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"Le premier qui m'ait vue..."

Ce qui frappe en revoyant les films de Demy, c'est l'univers complexe et assez noir qui s'en dégage.

J'ai toujours pensé que "Les parapluies de Cherbourg" était comme les contes de fées, à la fois très poétique et cruel. Franchement, je ne le pensais pas au moment du tournage, à cause de la féerie du tournage, du plaisir et de la gaieté. Je n'avais pas 20 ans, c'était juste pour moi une grande expérience. C'est après en revoyant le film, en repensant à certaines scènes, quand la vie à commencé à ressembler au film, quand des choses de la vie, des accidents m'ont renvoyée au film : la relation entre la mère et la fille, quand la mère la pousse vers la sagesse et la raison. Et puis le mariage, les retrouvailles, ce mélange de mélancolies et de tristesse. La fin des "Parapluies" me rappelle "Splendor in the grass" : il y a des analogies, sauf que la sexualité est beaucoup plus violente dans le film de Kazan, la folie est déclenchée par elle. Ce qui est triste, c'est le côté posthume. Quels que soient les différends qu'on ait pu avoir plus tard, notre relation était assez pudique mais passionnelle. C'était quelqu'un avec qui il fallait être complètement d'accord, quelqu'un de têtu et de très orgueilleux. C'est vrai qu'il prenait des demandes, des questions ou des réserves pour des refus. Ca avait bloqué sur "Une chambre en ville", mais je dirais par sa seule volonté. D'ailleurs je ne disais pas que nous étions fâchés, je disais : il est fâché avec moi, ce qui était vrai pendant assez longtemps.

Vous avez fait quatre films ensemble en une dizaine d'années, ce n'est pas rien.
J'aime énormément son univers. Il y a quelque chose qui me rendait rageuse, c'est que Jacques était quand même oublié, au présent, depuis longtemps. Et c'est, je trouve, terriblement injuste de se rendre compte du prix et de la valeur de l'œuvre de quelqu'un à partir du moment où elle devient fixée dans le temps ou le souvenir, qu'elle devient "œuvre". Jacques vivait dans une certaine difficulté morale sur le plan professionnel depuis déjà quelques années. Claude Berri a permis qu'il fasse son dernier film avec Montand, dans des conditions, je crois assez idéales pour lui. Tant qu'on ne peut pas faire les choses mais qu'on espère les faire, on est forcément porté, mais une forme d'échec commercial, c'est plus douloureux.

Vous ne pensez pas que cela est dû au fait que son cinéma est très original, très peu porté par le cinéma français ?
Son univers, il l'avait fixé lui-même comme sur un chromo, quelque chose d'arrêté dans le temps. Quand il parlait de sentiments c'était toujours formidable : l'amour, la cruauté, les chassés-croisés, l'oubli, c'est éternel. Mais quand cela touchait au quotidien, à des choses d'aujourd'hui, il y avait un décalage, plus un malaise. C'était le problème de Jacques, d'autant plus qu'il ne pouvait pas travailler avec d'autres gens, vivre la collaboration, c'est un univers clos, qui rétrécissait les possibilités de trouver quelque chose ensemble. Tout venait de lui.

Tout venait peut-être de son enfance ?
Ce qui lui plaisait enfant lui plaisait aujourd'hui encore. Il était un artiste tout à fait particulier, à part, comme certains qui ont à un moment une vrai rencontre avec le public. Finalement il l'a perdu parce que les vrais rencontres avec le public sont toujours exceptionnelles. Mais cette rencontre a eu lieu, grâce à certains films, à cet univers, ce milieu, et cette gaieté qui a masqué le fond du sujets des films de Jacques.

Cette rencontre avec le public, vous y étiez : c'était "Les parapluies de Cherbourg". Comment cela s'est passé ?
Le tournage a été extraordinaire. Il y avait une production formidable, Mag Bodard, qui avait fait ça à la force du poignet. Elle avait les moyens de faire le film, mais dans des conditions justes ; c'était trop particulier pour qu'on se dise que quelqu'un avait signé un chèque en blanc au départ. Mais trop d'argent nuit aux films, en général ; le manque d'argent peut être un atout, pour la nervosité, l'envie, l'imagination dont il fallait faire preuve. Jacques plus Bernard Evain, son décorateur, plus les techniciens obligés d'inventer. Le fait de tourner en musique faisait qu'on n'avait pas l'impression de faire un film. C'est la première fois qu'on faisait un film entièrement en play-back, je le connaissais par cœur avant le tournage. C'est d'ailleurs le seul film dont je connaisse encore des morceaux entiers, puisqu'il fallait apprendre tout avant.

En revoyant "Les parapluies", on est frappé : c'est comme si vous connaissiez par cœur la mélodie et que votre jeu venait se caler dans un film muet, avec les expressions du muet, ou du mélo.
C'est vrai ? Ah mais "Les parapluies" est un mélo. La musique emporte vers quelque chose de plus expressif. Dans un silence, on n'exprime pas les mêmes choses quand tout vient de vous, mais quand il y a un fond musical, cela porte vers quelque chose de plus marqué.

Les personnages se donnent beaucoup plus, comme au temps du muet.
Je disais l'autre jour que j'aimerais beaucoup faire un film muet. C'est une folie de dire ça, mais l'idée de faire un muet avec des sous titres, je trouve ça amusant. Une chose totalement expressive.

A l'époque, aviez-vous le sentiment que les dialogues des "Parapluies" pouvaient friser le ridicule, par leur trivialité ?
Non jamais. Heureusement, car comme je n'avais pas fait beaucoup de films, Jacques m'avait beaucoup portée dans ce film. J'étais très timide, il aurait suffit d'une phrase ou d'un doute pour que je me referme comme un coquillage. J'ai tellement adoré la musique des "Parapluies" que je n'y pensais pas. Quand je répétais, je me souviens que je pleurais, il faut dire qu'une grande partie du film existait avant le tournage, puisqu'il y avait les voix et la musique.

Comment vous êtes vous rencontrés ?
J'ai reçu une invitation pour la sortie de "Lola" : il avait entouré son nom en écrivant : "aimerait beaucoup vous rencontrer". J'y ai été, intriguée, assez touchée. On s'est vu, il m'a parlé de ce projet. Mais il s'est passé du temps entre cette rencontre et le tournage des "Parapluies", je suis devenue blonde, j'ai eu mon fils. Il s'est passé presque deux ans.

Autant "Les parapluies" est sombre, autant "Les demoiselles" est éclairé. A L'image des années 60 : gaies, colorées, euphoriques.
C'est vrai pour les gens de notre génération. "Les demoiselles" est une vrai comédie musicale, avec l'insouciance, la gaieté, un mélange de légèreté et de gravité un peu décalée. Un hommage à la comédie musicale américaine, avec Gene Kelly, Georges Chakiris, un chorégraphe anglais. Chez Jacques, les femmes sont toujours cruelles, elles ont ce mélange d'insouciance, de frivolité, elles sont coquettes et cruelles. Mais "Les demoiselles" c'est quand même beaucoup plus insouciant.

Il y a quelque chose qui revient, y compris dans "Les demoiselles", c'est le destin.
Ah oui, le hasard, le destin, les chassés-croisés, les gens qu'on aurait dû rencontrer, ceux qu'on aurait dû retrouver…les ratages.

Est-ce que l'idée de vous faire jouer ensemble, Françoise et vous, vient de Demy ?
Oui, absolument. J'étais ravie. J'avais déjà joué avec elle dans "Les portes claquent", mais nous n'avions pas de scènes ensemble. Qu'est-ce qu'on s'est amusé ! D'abord parce qu'on était très attachées l'une à l'autre, et que notre rapport était très familial, nous étions naturellement sœurs plus qu'actrices. Il n'y a jamais eu de rivalité, nous étions suffisamment différentes pour être complémentaires.

C'est très beau dans le film : vous êtes comme deux siamoises.
Oui, oui, comme de vraies fausses jumelles.

Est-ce que ces deux films ont été des points forts dans votre carrière ?
C'est comme un grand voyage, c'est impossible d'oublier des films comme ceux-là. Ensuite, ce sont des tournages difficiles sur le plans professionnel, il y a un certain plaisir à se prêter à une forme d'exercice de style. Dans les films de Jacques, on ne fait jamais rien comme dans les autres films ; j'ai du mal à l'expliquer, il faut qu'il y ait un certain plaisir à jouer et à composer. Le fait qu'on chante fait que le visage ne bouge pas à la même vitesse, le rythme est différent, et Jacques faisait jouer corporellement, c'était très stylisé. Le naturel était ailleurs, ni dans le choix des mots, puisque le vocabulaire était légèrement décalé, un peu précieux même parfois, c'était étrange et très quotidien. Mais c'est un exercice auquel on se pliait, même s'il n'y avait pas que du plaisir ; Jacques faisait une mise en scène avec des plans très longs, des travellings, c'est magnifique quand ça se passe bien, mais c'est plus difficile en répétition. C'est comme la danse : tant qu'on y arrive pas, c'est moche, il faut que ce soit parfait au moment du tournage.

Il me semble que Demy a vu en vous quelque chose comme une dualité : à la fois la provinciale des "Parapluies" et des "Demoiselles", ou la coiffeuse dans "L'événement le plus important…", et puis la princesse, celle que les princes épousent, dans "Peau d'âne", la femme magique, presque parfaite.
Jacques est le premier metteur en scène qui m'ait vraiment regardée, vue…Quelque chose m'a révélée, rassurée et réconfortée dans que je pouvais faire quelque chose auquel je ne croyais pas beaucoup, non pas parce que j'avais des doutes, mais parce que j'avais un doute beaucoup plus profond, sur l'idée qu'on peut faire quelque chose de particulier, qu'on est unique. Oui il m'a donné le sentiment que j'étais unique et qu'il m'avait choisie parce qu'il me trouvait différente, et ça confortait ma timidité et mon orgueil.

Comme s'il avait ouvert un territoire de vous-même où vous pouviez exister.
Tout à fait, je pensais que je ne pouvais pas aller jouer dans cette cour là. Non que je me sentais exclue, mais c'était trop loin de moi. C'est un peu vrai, j'étais la Belle au bois dormant. Je ne sais pas ce que je souhaitais vraiment, je n'avais pas le dynamisme, l'énergie ou les envies de ma sœur, qui savait ce qu'elle voulais faire. Je ne sais pas si elle en souffrait plus que moi, parce que d'une autre façon j'en souffrais aussi. Mais elle était très déterminé dans ses choix et moi je suis quelqu'un qui doute et qui hésite.

Cette dualité entre vous et elle est présente dans le film.
Oui, elle est très emportée ; on envie beaucoup ceux qui prennent leurs décisions, qui claquent les portes, qui disent adieu, qui se brisent, qui tombent par terre, qui se relèvent, qui chantent, qui rient. Un grand dynamisme, une possibilité de retournement.

Quelle impression avez-vous eue en découvrant le projet de "Peau d'âne" ?
Il pouvait me demander ce qu'il voulait. Rien n'avait brisé l'enthousiasme que j'avais à l'idée de travailler avec lui. Il m'aurait dit "Peau d'âne" ou La fée Carabosse (rires). Il n'y a quand même pas beaucoup de metteurs en scène qu'on a envie de suivre dans leur univers. Aujourd'hui, il y a Téchiné qui m'évoque ce genre de rapport. Je préfère me tromper avec des metteurs en scène comme eux qu'avec des projets plus réalistes. D'ailleurs, cela ne va pas toujours dans l'intérêt des acteurs ou des actrices, parce que souvent, l'univers compte plus que l'acteur. Mais les films se ressembleraient trop. On a beau dire, le cinéma ne vous transporte pas tout le temps, même si on fait des films intéressants. J'ai eu la chance de travailler avec des metteurs en scène qui avaient un univers particulier. Pour revenir à "Peau d'âne", il aurait pu me proposer un autre conte, beaucoup plus cruel, dur, je l'aurais suivi.

Il faudrait parler de l'opéra à propos de son cinéma : la même simplicité, plus la profondeur.
C'est vrai que quand les gens parlent des films de Jacques en disant c'est merveilleux, j'ai tellement rêvé, on se dit que c'est la lecture de l'image, et quand on revoit les films et qu'on les aime vraiment, c'est évident qu'il y a des choses très sombres et d'autres qu'il a montrées sans s'expliquer vraiment : il ne veut pas aller plus avant. Les femmes qui sont toujours les victimes, les femmes timides, les femmes plaquées, qui vont attendre dans l'ombre. Mais on sent qu'elle n'ont plus de vie, mais ce ne sont pas des femmes malheureuses, si elles ont été plaquées c'est que les hommes n'ont sans doute pas été assez bien pour elles.

Elles règnent sur leur territoire : le café des "Demoiselles" le magasin des "Parapluies", un univers provincial…
La province est indispensable au cinéma de Jacques à cause du réalisme, il faut que dans le temps et l'espace ces chassés-croisés soient plausibles, il faut que les lieux soient cernés : c'est plus facile en province qu'à Paris où on échappe à tout. C'est comme un cadre de théâtre : on peut imaginer la cour, les entrées à droite, à gauche, et puis devant, les spectateurs. Et de toutes façons, Jacques vivait comme ça.

C'est donc à propos de "Une chambre en ville", que sont apparues vos divergences.
On avait une grande divergence : je lui disais qu'on ne pouvait pas refaire un film musical, vingt ans après, avec Gérard Depardieu et moi, qui avions fait beaucoup de films, nos voix étaient très connues, alors que j'étais une inconnue à l'époque des "Parapluies". Jacques a pris mon désir de chanter pour un désir d'actrice d'exprimer tout. J'essayais de lui expliquer que nous étions trop connus, Gérard et moi, pour faire un film entièrement doublé musicalement. Et comme la musique n'était pas encore écrite, je lui demandais à ce qu'elle soient écrite pour qu'elle soit chantée par des acteurs. Ou alors qu'il soit fait avec d'autres acteurs. C'était ma théorie. Et je voulais que vingt ans après, on fasse autre chose ensemble, j'aimais beaucoup le sujet d' "Une chambre en ville". Et avant de changer d'avis ou de renoncer, j'aurais voulu qu'on essaie. Gérard qui avait envie de faire le film mais qui ne savait pas trop, était de mon côté. Et Jacques m'en a voulu de l'avoir entraîné dans cette direction. Mais Gérard doutait aussi du côté musique doublée, et il y a eu une soirée difficile, chez lui, on s'est quittés dans la rue, je sentais que ce n'était pas seulement un au revoir mais un adieu. C'était fini, un couperet était tombé terrible. C'est vrai que quand Jacques se fermait…Là ce fut une grande fermeture, j'ai été au purgatoire pendant longtemps. J'ai vu le film que j'aime beaucoup, mais je regrette que les acteurs ne chantent pas. Bien sûr mon point de vue n'est que mon point de vue, mais c'est un malentendu que je n'ai jamais pu vraiment éclaircir avec lui. Bien sûr qu'on s'est retrouvés après, mais ça a été une cassure. Si Jacques était là, j'aurais aimé faire un entretien avec lui et je me serais expliquée de manière plus véhémente mais comme il ne va plus être là pour longtemps… L'univers de Jacques Demy m'a profondément marquée : une fragilité, quelque chose de craintif, de non-dit, dissimulé, des choses douloureuses, lyriques aussi. Avec Jacques il y avait des choses qu'on n'avait même pas besoin d'exprimer, il aimait bien qu'on devine, il aimait bien diriger les acteurs de cette manière, précis sur certaines choses, mais prenant parfois des chemins détournés ; c'était suffisamment compliqué techniquement pour qu'on en parle, donc il vous amenait à un certain état. C'était un metteur en scène, plus qu'un directeur d'acteur, il vous mettait en scène dans une situation. Il vous mettait dans tous vos états, quoi.


Par : Serge Toubiana


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