depuis longtemps, Catherine Deneuve, dans un tourbillon de cuir noir et un éclat de rire, se leva sur ces bonnes paroles, nous laissant la nuit pour les méditer et, s'excusant, s'en alla rejoindre d'autres gens dont nous étions forcément jaloux.

Deneuve par Deneuve


Par : Marc Esposito et Jean-Pierre Lavoignat
Photos : Luc Roux


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