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Dans "Le lieu du crime",
Catherine Deneuve est si exceptionnelle qu'elle part favorite pour le
Prix d'interprétation. C'est l'héroïne du film de Téchiné
que nous avons voulu photographier. C'est l'actrice que nous avons voulu
rencontrer...
On a rendez-vous avec Deneuve.
Ce n'est pas la première fois mais on a le trac comme si on allait
être obligés de lui faire une déclaration d'amour
devant mille personnes. Elle est en retard et on en est bien contents.
C'est toujours ce qui se passe, quand on a "peur", on veut retarder
le moment où il faudra bien...
La porte s'ouvre... La voilà.
Blonde, blonde, blonde, lunettes noires, tailleur de cuir noir, bas noirs,
ballerines noires... Qu'est-ce qu'elle est belle... "Bonjour",
"Bonjour", poignées de mains, sourires... Elle a l'air
mieux qu'en pleine forme : légère... Qu'est-ce qu'elle est
belle... Le mélange de grâce et d'énergie qu'elle
dégage naturellement décuple son éclat... Comme ça
fait vingt ans qu'on la voit sur les écrans, on croit qu'on est
habitué, et puis non. Quand on se retrouve face à elle,
quand c'est sur vous que se pose ce regard-là, ça fait vraiment
un sacré effet.
"La familiarité me
répugne", disait-elle dans une pub américaine pour
Chanel. C'était évidemment un slogan sur mesure ; mais c'est
surtout elle qui n'inspire jamais la familiarité. Depuis vingt
ans, il n'a pas dû s'écouler beaucoup de journées
sans que nous croisions son visage sur une affiche dans la rue, sur la
couverture d'un magazine, à la télé ou au cinéma,
et pourtant, elle ne nous est pas familière. Aujourd'hui, elle
n'est ni froide ni distante et ne correspond à aucun de ces clichés
qui courent sur elle depuis "Les parapluies de Cherbourg" (64),
et pourtant, elle est très intimidante. Peut-être parce qu'on
la sent, elle aussi, intimidée. Peut-être parce qu'on sait
que ce moment, rare pour nous, est d'une si effrayante banalité
pour elle, que c'en est sûrement une corvée. Peut-être
parce qu'on sait d'avance qu'on ne pourra pas, malgré tous nos
efforts, lui poser la moindre question inédite... C'est sûrement
cela, être une star. Quand le poids de la légende est plus
fort que la réalité. Malgré elle ? Pas malgré
elle ? Qu'importe. Le plaisir, la magie sont dans le mélange des
deux.
Dans le film d'André Téchiné,
"Le lieu du crime", elle interprète une patronne de dancing,
dans le sud-ouest de la France, et elle parvient à être crédible,
tout en restant star, tout en restant Deneuve. Comme si la vraie Deneuve,
après d'improbables revers du destin, se retrouvait, loin des vivats,
derrière la caisse d'un dancing de campagne...
Sa composition dans ce film magnifique
est si emballante, si déchirée, si dépouillée,
qu'on ne peut s'empêcher de rêver que le jury aura envie de
lui donner le Prix d'interprétation... C'est par là que,
timidement, nous avons commencé...
II y a longtemps que vous n'avez
pas été en compétition à Cannes.
Franchement, ce n'est pas ce qui me plaît le plus ! Je suis contente
d'être à Cannes avec André [Téchiné]
et avec ce film. Pour moi, ça, c'est réellement un bonheur,
même si je sais aussi que ce sera une souffrance à cause
de tout ce qu'il y a autour du fait d'avoir un film en compétition
à Cannes. La compétition ne fait pas du tout partie de ma
vie, de mes préoccupations. Ce n'est pas une chose qui m'excite...
C'est agréable d'avoir été sélectionné
mais il y a aussi une forme d'angoisse quand on sent qu'un film est tellement
attendu. On se dit qu'après tout ça, on ne peut que décevoir...
Ce qui est agréable dans les films, et dans la vie aussi, c'est
quand même un peu la surprise, l'émotion, le plaisir de la
découverte des choses... En plus, tout ça me donne des responsabilités
que je ne souhaite pas en réalité [rires]. Ce qui compte,
c'est vrai, c'est d'avoir fait le film. Je reconnais que j'ai souvent
du mal à assumer toutes les conséquences des choses après,
mais dans la vie, c'est pareil !
"Le lieu du crime"
s'est décidé assez vite, contrairement aux autres projets
que vous aviez avec André Téchiné...
Les autres projets s'étaient aussi décidés assez
vite. La seule différence, c'est qu'ils n'ont pas abouti. Mais
c'est vrai que pour "Le lieu du crime", tout s'est fait très
rapidement. C'était presque une folie.
Comment André Téchiné
vous a-t-il parlé du film et de votre personnage ?
En fait, il m'en a très peu parlé. On s'était beaucoup
vus avec André - on avait quand même eu deux projets ensemble
avant "Le lieu du crime" - et l'on avait alors beaucoup parlé
de ces projets, de ces personnages, mais aussi des femmes au cinéma,
des héroïnes de ses autres films... Ces discussions ont été
finalement comme des répétitions, disons comme des préambules
à ce film qu'on a enfin réussi à faire ensemble.
Ce qui était frappant
sur le tournage du "Lieu du crime", c'était à
quel point vous aviez l'air de vous sentir en confiance, sans crainte
de vous abandonner...
Mon fonctionnement naturel est un fonctionnement de confiance. Si je me
rétracte tout d'un coup, c'est que j'ai l'impression de m'être
trompée, de m'être abandonnée à tort ou d'avoir
accordé une confiance excessive... Mais ce qui m'intéresse,
c'est de travailler avec des gens qui ont des idées précises
sur moi, là, je peux m'abandonner totalement... Et c'est alors
une façon d'être en situation, d'être au service du
film. Si ce n'est pas le cas, si c'est moi seule qui ai à décider
comment je vais jouer ça ou ça, non seulement c'est mauvais
signe [rires], mais aussi... ça ne m'intéresse pas beaucoup.
Ce qui m'intéresse de toute façon - et dans la vie aussi
-, c'est une vraie relation à deux, trois ou quatre. Une relation
d'échange et de collaboration. André, c'est quelqu'un que
je peux ne pas voir pendant longtemps mais que je retrouve toujours comme
si on s'était vus la veille, comme si on reprenait une conversation
laissée en suspens... Ce film, c'est vrai, nous a rapprochés
davantage. C'est toujours comme ça, les films en extérieurs,
quand ça se passe bien.
Y-a-t-il des projets de Téchiné
que vous avez refusés ?
Ah non... Je ne dirais jamais non à André, franchement.
Mais de même que je n'aurais jamais dit non à Jacques Demy
s'il n'y avait pas eu ce malentendu sur "Une chambre en ville".
Ce que je veux dire, c'est qu'il y a des metteurs en scène auxquels
on ne peut pas dire non. Je n'aurais jamais dit non à François
Truffaut, je ne dirais jamais non à Roman Polanski, je ne dirais
jamais non à Rappeneau. Il y a des gens qui pensent tellement à
leurs films, qui ont une idée de moi tellement personnelle, tellement
précise, que même si j'ai des doutes, j'accepterai malgré
tout parce qu'ils y ont pensé plus longtemps et mieux que moi.
En revanche, c'est vrai, si ce sont des gens qui ne me connaissent pas
du tout, avec qui je n'ai jamais travaillé, et qui me proposent
des choses qui sont loin de moi, j'aurai un doute en me disant : "Pour
quelle vraie raison, souhaite-t-il me faire faire ça ?" Mais
il y a quelques metteurs en scène pour lesquels j'ai de l'admiration
ou de l'estime et je suis sure que l'idée qu'ils ont de moi est
plus intéressante que mes réticences...
Comment, justement, avez-vous
ressenti l'image que Téchiné avait de vous, cette femme
blessée, perdue ?
Franchement, en lisant l'histoire de cette femme, son côté
secret, sa vie avec son petit garçon, sa vie avec sa mère,
le fait que ce soit Danielle Darrieux qui joue la mère, j'ai trouvé
qu'il y avait là une famille pas très éloignée
de moi...
Dans "Hôtel des Amériques",
vous étiez déjà troublée, meurtrie. Téchiné
est l'un des seuls à vous imaginer ainsi...
Mais pas seulement moi. Regardez, Patrick Dewaere, dans le film, était
bouleversant. Pour qu'un homme me fasse pleurer au cinéma, il faut
vraiment qu'il n'y ait pas seulement sa fragilité mais aussi que
j'y croie vraiment... Il était absolument étonnant... André
est l'un des seuls à me voir si douloureuse ? C'est que dans son
univers je dois représenter cette femme-là, comme d'autres
actrices doivent représenter autre chose de son univers. C'est
en tout cas comme ça qu'il me voit, ce qui ne veut pas dire - parce
que je suis quand même quelqu'un de plutôt gai - que c'est
ma nature. C'est son imagination sur moi...
Cela vous a-t-il étonnée,
la première fois qu'il vous en a parlé ?
Non, parce que tout ce qui est mélancolique m'attire, me semble
plus réaliste, plus vrai... La gaieté, elle, fait partie
de ma nature mais c'est une sensation plutôt éphémère.
Je crois que l'euphorie n'est pas une chose naturelle, c'est comme quand
on boit de l'alcool, les sensations se dilatent...
Vous disiez tout à l'heure
que vous refuseriez des rôles éloignés de vous, mais
ce que vous fait jouer Téchiné semble justement assez loin
de vous...
C'est éloigné de moi et ce n'est pas éloigné
de moi... Ce que je veux dire, c'est que, quand il faut faire des choses
extrêmement dramatiques, on ne peut plus jouer. On ne peut pas jouer
le drame. On est obligé de vivre quelque chose de dramatique. Et
ça, franchement, c'est épuisant physiquement. Mais moralement
aussi. Non pas qu'on doive se mettre dans un état particulier,
mais il est impossible de jouer avec son esprit, il faut y aller, c'est
tout. Il faut s'abandonner. Et c'est plutôt contradictoire avec
le fond de ma nature qui, elle, est plutôt réservée,
que d'abandonner des choses qui me semblent faire partie de moi d'une
façon beaucoup trop intime... En fait, c'est parce que ça
n'est pas assez éloigné de moi que ça me pose plutôt
un problème... Ce qui est moins moi, mais qui me plaît, c'est
la fantaisie, la comédie. Je peux l'imaginer, je peux jouer avec
ces choses-là : il suffit d'être en éveil. Et là,
en plus, on n'a pas le sentiment de jouer avec le feu [rires]...
Est-ce que ce type de rapports
privilégiés que vous avez avec Téchiné, vous
l'avez connu avec d'autres metteurs en scène ?
Pas beaucoup, pas souvent... Mais c'est une chose que je ne cherche pas
à établir systématiquement. Je n'ai pas de mélancolie
à l'idée que mon prochain film ne sera pas comme ça.
Je sais à quel point c'est une chose exceptionnelle, mais c'est
aussi sa rareté qui en fait le prix ! J'ai appris beaucoup de choses
avec François Truffaut qui parlait très bien, qui m'a très
bien parlé en tout cas, de toutes ces choses-là. Il m'a
appris à connaître les choses ou plus exactement à
les reconnaître pour que, lorsqu'elles sont irrémédiables,
on ne se laisse pas accabler par elles. J'ai appris à aimer l'exceptionnel,
même si c'est douloureux. Je sais bien qu'il ne peut pas s'agir
à chaque fois de grandes histoires d'amour. Si tous les films étaient
de grandes histoires d'amour, elles ne seraient plus aussi grandes...
Quand vous êtes dans une
aventure dont vous réalisez qu'elle n'est pas exceptionnelle, comment
la vivez-vous ?
Très mal ! J'attends toujours qu'il se passe quelque chose, j'espère
toujours... Mais je ne m'en prends qu'à moi-même, sauf si
l'on m'a joué un mauvais tour...
Cela vous est-il arrivé
récemment ?
Oui, j'ai eu une déception mais une déception d'après
tournage - ce qui n'est pas mieux d'ailleurs. Disons simplement que je
n'aime pas avoir l'impression de faire un film et d'en découvrir
un autre à l'arrivée...
Vous voulez parler de "Paroles
et musique" ? (A l'origine, "Paroles
et musique" était davantage centré sur le personnage
que joue Deneuve que sur le couple Lambert-Anconina. C'est en cours de
tournage que Chouraqui, séduit par la complicité des deux
garçons, décida d'orienter son film différemment).
Oui... C'est difficile d'en parler parce que c'est encore relativement
récent mais, et Elie [Chouraqui] ne sera pas étonné
de lire ça, j'ai eu une déception quand je l'ai vu. On espère
toujours que les films vont évoluer au cours du tournage, c'est
vrai, mais on n'imagine pas qu'ils vont être amputés de certains
aspects qui, en l'occurrence, avaient fait partie de mes raisons d'accepter
le film... La déception est plutôt là, dans la sensation
d'avoir été sous-estimée. On est un peu blessé...
On ne s'en rend compte qu'après et l'on ne peut rien y faire. Les
acteurs sont beaucoup plus démunis qu'on ne le croit...
Ce n'est pas le genre d'aventures
qui vous donne envie d'avoir plus de pouvoir sur les films ?
Non, le pouvoir ne m'intéresse pas du tout ! La seule chose, c'est
qu'une expérience comme ça me rend malheureusement plus
méfiante. Je sais désormais que, même lorsqu'on a
signé pour un scénario, on est impuissant devant ce qu'il
en advient... C'est comme lorsque quelqu'un tient sur vous des propos
négatifs, situation à laquelle je suis actuellement confrontée,
eh bien, tant qu'il n'y a pas réellement diffamation, on ne peut
vraiment rien faire... Comme, justement, le pouvoir ne m'intéresse
pas, je n'ai pas du tout l'intention de faire des films avec des gens
à qui je veux tout imposer. J'ai envie de travailler avec des gens
créatifs et ce que j'aime justement chez les créateurs.
c'est qu'ils aient une certaine autonomie. Collaborer me satisfait tout
à fait et me suffit amplement : j'ai déjà assez de
responsabilités, dont celle de me retrouver devant la caméra
pour jouer mes scènes ! La collaboration, oui. Le pouvoir, non.
C'est rare à votre niveau,
de n'avoir aucun rôle de productrice...
J'ai essayé. J'ai été coproductrice une fois, pour
"Zig-Zig" de Laszlo Szabo. Mais c'est un peu particulier parce
que Szabo, qui est quelqu'un que j'aime beaucoup et qui a vraiment du
talent, est un personnage un peu masochiste, qui a besoin de travailler
dans une certaine souffrance. Il avait pensé que ce serait bien
que je sois à la fois actrice et productrice, Du coup, ça
a complètement faussé nos rapports, ce qui, d'une certaine
façon, devait l'arranger. Parce que, finalement, on arrive à
résoudre beaucoup de choses à travers le drame. Moi, ça
m'embête de ne pas pouvoir dire merde à quelqu'un si ça
ne va pas. Quand je le dis, je prends des risques, mais s'il suffit simplement
de taper sur la table, ça ne m'intéresse pas. Ce n'est pas
du tout moi. Je suis beaucoup trop orgueilleuse pour me contenter de pouvoir
taper sur la table sans risques. Il y a, en revanche, une forme de pouvoir
que je trouve naturel pour une actrice ou un acteur, c'est le pouvoir
de convaincre, de faire partager ses points de vue... Ce sont des choses
qui se discutent sur le terrain. C'est comme les épreuves de fond,
ce sont des choses qu'il faut prouver à chaque fois...
On a le sentiment que vous vous
entendez surtout avec les metteurs en scène qui, même s'ils
sont aussi vos amis, ont une attitude très cinéphile à
votre égard.
Ah oui, absolument... Pour moi, ça ouvre toutes les portes, c'est
évident.
Vous-même, vous avez sûrement
été l'une des premières actrices à avoir une
démarche cinéphile, à une époque où
cela n'était pas vraiment courant...
Oui, mais, vous savez, pour moi, c'est d'abord parce que j'ai été
au cinéma assez jeune, que j'ai eu des amis plus âgés
que moi qui étaient très cinéphiles et que mon goût
a donc été formé très tôt. C'est vrai
que ça fait partie des choses qui comptent pour moi. Ça
remonte à l'adolescence. Je me souviens quand j'ai vu "Ivan
le Terrible", je devais avoir seize ans ; aujourd'hui, ça
peut paraître banal d'avoir vu "Ivan le Terrible" à
seize ans, mais à l'époque... J'avais trouvé ça
merveilleux... D'ailleurs, j'aime toujours aller au cinéma en salle.
J'adore ce moment où la musique du cinéma baisse doucement,
où le noir se fait, où le rideau s'ouvre et où le
générique commence. C'est pour moi une émotion intacte
que celle-là...
Quand on regarde votre carrière,
on constate qu'elle est très régulière, que vous
n'avez eu aucun passage à vide. C'est rarissime...
Oui, c'est vrai... Les passages à vide que j'ai eus, c'est quand
j'étais enceinte [rires]. Et encore, ce n'est pas tout à
fait vrai puisque j'ai tourné avec Melville quand j'étais
enceinte de ma fille. Si, j'ai eu un moment que l'on peut considérer
un peu comme un trou, mais c'était davantage, pour moi, un coup
moral. C'est quand on devait faire ce film de Robert Enrico avec Philippe
Noiret, "Coup de foudre", et que le tournage a été
interrompu. C'était un projet que j'aimais beaucoup... Là,
je me suis arrêtée près d'un an. A ce moment-là,
ce n'était pas vraiment ma politique de rester si longtemps sans
tourner. Mais après ce film, je trouvais que rien n'était
assez bien.
Quand une carrière comme
la vôtre est aussi régulière, on se dit que ça
ne peut pas être dû seulement à la chance et que...
Non, heureusement...
Avez-vous alors "construit"
votre carrière ? Par exemple, à vos débuts, y réfléchissiez-vous
souvent, en parliez-vous régulièrement avec quelqu'un qui
vous conseillait dans vos choix ?
Non... Enfin... J'ai travaillé longtemps avec Gérard Lebovici,
mais depuis qu'il faisait de la production, j'avais un autre agent : Bertrand
de Labbey. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que j'ai eu la chance
de travailler très jeune avec quelqu'un qui a beaucoup compté
pour moi, qui est une femme qui adorait le cinéma, qui faisait
beaucoup pour le cinéma. Elle aimait beaucoup les metteurs en scène
et les scénaristes, elle les recevait. On se voyait beaucoup, on
parlait beaucoup, on était au courant de tous les projets, de tous
les films qui se faisaient et de ceux qui ne se faisaient pas. C'était
Giovanella Zannoni qui dirigeait la William Morris il y a vingt ans. Elle
m'a beaucoup appris et, en tout cas, m'a donné beaucoup d'envies,
beaucoup de goût pour certaines choses. Je crois que j'ai eu cette
chance, et cette envie aussi, de toujours travailler avec des gens qui
avaient des idées bien précises sur ce qu'ils faisaient,
ou sur ce que je devais faire. Pourtant, je ne peux pas être complètement
dirigée. Je ne suis pas quelqu'un à qui on peut dire : "Voilà
ce que tu dois faire". Je ne peux pas m'abandonner complètement
à quelqu'un, ni faire les choses les yeux fermés. Ce qui
est vrai, c'est que j'ai besoin de travailler avec des gens que j'estime
et surtout dont le fonctionnement est, pour moi, au-dessus de tout soupçon
quant à leurs motivations profondes. Et je crois que j'ai eu assez
de jugement pour ne pas me tromper sur les gens qui ont fait partie de
mon entourage direct et qui ont compté dans ma vie professionnelle,
que ce soient Demy, Gérard Lebovici, Bertrand de Labbey... Avec
eux, je n'ai pas eu une relation protectrice mais réellement une
relation amicale, d'estime réciproque et de confiance, qui a fait
qu'ils ont pu me dire certaines choses, m'aider à reconnaître
certaines erreurs... Une carrière, ce n'est pas seulement une question
de choix. On ne sait qu'après si un choix est bon ou non. Les gens
avec qui j'ai travaillé ne venaient pas sur les tournages, on ne
se voyait pas toutes les semaines... En revanche, au moment où
il fallait prendre des décisions, ils étaient extrêmement
présents. Et ce sont des gens qui ont une forte personnalité,
ça aussi c'est important. Les gens qui ont une vraie personnalité,
et donc une vie intéressante, ne peuvent pas être complètement
disponibles, et souvent, le problème des acteurs, c'est qu'ils
ont besoin d'être très entourés. Moi, dans les relations
professionnelles, je vis assez bien seule, dans la mesure où je
sais que les relations que j'ai sont des relations profondes. Je n'ai
pas besoin de voir tout le temps les gens avec lesquels je travaille.
Le danger des acteurs, c'est d'avoir besoin d'être suivis jour après
jour. Moi, ce n'est pas mon cas.
Vous dites toujours que vous
avez fait ce métier un peu par hasard...
Oui, c'est vrai. Franchement, si je n'avais pas rencontré Demy,
je ne suis pas sure du tout que j'aurais continué.
Qu'est-ce qui vous a accroché
? Le plaisir de jouer devant une caméra ?
Non, pas du tout. Cela m'a pris du temps pour m'y habituer.
L'idée d'être une
vedette, alors ?
Ah non, pas du tout non plus ! Vous savez, j'avais une vie un peu difficile,
dans la mesure où j'étais quand même connue sans être
connue. J'étais une jeune actrice qui avait fait un ou deux films
et dont on parlait plus pour des raisons personnelles que pour des raisons
professionnelles et j'en souffrais beaucoup plus qu'on ne peut l'imaginer.
Donc quand j'ai rencontré Jacques Demy, qui m'a parlé de
moi dans un film, qui m'a fait lire ce scénario des "Parapluies
de Cherbourg" que j'ai trouvé superbe - parce que je savais
quand même lire, à dix-huit ans ! -, tout m'a paru alors
tellement évident, il a tellement su me donner confiance pendant
le tournage que ça a été une révélation,
vraiment. C'était absolument magique. Il faut dire que faire un
film musical avec Jacques Demy, sur ce scénario et sur cette musique
de Legrand, c'était une chance inouïe. Quand on n'a pas d'idée
sur ce que l'on peut faire, quand on est comme en attente, un film comme
"Les parapluies..." vous frappe davantage. Moi, j'étais
quand même un peu endormie, ou plutôt un peu rêveuse.
J'aurais pu rester en attente un an ou deux et puis, ensuite, j'aurais
décidé d'arrêter parce que, comme je suis lucide,
je ne pense pas que j'aurais accepté de tourner pour tourner, de
faire des choses moyennes. Mon envie de jouer n'était pas assez
forte pour ça. Je n'avais pas envie de me montrer, je n'avais pas
envie qu'on me photographie... Je m'y suis faite, c'est devenu une seconde
nature mais ce n'est pas ma nature profonde... "Les parapluies..."
a été un succès populaire, ce qui a quand même
rendu les choses plus faciles pour la suite, puis j'ai enchaîné
avec "Répulsion" de Polanski qui est aussi quelqu'un
qui a une personnalité très forte et qui m'a beaucoup marquée.
À vous écouter,
on a l'impression qu'on peut devenir star sans l'avoir voulu ?
Star, oui. Actrice, je ne sais pas. Je pense que j'avais des possibilités
pour être actrice, mais si ce n'avait pas été Jacques
Demy, je ne sais pas si j'aurais pu avoir assez de confiance en moi pour
proposer ou faire certaines choses... Je ne sais pas, mais je pense qu'on
peut devenir star malgré soi, très vite... Et puis aujourd'hui,
le mot star n'a quand même pas tout à fait la même
signification qu'autrefois. Etre star, c'est être mis d'un seul
coup sous la lumière...
Vous êtes l'une des seules
qui puissiez supporter le mot dans tout son sens...
II y a de jeunes actrices qui ont explosé et qui sont des stars.
Il y a quelque chose qui brille comme ça, qui est évident.
Sandrine Bonnaire, par exemple, a cette espèce de qualité
de quelqu'un qui est apparu d'une manière tellement évidente
dans un film... Elle existe d'une façon tellement différente,
tellement brillante et tellement vraie... Je trouve qu'après le
film d'Agnès [Varda : "Sans toit ni loi"], il est évident
qu'elle est une vraie, une grande actrice. Moi, c'est ça qui me
frappe beaucoup chez elle, ce magnifique sourire d'adolescente... C'est
étonnant d'avoir autant de grâce dans tout, dans le drame
aussi bien que dans la fantaisie.
Avez-vous l'impression que vous
êtes devenue star avant d'en avoir envie ?
C'est vrai que "Les parapluies..." a pris une résonance
tout à fait particulière. Quand on tourne, jeune, dans un
film important qui a du succès, et qui vous fait aussi reconnaître
par la critique, et qu'il y a un rapport certain entre le personnage que
vous jouez et vous-même, et qu'en plus c'est une héroïne,
il y a là, comme un "nombre d'or".
Vous, vous avez ressenti tout
de suite ce qui vous arrivait ?
A ce moment-là, j'avais une vie un peu difficile. Je ne l'ai donc
pas vécu comme ça, mais je m'en suis rendu compte assez
vite et après, il s'est passé cette chose bizarre, ce voyage
aux Etats-Unis. J'y suis allée pour faire un film avec Jack Lemmon
["Folies d'avril" de Stuart Rosenberg]. C'était en 1968.
et, là-bas, entre le tournage et le film, il y a eu un mouvement
de presse absolument incroyable
J'arrivais aux USA comme une star
française que je n'étais pas encore. Ils m'ont accueillie
comme jamais je n'ai été accueillie, même aujourd'hui
quand j'y retourne [Rires]
Et je suis revenue en Europe avec cette
image-là, auréolée de tout ce qui s'était
passé là-bas. Après, j'ai pratiquement pu marcher
sur un tapis rouge, c'est-à-dire que quoi que je fasse, quoi que
je dise, de toute façon, j'étais une star. J'avais été
tourner aux Etats-Unis, les Américains avaient dit que j'étais
la plus belle femme du monde, c'était un fait, on ne revenait plus
dessus. C'était comme ça et voilà. C'est ça,
au fond, qui m'a le plus frappée, le plus troublée, c'est
de voir à quel point ça a pu être dit et redit sans
jamais être remis en question
C'est étrange, vous avez
eu dès le départ une image assez peu frivole alors qu'on
peut imaginer que Ia jeune actrice que vous étiez l'était
quand même un peu.
Pas du tout, je vais vous dire pourquoi. J'étais dans une période
personnelle un peu compliquée, un peu douloureuse. J'étais
toute seule avec mon fils et j'avais beaucoup de mal à équilibrer
ma vie personnelle et ma vie professionnelle
Je ne me sentais quand
même pas tout à fait mûre pour assumer tout ce qui
m'arrivait. Il n'y avait pas de place, alors, dans ma vie, pour la légèreté.
Je ne pouvais pas réellement profiter de ma situation. Je n'ai
aucun regret. Cela ne m'a rien gâché. Mais cette partie douloureuse
de ma vie remettait les choses bien en place.
Vous n'avez pas jamais eu peur
que tout cela s'arrête ?
Si, bien sûr
Mais je vais vous dire la vérité
: on a toujours peur que ça s'arrête. On y pense tout le
temps quand on ne tourne pas pendant trois ou quatre mois. Quand on est
encore sur un film, qu'il n'est pas sorti, qu'il y a un doublage à
faire, ça va, mais c'est après que ça devient difficile
Vous disiez lout à l'heure
que lorsque vous étiez plus jeune, vous auriez pu vous arrêter.
Esl-ce que vous avez eu la tentation de le faire depuis ?
Oui, dans des moments soudains de désespoirs - et brefs, heureusement
! Ca m'est arrivé, je me souviens, il y a trois-quatre ans
C'était lié à
un film en particulier ?
Je crois bien que c'était après "Le dernier métro",
après les Césars ? Je pense que c'était le contrecoup.
Quand les choses se passent trop bien, on se dit : "Qu'est-ce qu'on
peut espérer de mieux ?". Après des moments de bonheur
intense, on a des sortes de creux. De toute façon, quand on sait
que les choses sont exceptionnelles, il est évident que ça
les rend précieuses, et qu'en même temps ça nous rend,
nous, un peu nostalgiques.
Pensez-vous que c'est une tentation
que vous pouvez encore avoir ?
Oh oui, je pense qu'on n'est jamais à l'abri de son fonds d'humeur
Il m'est arrivé de me dire : "Je ne vieillirai pas bien dans
ce métier. Ce n'est pas possible, je ne suis pas faite pour ça.
Je ne peux pas, je souffre trop pour des choses apparemment inutiles
"
Avez-vous le sentiment que vous
le supportez de plus en plus difficilement ?
Pour vous dire la vérité, je me protège beaucoup.
Comme je connais les choses qui me blessent et qui peuvent vraiment m'atteindre,
il y en a maintenant que je m'empêche de faire ou auxquelles je
ne veux pas être confrontée. En gros, disons que je me protège
de tout le côté extérieur au métier, tout ce
qui concerne les médias
Une fois qu'on met le pied dedans,
on n'en connaît pas toutes les répercussions. Ces choses
que l'on dit et qui ne vous appartiennent plus
On peut avoir l'impression
de s'y perdre. Moi, ce que je n'aime pas, c'est avoir l'impression que
je vais me dédoubler. Alors je me protège, je ne veux pas
me faire dévorer par tout ça, les interviews, les entretiens.
D'autant que je n'en ai pas beaucoup le goût [Rires] et que je pense
que j'ai dit plus de choses sur moi, sur ce que je suis réellement,
dans mes films que dans beaucoup de discours
On a tout le temps
envie de se protéger - pas du tout pour trouver le confort mais
parce que je sais que quand je souffre, c'est vraiment douloureux
Ca me touche beaucoup quand j'entends Isabelle Adjani dire qu'elle est
sure qu'elle ne fera pas du cinéma très longtemps après
trente ans, qu'elle ne supportera pas tout ça encore très
longtemps
Je comprends ça très bien, cette crainte,
cette impression qu'on ne supportera plus certaines choses
[un temps].
J'espère que mon envie de tourner et surtout le plaisir que j'ai
à être mêlée à l'aventure d'un film,
plus d'ailleurs qu'à seulement l'interpréter, j'espère
que cette envie-là sera toujours plus forte
[un temps]. Vous
savez, je ne crois pas finalement que les carrières puissent se
contrôler comme ça. Les choses se dessinent après
les films, pas avant. Alors il faut être prudent dans ses choix,
enfin
prudent et audacieux. Je ne pense pas qu'on puisse vraiment
calculer. Il faut simplement que la tête et le cur soient
d'accord, je crois. Il faut tenir compte de ses envies
La carrière,
ça peut être aussi une façon de refuser des films.
Et puis, il est évident qu'on finit par avoir une image qui se
dessine malgré tout, presque malgré vous. Et il faut savoir
si on a envie de bien l'installer ou si on a envie de ruer dans les brancards
et de la faire voler en éclats
Vous, de quoi avez-vous envie
?
Moi qui suis Balance, j'ai toujours envie des deux [Rires]. J'ai envie
de garder quelque chose de solide, donc j'ai envie de quelque chose qui
ne change pas, mais - et je suis pareille dans la vie - dès que
les choses sont installées, ça me fait peur et j'ai toujours
un peu la tentation de ruer dans les brancards. Pas du tout par calcul,
mais simplement par envie, par besoin même. Ce qui est installé
m'effraye et en même temps j'ai envie de sécurité
! En fait, plus précisément, la sécurité que
je veux, c'est de savoir que je peux sauter dans le vide et qu'il y a
quelqu'un pour me rattraper en bas... C'est donc plus facile avec des
metteurs en scène généreux, quand vous avez l'impression
que vous ne sautez pas pour rien, qu'ils vont vous apporter beaucoup,
vous pousser au bout de vous-même et qu'il y a un échange
de... Dans "Le lieu du crime", il y a par exemple des scènes
d'amour avec Wadeck [Stanczak]. Je pense que je ne les aurais pas faites
si cela n'avait pas été avec André. C'est très
difficile à tourner pour moi parce que, c'est vrai, je déteste
la nudité, au cinéma comme dans la vie. C'est difficile,
les scènes d'amour ou de nudité, on ne joue plus, on est
extrêmement vulnérable... Mais, dans "Le lieu du crime",
c'était vraiment important, cette scène où le petit
garçon voit sa mère nue avec l'homme qui a menacé
de le tuer... C'était indispensable au film, mais j'avais dit à
André qu'il valait mieux qu'on en parle avant parce que, peut-être,
il y aurait des choses que je trouverais impossibles pour moi. Il a eu
l'explication et les mots qu'il fallait - ça, c'est une chose qui
appartient à André et à moi. Et c'est vrai que, malgré
tout, c'est une scène que je redoutais mais j'avais une confiance
absolue. C'est rare, au cinéma, les scènes d'amour qui ont
cette nécessité, qui provoquent ce trouble, qui ne soient
pas mécaniques. C'était le cas dans "Rendez-vous",
et pourtant c'était un film d'hommes. Ce qui m'a souvent frappée
en effet, c'est que c'est dans des scénarios écrits par
des femmes que j'ai lu les scènes d'amour les plus troublantes,
pour moi en tant qu'actrice. Peut-être parce que les femmes ont
une certaine forme d'imagination, une façon trouble de parler de
certaines choses, une volonté de suggérer plus que de montrer...
Je crois aussi que c'est parce que les femmes ont plus de temps pour penser
et qu'elles pensent plus à l'amour que les hommes. Ça fait
davantage partie de notre vie de façon essentielle. Je crois que
c'est une grande supériorité que nous avons sur vous [Rires]
!
L'heure de son rendez-vous étant déjà
dépassée depuis longtemps, Catherine Deneuve, dans un tourbillon
de cuir noir et un éclat de rire, se leva sur ces bonnes paroles,
nous laissant la nuit pour les méditer et, s'excusant, s'en alla
rejoindre d'autres gens dont nous étions forcément jaloux.

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