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Conversation avec Catherine Deneuve

Il y a un contraste évident entre ce que vous faites dans "Indochine" et ce que vous êtes dans "Ma saison préférée". Le film de Téchiné apparaît comme l'antithèse absolue du cinéma de Wargnier...
Ça c'est la grande chance des acteurs... La démonstration est un peu plus évidente dans ce cas que d'habitude, parce que les deux films sont très rapprochés dans le temps. Il y a eu plus d'un an entre eux, mais pour moi les deux films se sont quand même suivis, et c'est la preuve qu'un acteur est différent selon le metteur en scène, qu'il peut faire des choses aussi "éloignées" à peu de temps d'intervalle. "Indochine" est un mélodrame et j'adore les mélodrames, mais ça n'a rien à voir avec le fait de retrouver André Téchiné, qui est sans doute l'un des quelques metteurs en scène avec lesquels je pourrais travailler pratiquement sans scénario. Téchiné est dans un univers qu'il explore vers toujours plus de clarté, de simplicité, donc c'est quelqu'un que je retrouve avec plaisir, avec qui je plonge dans un univers très personnel auquel j'adhère totalement, avec toutes ses zones d'ombre évidemment... Donc, cette alternance n'est pas vraiment une nécessité, c'est mon métier. Et j'aime pouvoir traverser des univers aussi différents, me laisser porter par eux, sachant qu' "Indochine" est un film que j'ai sans doute plus porté, malgré son organisation absolument implacable - c'était un film admirablement préparé. Je pense que Régis Wargnier a su utiliser au mieux ses qualités pour son film qui demandait tout de même des dons très particuliers par rapport au pays, à la durée du tournage, au budget, etc. C'est vrai que pour "Indochine" je me suis sentie plus... si vous voulez, André Téchiné est quelqu'un qu'on suit complètement, et c'est vrai qu' "Indochine" est un film pour lequel il fallait être plus présente, plus attentive, plus... Enfin, ce n'est pas exactement les termes, je suis en train de tourner autour de ce que j'ai dit au départ, de faire très long sur un truc que j'aurais pu faire très court... Oui c'est ça, voilà, le métier d'acteur c'est pouvoir enchaîner "Indochine" et le film d'André Téchiné. C'est vrai que ce sont deux univers tellement éloignés...

Vous disiez que vous pourriez tourner sans scénario avec Téchiné...
Pratiquement, oui...

... En même temps vous avez dû lire le scénario de "Ma saison préférée". Est-ce que vous vous attendiez, en le lisant, à ce risque pris dans le film, par vous en tant qu'actrice ?
Sur quel plan ?

Sur l'image que vous donnez, très différente de celle du "Lieu du crime", par exemple.
Ah oui, mais entre "Le Lieu du crime" et "Ma saison préférée" il s'est passé quand même sept-huit ans !... Donc, vous voulez dire le risque physique, le risque d'image ?

La transformation et la, progression ne sont pas seulement physiques, ce sont aussi celles de votre relation à Téchiné depuis "Hôtel des Amériques". Par exemple, dans "Le lieu du crime" sa mise en scène tendait encore vers le lyrisme alors qu'ici elle s'est étonnamment dépouillée...
Pour ce film, il nous avait prévenus avec Daniel Auteuil qu'il y aurait beaucoup de dialogues, tous écrits par lui, et puis on a tourné presque tout le temps à deux caméras, ce qui est un luxe formidable pour les acteurs et une contrainte énorme pour l'opérateur. Mais heureusement, l'opérateur et les autres techniciens étaient très jeunes, très souples, très ouverts... Même pour les acteurs, par moment la caméra pouvait devenir oppressante, d'autant qu'on a tourné en Scope, elle arrivait tout de suite sur vous, en gros plan, mais André Téchiné savait exactement ce qu'il voulait. En même temps c'était formidable de tourner comme cela à deux caméras, parce qu'on peut dire ce qu'on veut, quels que soient le don et la présence d'un acteur, lorsqu'il donne la réplique à un autre acteur que la caméra cadre seul, même s'il essaie d'être le plus présent possible, il n'y a pas la présence de la caméra sur lui et ça modifie pas mal de choses. Et pour celui qui est cadré aussi, la perception est modifiée puisqu'il est celui qui est montré alors que l'autre, même s'il est très généreux, est quand même "à côté" de la caméra... Ce n'est pas pareil. Alors que là, à deux caméras, on était sans arrêt en scène, Daniel Auteuil et moi. Les choses sont filmées sur la longueur, la durée... Par ailleurs, je ne me suis pas rendu compte du risque dans la mesure où je suis d'abord non pas inconsciente mais très instinctive, donc en tournant avec André je savais qu'il ne pouvait pas mal me traiter, quel que soit le personnage... On peut ne pas être d'accord, j'ai pu peut-être souffrir par moments de choses que j'ai vues après en projection, mais de toute façon je sais qu'il ne pouvait que bien me traiter... J'aimais beaucoup l'histoire du film, j'aimais l'idée de tous ces personnages, j'aimais le réalisme, et je savais que ce serait suffisamment mis en scène pour que l'aspect un peu dur, un peu trop réaliste soit dépassé par une dimension plus forte, plus belle... Mais il y a des choses qui sont incontournables, oui c'est sûr, des images qu'il faut accepter et qu'on accepte avec plus ou moins de difficultés.

Cette violence sourde du film était-elle présente au moment du tournage ?
Le tournage du film s'est passé dans une douceur incroyable. Et justement parce que je crois que le film était difficile, pour nous entre autres à cause des relations avec la mère. Tout le monde se sent de près ou de loin concerné par ce rapport à la fois direct, simple, violent et passionnel entre les enfants et la mère ; je pense que même pour André c'était douloureux et difficile, de même que pour toute l'équipe. Le rapport à la mère, qu'on soit fille ou garçon, n'est jamais simple, et dans cette histoire chacun peut retrouver une part de vérité, quelque chose de soi, un souvenir, un passé, quelque chose qu'on connaît ou qu'on a approché, ou même qu'on a contourné... La mère est tellement belle, tellement simple et tellement violente, elle ne mâche pas ses mots mais il n'y a aucune dureté dans ses paroles, elle dit ce qu'elle pense, c'est une femme d'un instinct incroyable et en même temps c'est une femme simple, et elle dit des choses terribles à ses enfants... Elle dit ce que tout le monde sait et qu'on accepte en baissant les yeux et en baissant la tête, par rapport à notre égoïsme quel que soit l'amour qu'on porte à nos parents. Nous sommes tous des monstres... Mais c'est une question de survie, je crois. Il faut vivre, et vivre c'est faire souffrir : on fait toujours souffrir quelqu'un dans la vie, l'homme qu'on aime, son enfant parce qu'on est énervé et injuste dans le reproche... Il y a toujours une forme de souffrance dans les rapports intimes. Ce n'est que dans une relation très "guindée" qu'on parvient à garder des signes extérieurs qui empêchent les débordements affectifs, certains mots qui font mal. Mais le tournage s'est passé très tendrement, très gaiement aussi parce que nous étions tous, et Daniel et André et moi, très touchés par ce rapport en triangle. Daniel Auteuil est fils unique, je suis d'une famille nombreuse. J'étais heureuse de trouver enfin un frère, parce que je n'avais que des sœurs, ça me plaisait d'avoir ainsi pour la première fois un tel rapport avec un garçon. Quant à Daniel, en tant que fils unique, je crois que le rapport à la mère l'a pas mal bouleversé. Disons que nous n'étions pas perturbés de façon évidente mais nous essayions de mener ce rapport le plus gaiement possible pour ne pas se laisser trop entraîner dans quelque chose de dérangeant. Mais quand même le film a continué de vivre en nous longtemps après, en tout cas en ce qui me concerne. De toute façon, il est très difficile de ne pas sortir tourmenté des tournages avec André Téchiné. Parce qu'il écrit pour des acteurs, parce qu'il écrit sur des personnes et des choses particulières, des choses qu'il sent, qu'il sait, qu'il a envie de dire, et comme il écrit pour des gens qu'il connaît ou qu'il devine, il y a forcément quelque chose de dérangeant. On reste très longtemps troublés.

Il semble qu'il y ait eu un travail très précis sur la voix... Vous dites à un moment du film que vous êtes enrouée, et on a le sentiment que votre voix est différente...
Oui, j'ai une voix plus grave dans le film. Au cinéma il y a de l'image et du son, et quand je n'ai pas le son devant un film il me manque plus de la moitié de l'image. J'ai l'ouïe très sensible, comme il est d'ailleurs dit dans le film, j'attache beaucoup d'importance au son et à la qualité des voix. On en a parlé avec André, et le film étant très dialogué il fallait travailler le son particulièrement. Cette femme est à un âge où la voix change avant même le physique. Ce n'est pas que la voix devient plus grave, mais il y a une petite cassure. Lorsque j'entends certaines voix, des femmes dont l'apparence me dit quelque chose, leur voix me dit autre chose... C'est comme les gens de dos, vous savez. Par la façon de tenir les épaules, cette attitude peut exprimer autre chose que les yeux et le visage qui eux peuvent rester très juvéniles. L'âge est rendu visible par des choses qu'on ne contrôle pas. Et dans le film, on a contrôlé la voix pour justement donner une impression plus sourde, plus cassée, disons moins tonique. Quelque chose de vivant, une colère, mais de moins tonique au sens de moins "éclatant". Le danger était que la voix devienne monocorde. Pour certaines scènes longues, ça m'était difficile de toujours contrôler ma voix. Il y avait aussi le climat, la saison, une voix change selon qu'elle est au soleil ou dans la brume...

Pour le rapport entre un frère et une sœur, le film peut être comparé à celui de Cassavetes, "Love Streams", et puis, de même que chez Gena Rowlands, il y a dans votre personnage un côté borderline que vous aviez déjà dans "Drôle d'endroit pour une rencontre", par exemple, sans parler des autres films avec Téchiné.
J'adore le film de Cassavetes. J'avais dit à André d'aller le voir avant de tourner. Je ne sais pas s'il l'a vu finalement... Le personnage de Gena Rowlands est magnifique. Oui, j'y ai pensé. Pas vraiment pendant le tournage, mais lorsque j'ai vu le film, j'ai été très frappée. C'est incroyable ce refus, cette façon d'aller se cogner ailleurs pour éviter l'obstacle... Et André sent tout cela. C'est quelqu'un qui ne juge pas, qui observe. Toutes les photos de tournage où je suis avec lui, on le voit lever les yeux sans regarder, il parle à l'oreille en chuchotant. Il a une délicatesse incroyable avec les acteurs. En même temps, il était très direct avec les jeunes acteurs du film, pas violent, mais j'étais frappée de voir comme il les traitait différemment. Peut-être était-ce parce qu'il était obligé d'être plus attentif avec Daniel et moi, alors que les enfants formaient un groupe et qu'il pouvait s'adresser à eux trois plus brutalement. Peut-être aussi comme ils étaient débutants avaient-ils davantage besoin d'être provoqués, remués. En tout cas, il ne leur parlait pas de la même façon. C'est vrai qu'il y a eu des moments difficiles... C'est un film qui nous a tous beaucoup touchés, André a tourné dans cette région à laquelle il revient et reviendra toujours. Et le personnage de la mère touche pour lui à quelque chose de très intime, de très personnel, la relation à la sienne... Oui, il y a eu des moments difficiles... Mais c'est vrai que ce ne sont pas toujours les scènes les plus difficiles qui sont les plus difficiles à tourner.

André Téchiné a dit une fois de vous que vous étiez une page blanche sur laquelle il peut projeter son histoire...
Oui, sur laquelle il peut "imprimer"...

... et il semble qu'à travers vous, votre personnage au fil des films, il peut se raconter, comme ici dans le rapport à la mère.
C'est important pour un acteur d'être une page blanche. De le rester. Parce qu'au bout d'un certain nombre d'années, le problème d'un acteur est qu'il arrive avec justement une "impression" presque trop forte, et même moi quand je suis spectatrice je mets toujours un certain temps pour oublier l'image et ce que je sais d'un acteur, en tous les cas ce que j'imagine a priori de lui. Le travail d'un acteur un peu connu, qui a fait beaucoup de choses, c'est d'essayer justement de se débarrasser de la lourdeur d'une image pour rendre le plus vite possible le rôle accessible, pour être ouvert et dépouillé de tout passé ; c'est très difficile.

Justement dans "Indochine" votre image était chargée de tout ce que vous représentez, alors que dans le Téchiné...
Je crois que c'était conscient chez les auteurs, dont Régis Wargnier, le film étant très construit et très écrit, il y avait des choses très théâtrales et il fallait se servir de ce que je représentais. Le personnage avait été écrit pour moi comme une somme d'images, pas seulement de rôles et de films, mais d'images qu'on peut avoir de moi qui amenaient une évidence : ils se sont servi de cette évidence pour construire le personnage et le film, l'approche était de cet ordre...

C'était la première fois que vous tourniez avec Daniel Auteuil. Quel type de complicité avez-vous eue ?
D'abord c'est un acteur que j'aime beaucoup, j'avais envie de travailler avec lui depuis longtemps, nous avions déjà failli tourner ensemble. Le gros avantage, pour moi en tout cas, c'était qu'il soit mon frère, parce que je crois n'avoir jamais eu un tel rapport dans un film avec un acteur et ça a permis plus de complicité puisqu'il n'y avait pas d'ambiguïté. Bon, il y a toujours ambiguïté quand il y a deux sexes opposés, mais le fait qu'il soit mon frère a permis une complicité que nous n'aurions peut-être pas osée si nous avions été dans un rapport amoureux. En plus, Daniel est quelqu'un de très chaleureux, de très sensible, c'est aussi un acteur très féminin à sa façon. C'est un acteur très rieur. Je ne dis pas qu'il est gai, mais il est très rieur, et ça me convient tout à fait. Comme je suis quelqu'un qui aime beaucoup rire bien que je sois mélancolique, nous étions très proches, avec André nous étions toujours ensemble, dans une proximité à l'univers du film. La différence, c'est que dans la vie on ne s'engueulait pas... Le fait de se voir si souvent et d'être si proches nous donnait plus de liberté, et nous parvenions plus vite à entrer dans l'atmosphère des scènes, même de scènes plus dures...

D'ailleurs dans le film les scènes d'engueulade sont les scènes de complicité réelle...
Absolument. Et puis c'est très passionnel, il est évident qu'il ne peut pas vivre sans sa sœur, et qu'il a des problèmes avec les femmes, pas seulement à cause de sa sœur mais à cause de son attachement à elle. Il la connaît très bien et il lui balance des choses qu'elle sait mais qu'elle ne veut pas voir. Il est très difficile de vivre l'un sans l'autre lorsqu'on a été si proches. Je le sais parce que j'ai la chance d'avoir des sœurs, j'ai beau être attachée à elles ça ne m'empêche pas de vivre. Dans le film, leur attache est dangereuse, ce genre d'attachement aussi fraternel : c'est quand même embêtant que votre meilleur ami soit votre frère, ou qu'il soit au moins votre meilleur complice, quand vous êtes mariée et que vous avez des enfants... Ça pose quand même un petit problème (rires).

Est-ce qu'aujourd'hui vous faites une différence entre, disons, votre métier d'actrice et votre métier de star ?
J'ai beaucoup plus de problèmes pour le métier de représentation, j'ai beaucoup de mal... On me dit que j'ai l'air de le faire très bien, mais moi j'ai de plus en plus de mal. Je dis toujours que tout ce que je veux c'est tourner, parce qu'au moins quand on tourne on peut dire non à tout, on est dans le tournage, on est dans le film. Et vraiment ça me coûte de plus en plus, le reste, tout ce qu'il y a a autour. Parler des films ça va, quand on parle des films, mais c'est très rare, ça arrive une fois sur cinquante. Le reste du temps, c'est du babillage et des images. Donc finalement ce que je préfère sont les moments où on est en direct. J'ai de plus en plus de mal à accepter l'interprétation des gens, leur montage... Je trouve ça insupportable qu'on puisse comme ça sortir des phrases de leur contexte, présenter les choses de façon incomplète. En même temps "c'est la vie", on est toujours interprété, c'est pourquoi j'ai de plus en plus envie de ne faire que des choses en direct pour éviter, à mes yeux en tout cas, le malentendu et éventuellement la mauvaise foi. Je n'aime pas l'idée d'être utilisée, disons, contre ma volonté. Et ça ne s'améliore pas avec le temps.

Est-ce qu'à votre niveau on peut avoir le désir de contrôler un film, celui de Téchiné comme un autre ?
Non, au contraire. Je vais vous dire : de toute façon, plus on a d'expérience, plus on "grandit" pour les gens, et plus ils ont tendance - je ne parle pas d'André, mais les gens autour - à me considérer comme quelqu'un qui "sait". Qui sait, qui a de l'expérience, et je trouve cela dangereux parce que les acteurs, heureusement, ont une vision des choses très partielle et très particulière, souvent aussi très juste puisque c'est une vision "de l'autre côté", où personne ni rien ne dépend d'eux. C'est une vision globale et partielle à la fois. Donc on peut tenir compte de ce que disent les acteurs, mais heureusement leur vision est partielle et je crois qu'il vaut mieux qu'un acteur ne soit pas trop partie prenante dans un film. Il me semble qu'il faut les préserver de choses trop réelles ou trop concrètes qui empêchent d'être totalement perméable, perméable au film. Par conséquent, oui, je n'aime pas être trop partie prenante dans un film. Si je sens que quelqu'un a peu d'expérience et s'il me demande conseil, bien sûr je préfère aider et participer, mais sinon je pense qu'un film doit être tenu par d'autres gens que les acteurs. J'aime bien aussi qu'on me demande mon avis, mais mon avis... Comme je deviens plutôt mélancolique, une fois que les choses sont faites comme beaucoup d'acteurs j'ai envie de refaire, j'ai souvent tort, parce que ce n'est pas parce qu'on refait qu'on fait mieux... Donc je ne me fais pas trop confiance, je suis assez pessimiste, positive mais tout de même pessimiste, alors je sais qu'il faut que je fasse attention à ce que je pense et à ce que je vois. Sur un tournage, j'aime bien avoir l'impression de faire quelque chose avec des gens, avec une équipe. Mais les points généralement sur lesquels on demande l'avis des acteurs, ce n'est pas très bon signe. Parce que je considère qu'au cinéma tout est un métier, et un métier sérieux quand même. Alors je pense que demander l'avis d'un acteur c'est bien à partir du moment où le metteur en scène sait ce qu'il veut faire.

Est-ce que pour le personnage d'Emilie dans "Ma saison préférée" il a été question entre Téchiné et vous des personnages précédents que vous avez interprétés dans ses films "Hôtel des Amériques" et "Le lieu du crime", y avait-il cette mémoire-là entre vous ?
Non parce que ça ne s'est jamais interrompu, André est quelqu'un que je vois en dehors des tournages, assez régulièrement. C'est un fil qui n'est jamais coupé, avec lui.

Alors nous, de temps en temps, on va au cinéma voir où en est la relation entre vous...
Oui c'est ça... Moi je continuerais bien... S'il me disait : "Bon. Alors voilà, j'ai une idée, on va repartir sur un truc, je pense pour l'année prochaine", je dirais oui tout de suite.

Tous les cinq ans à peu près, alors ?
Oui, il faudrait que ça soit plus souvent maintenant. Parce que Daniel aussi voudrait refaire un film avec André.

Parmi vos projets, et via les Oscars, pensez-vous aller tourner aux Etats-Unis ?
Non. Ce que je souhaite, c'est lire des scénarios intéressants. Je tournerai en anglais s'il le faut, mais ce n'est pas vraiment une nécessité parce que je contrôle quand même moins bien l'anglais que le français. Contrairement à beaucoup d'acteurs, je pense qu'il reste indispensable de se sentir libre avec les mots. Je le ferais s'il le fallait mais je sais que ce serait pour moi beaucoup plus difficile, que je serais moins précise.

Si on vous proposait un premier film ?
Oui, la seule difficulté serait de tourner un premier film avec quelqu'un qui ne saurait pas m'emmener, me pousser ailleurs. C'est plutôt ça le danger. Pas le film lui-même. Mais il faut se sentir aidée, et je ne pourrais pas, je ne me sentirais pas la force physique pour porter un personnage toute seule, sans qu'on m'y aide. Cela dit, il y a des gens maladroits mais qui savent très bien ce qu'ils attendent des acteurs.

Quand on regarde tous les films très différents que vous avez tournés, on se dit qu'à certains moments il y avait plutôt une envie de film précis, à d'autres un désir précis de metteur en scène. Parmi ces metteurs en scène certains sont morts, quelques-uns continuent. Où en est votre désir de cinéma aujourd'hui ?
II y a des cinéastes qui m'intéressent beaucoup. Mais le problème maintenant, c'est que lorsque je vois les films de jeunes cinéastes, français ou américains, je ne vois pas où trouver ma place dans leur univers. Alors peut-être faudrait-il plus de volonté de ma part, pour aller vers eux, les rencontrer, et qu'ainsi, sur la rencontre, ils écrivent quelque chose proche de leur univers mais aussi un peu décalé, parce que forcément, je n'ai pas spécialement envie d'être la mère à chaque fois. Ce n'est ni un refus ni une coquetterie, ce serait plutôt un manque de désir par rapport à cette convention, la convention de l'âge, qui est quand même quelque chose de très emmerdant pour le cinéma. Ce n'est pas seulement une question de coquetterie physique. Parce que les hommes connaissent a priori moins les femmes à un certain moment. On parlait justement de "Love Streams", je crois vraiment que si Cassavetes n'avait pas été le mari de Gena Rowlands, il n'aurait pas pu écrire aussi précisément et aussi magnifiquement un rôle pour une actrice de son âge.

Vous pourriez, pourquoi pas, comme Gena Rowlands, tourner avec Woody Allen...
J'ai adoré son dernier film que je trouve formidable. Mais là ce n'est pas la même chose : il y a une cruauté sur Mia Farrow incroyable, sur son personnage. Peut-être que j'aurais aimé le tourner, je n'en sais rien. Mais pas si j'avais été la femme de Woody Allen... Enfin, qu'est-ce qui est cruel finalement ? La réalité de quelque chose qui vous frappe, ou de maintenir quelqu'un dans un rôle qui ne lui correspond pas tout à fait mais qui est tellement idéalisé, soi-disant ? Cette forme de cruauté du film de Woody Allen, est-ce qu'elle n'est pas plus originale et finalement plus créative pour tout le monde ?

Et la forme de cruauté vis-à-vis de votre personnage, de la femme que vous interprétez dans "Ma saison préférée", comment l'envisagez-vous ?
C'est un rôle, un rôle qui me va très bien je trouve, mais c'est un rôle. Ce qui est cruel, disons, c'est le petit pincement qu'on peut avoir un moment en se voyant, en se disant qu'on aurait voulu parfois faire autrement, mais en même temps la cruauté de l'image, la crudité, presque, de l'image par moments, sert le film et sert le personnage. Si encore j'avais senti un metteur en scène qui veuille me détruire ou me casser physiquement, uniquement pour le principe, mais le personnage est tellement beau, dans le sens où il est réel, où il est vrai, intime... Au fond, ce qui est le plus à craindre c'est ce qu'on va me proposer après le film, oui (rires)...

Outre l'image, il y a une autre cruauté dans le film, celle qui montre chez les personnages une impuissance à l'amour. Vous parliez de mélancolie, et le film semble placé sous son signe.
II y a une cassure chez ces personnages. Pour moi, le plus difficile était cette absence de rapport aux enfants, cette relation étrange. C'était pour moi très dur à imaginer. Il n'y a pas de scène avec les enfants, parce qu'il n'y a pas de rapport. Mais en revanche ça ne m'a pas gênée que ce soit ma fille qui joue dans le film, et elle non plus. Elle le redoutait, et puis elle m'a avoué qu'elle se sentait rassurée d'une certaine manière quand je me trouvais à côté d'elle sur le plateau. Le tournage avait un côté très familial, et en même temps il n'y a jamais eu, comme je l'ai parfois vu sur des tournages où les enfants du metteur en scène viennent tourner par exemple, cette sorte de familiarité qui m'énerve un peu parce que je n'ai plus l'impression de faire du cinéma, de faire un film. Familial, mais pas familier... Et je crois qu'instinctivement André empêche cette familiarité, parce que c'est quand même un intellectuel, et donc l'approche est différente. C'est quelqu'un de très sensible et d'intellectuel.

Quelles sont les actrices, dans une période assez récente, que vous aimez ?
II y en a beaucoup, il faut que je cherche... J'aime beaucoup Julie Christie, même si c'est difficile pour elle aujourd'hui en Angleterre qui est un pays très dur pour les femmes, et d'autant plus pour les actrices. Je trouve qu'elle a un parcours très intéressant. Dans les jeunes actrices françaises, Sandrine Bonnaire ou Juliette Binoche m'intéressent vraiment. Fabienne Babe, aussi, est très originale. Au théâtre, Sabine Haudepin par exemple. J'aime aussi beaucoup Jessica Lange.

Vous aviez à un moment été pressentie pour jouer le rôle de Danièle Dubroux dans Border Line. Avez-vous vu son film ?
Oui, je l'ai vu. Je l'aime beaucoup. Je trouve que c'est bien qu'elle ait joué elle-même le personnage. C'est beaucoup mieux que si ça avait été moi. Elle a une présence et une personnalité... Le fait justement qu'elle ne soit pas une actrice connue donne au film un réalisme que je n'aurais pas pu apporter.

Vous avez toujours dit que vous n'étiez pas faite pour le théâtre alors qu'aujourd'hui la plupart des actrices, arrivées à votre âge...
... Et voilà, vous venez de le dire, "à votre âge", c'est la convention...

... Oui mais celles-là le risque, elles semblent le chercher au théâtre, alors que vous au contraire prenez encore le risque du cinéma.
Le problème, c'est qu'on ne vous présente pas le théâtre comme un risque mais comme une fatalité, en vous disant : voilà le moment d'aller sur scène parce que c'est le seul moyen pour une actrice de cet âge d'exister en tant que femme, etc. Cette idée-là m'exaspère tellement, sauf si le choix est personnel, cela peut représenter aussi une possibilité de trouver des rôles qu'on ne trouve plus au cinéma, on peut se tourner alors vers le répertoire. Mais moi, ce n'est pas mon truc le théâtre, je m'en rends compte. J'ai vraiment du mal pour parvenir à m'investir complètement comme spectatrice au théâtre, à trouver ça bien. Et puis je sens que ce n'est pas pour moi. Peut-être qu'un jour j'en ferais si André Téchiné fait de la mise en scène avec Daniel Auteuil, on verra. Sinon, franchement, je n'envisage pas le théâtre. Et encore moins aujourd'hui ou tout le monde en fait. Ce n'est pas l'orgueil qui consisterait à dire que je ne suis pas tout le monde, mais cette idée selon laquelle le théâtre deviendrait presque une obligation. Vous savez, comme au jeu de l'oie, ce serait la case incontournable, et ça je refuse : je préfère passer pas la prison (rires)... Et puis je ne suis pas quelqu'un de très courageux, je sais que je ne peux pas me contrôler, j'ai trop le trac, je sais que je ne peux pas me faire confiance. De toute façon le risque pour moi aujourd'hui consiste plus à continuer de faire du cinéma, mais au moins que je me fasse plaisir puisque le cinéma correspond davantage à ce que je suis. Je ne vois pas pourquoi j'irais souffrir pour prouver quoi que ce soit, que je peux aussi faire du théâtre comme si vraiment la finalité d'une actrice était de parler anglais, faire du théâtre, et savoir éventuellement chanter aussi si elle peut... Je ne pense pas qu'on puisse tout faire avec le même bonheur. Pour moi, c'est le cinéma, pas le théâtre, en tous les cas pas encore. Mais je continue à y aller en spectatrice.

D'une certaine manière le film de Téchiné fut presque une expérience théâtrale, avec ce système de tournage à deux caméras...
Oui. La seule différence étant que les spectateurs les plus proches, ceux que je vois, sont des spectateurs à qui je peux dire "non, attendez on recommence", et ça, c'est quelque chose qui me rassure énormément. Non, décidément, je ne suis pas prête pour le théâtre, ou alors peut-être dans une autre vie, oui - peut-être avant aussi quand même...

Conversation avec Catherine Deneuve


Par : Thierry Jousse et Camille Nevers
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