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Cet entretien entre Catherine Deneuve et Olivier Assayas
a eu lieu dans le cadre d'une émission radiophonique, "Travelling",
entièrement consacrée à l'actrice et qui sera diffusée
le 15 mai sur France Culture. Au cours de cette conversation, retranscrite
dans son intégralité mais légèrement retouchée
pour répondre aux exigences de la lecture, ils se dégage
une connivence et une réelle proximité entre deux personnes
qui ne se connaissaient pas jusqu'alors, mais dont la confiance réciproque
s'est imposée d'emblée, terrain d'entente et d'exigence
pour parler du cinéma, de l'intérieur. Il n'est pas indifférent
que Catherine Deneuve ait manifesté le souhait qu'Olivier Assayas
soit son interlocuteur. Le fait qu'il s'agisse d'un cinéaste est
aussi pour beaucoup dans la qualité même du dialogue, auquel
l'actrice se prête avec une intelligence, une sensibilité
et une acuité qui justifient notre admiration. Elle y évoque
sa carrière, ses liens de fidélité avec des metteurs
en scène (Jacques Demy, François Truffaut et André
Téchiné), ses films récents (Garrel, Carax et Ruiz),
sa conception du travail collectif sur un plateau, mais aussi ses sentiments
ou sa perception du temps qui passe. Nous les remercions très vivement,
ainsi que Laure Adler, directrice de France Culture, d'avoir autorisé
les Cahiers à reproduire cet entretien passionnant.
Je suis à la fois très
heureux de vous rencontrer et très intimidé, parce que j'ai
mille choses à vous demander. Une chose me revient de façon
lancinante depuis que je réfléchis à cet entretien,
c'est ce que vous êtes arrivée à faire depuis que
vous faites du cinéma. Il me semble que vous arrivez à faire
revivre une sorte d'utopie, qui serait que le cinéma soit une seule
et même chose. Vous êtes à la fois une grande vedette
de cinéma populaire, tout en aimant vous aventurer sur d'autres
terrains beaucoup plus...
Je crois que j'ai eu beaucoup de chance. J'ai commencé dans le
cinéma par hasard, ce qui est toujours dangereux parce que l'on
n'est pas très déterminé et que l'on fait ça
parce qu'on vous le propose ; il n'y avait aucune demande de ma part.
Donc, au départ, je n'étais pas sur les bons rails. Mais
j'ai eu très vite la chance de rencontrer Jacques Demy. Avant,
je n'avais aucune vision du cinéma. J'ai donc rencontré
Jacques Demy alors que j'avais dix-sept ou dix-huit ans à peine,
et on a parlé tout de suite de ce projet un peu extraordinaire.
Etant de nature plutôt passive mais curieuse, son projet m'a intrigué.
Je me suis dit : dans le fond, pourquoi pas ! Jacques m'a parlé
de son projet de comédie musicale, mais il s'est passé beaucoup
de temps avant qu'on le tourne. Entre-temps, j'ai eu mon premier enfant.
J'ai tourné "Les parapluies de Cherbourg" trois mois
après la naissance de mon fils. Ça a été très
important parce qu'avant cette expérience, je n'étais pas
du tout sure d'avoir envie de continuer à faire du cinéma.
J'avais commencé avec ma sur par hasard. J'étais très
timide et le cinéma... S'exposer ne me paraissait pas compatible
avec ma nature profonde. Mais il devait y avoir quelque chose en moi qui
avait envie de montrer ou de se montrer, parce que ce n'était pas
une souffrance de se montrer, même si ça l'est devenu par
la suite. Toujours est-il que ça a été une chose
importante parce que j'étais très jeune, et que Demy m'a
regardée et que nous avons surtout beaucoup parlé. Nous
sommes devenus très proches, liés d'amitié. Pendant
le tournage, nous parlions du film mais aussi de beaucoup d'autres choses
liées au cinéma. Ça a été pour moi
comme une espèce de rideau déchiré : une façon
de voir les choses, un tournage, et même de me percevoir d'une façon
tout à fait différente... Je ne peux pas dire que ça
m'ait donné des ailes, mais c'est vrai que je n'avais absolument
rien, aucune idée préconçue, j'étais un terrain
totalement vierge dans ce domaine. J'ai donc été totalement
inspirée par le regard de Jacques, son enthousiasme, son lyrisme,
son romantisme. Je me suis laissée porter par le mouvement, et
il m'a accompagnée pendant plusieurs années, on a fait quand
même quatre films ensemble. Cette rencontre a été
déterminante dans ma façon de voir les films et, malgré
ma timidité, dans mon envie de me dire : pourquoi pas. C'est-à-dire
qu'il n'y a aucune aventure, a priori, qui me fasse peur. Je suis sure
qu'il y a des choses que je ne ferai pas, vis-à-vis desquelles
j'ai des réticences. Aujourd'hui encore, je n'ai pas tellement
changé parce que à l'époque déjà, c'est
vrai que j'avais une curiosité, mais tout cela était très
latent, tout cela était vraiment en dormance.
Vous parliez de timidité,
mais le fait que "Les parapluies de Cherbourg" soit une comédie
musicale suppose a priori une audace...
Oui, mais il y avait cet avantage énorme que l'on tournait en play-back.
J'avais appris le film par cur, et je connais d'ailleurs encore
des pans entiers des "Parapluies de Cherbourg", autant mon rôle
que celui de mes partenaires, parce qu'il fallait tout mémoriser
pour être synchrone. Je pense que le fait d'avoir justement ce paravent,
de me doubler sur la voix de quelqu'un d'autre et de suivre la musique,
a créé une atmosphère très particulière.
Et puis, nous étions obligés de chanter fort, de nous exprimer
très fort, dans des situations dramatiques et romantiques, ce qui
oblige à sortir un peu de soi-même. Si le film avait été
plus classique, comme "Lola", je pense que ça aurait
été différent. Une chose très importante,
c'est que "Les parapluies de Cherbourg" a été
un succès. Lorsqu'on n'est pas très déterminée
dans ses choix, le succès rend les choses plus faciles. Je doute
assez facilement, sans redouter l'échec, sinon je n'aurais pas
fait les choix de films que j'ai faits. Mais il faut reconnaître
que le succès vous conforte dans l'idée que c'était
un choix intéressant.
En même temps, certains
succès ne sont que relatifs.
Bien sûr, je n'ai pas volé de succès en succès.
Les choses se passent différemment, selon qu'on est acteur ou créateur.
Un créateur, quoi qu'il arrive, a fait son film, c'est son film.
Il a donné quelque chose de lui, qu'il porte d'une façon
beaucoup plus entière. La responsabilité d'un acteur est
plus limitée, par rapport à la finalité du film,
il ne tient pas complètement les choses, même s'il est partie
prenante, et souvent en première ligne. C'est une chose un peu
délicate, mais je pense que le succès est important pour
les acteurs, davantage encore que pour les metteurs en scène, parce
que les acteurs ne représentent qu'une partie du film. Au moins,
quand on a fait une chose entièrement, on a été au
bout de quelque chose, ce qui est déjà en soi une forme
de réussite.
Je me demandais si, à
part Demy, il y avait eu d'autres cinéastes avec qui il y avait
eu un déclic, l'impression de découvrir des choses, y compris
sur vous-même ? Il y a une chose qui me frappe toujours dans vos
films, c'est l'impression de découvrir quelqu'un d'autre. C'est
le cas par exemple dans l'un des tout récents,"Le vent de
la nuit" de Philippe Garrel.
Ça a été aussi pour moi une expérience formidable,
quelque chose de très particulier... C'est quelqu'un qui m'intéressait
beaucoup. J'aime sa sensibilité, pour moi c'est un poète.
Je n'avais jamais pensé tourner avec lui, ayant l'impression de
ne pas faire partie de sa famille. De même qu'il y a d'autres metteurs
en scène que j'estime beaucoup ou que j'admire, tout en sachant
que je ne fais pas partie de leur famille d'acteurs. Pas une seconde je
ne pensais pouvoir tourner avec Garrel. C'est vraiment un hasard, une
rencontre de quartier. Ça a l'air idiot de le dire, mais c'est
vrai, on habite dans la même rue. On s'est croisés plusieurs
fois. Comme moi, il est très timide, on s'est donc rencontrés,
on s'est parlé. Ma fille le connaissait et cela nous a rapprochés.
L'idée est venue, comme ça, de faire un jour un film ensemble.
On s'est revus, il m'a proposé un projet en me demandant de collaborer
à l'écriture. Je n'avais pas envie de faire un film qui
vienne de moi, ou qui aille vers moi en tant que personne. Je lui ai donc
dit que j'avais toujours envie de travailler avec lui, mais pas de cette
manière. Un an plus tard, il est revenu avec un projet beaucoup
plus avancé, qui était "Le vent de la nuit". Très
modestement, il m'a dit : "J'aime beaucoup les femmes, mais c'est
vrai que je ne suis pas sûr de pouvoir écrire le rôle
féminin, il faut donc que je collabore avec une femme". C'est
là qu'il a demandé à Arlette Langmann de l'aider.
Le tournage a été vraiment étrange. Il s'est déroulé
assez vite, dans une grande douceur, il y avait quelque chose d'irréel
parce qu'on tournait très peu. Il est difficile de rester concentré
quand on tourne si peu, en une seule prise. Mais il y avait quelque chose
qui collait très bien, que je ressentais profondément, par
rapport à lui et aux choses qu'il m'avait dites concernant mon
personnage. J'ai donc eu l'impression de rentrer très facilement
dans son film.
Mais vous aviez été
réticente à l'idée de participer à l'élaboration
du film.
Je ne me sentais pas l'envie d'écrire quelque chose pour moi. Peut-être
que s'il m'avait dit qu'il voulait faire un film, par exemple avec ma
fille ou mon fils, qui sont tous les deux acteurs, j'aurais un peu hésité
mais cela m'aurait tentée. J'ai l'impression que j'aurais pu apporter
quelque chose, les connaissant bien, mais considérant en même
temps que c'était pour un film, pour un rôle. Tandis que
moi, je sais que je ne suis pas capable de m'inventer, j'aurais été
vers des choses qui sont trop proches de moi, et je pense que ça
m'aurait fait fuir, d'ailleurs ça m'a fait fuir au départ.
Je reviens sur ce qui que me
frappe le plus, cette alchimie très spécifique où
le cinéma révèle des facettes différentes
de vous-même. Ce que je trouve passionnant, c'est justement la multiplicité
des types de films et des types de cinéastes avec lesquels vous
avez travaillée ! qui font justement surgir quelque chose d'unique
à chaque fois. Je me demandais comment vous vous regardez de ce
point de vue-là ?
Je me vois vraiment comme un instrument. J'essaie de rentrer dans l'univers
de quelqu'un, davantage encore que dans le rôle lui-même.
Ce qui m'intéresse, et c'est pour cela que j'ai envie de travailler
avec des gens qui écrivent, c'est de rentrer dans l'univers de
quelqu'un. J'étais d'ailleurs entièrement d'accord avec
Garrel, lorsqu'il répondait à un des acteurs qui lui demandait
quelque chose : "Arrête, ne pense pas, ne construit pas, pense
au personnage, pense à ce que tu dis, et tu verras que ça
viendra tout seul". C'est absolument vrai, même s'il n'est
pas si évident de faire abstraction de tout, de se laver de tout
a priori, de ne pas avoir de contenance, d'essayer d'être totalement
ouvert, d'essayer vraiment de sentir ce que le metteur en scène
veut, et de rentrer dans la scène comme il l'a écrite...
Il ne suffit pas d'être dans le personnage, il faut aussi être
dans la scène, et c'est encore une autre histoire. La scène,
le film et le personnage, ce sont des boîtes différentes.
Il faut essayer le plus possible de perdre toute conscience, de perdre
conscience de son physique, ce qui n'est pas du tout évident quand
on est filmé, d'oublier la présence de la caméra.
Essayer d'être là, d'habiter vraiment la scène et
la situation. En tournant avec Jean-Paul Rappeneau, je me souviens que
j'essayais vraiment d'entrer dans son univers, qui est totalement musical.
Je savais que le rythme était important, et j'essayais de lui rendre
les notes qu'il attendait de moi.
De ce point du vue-là,
on peut distinguer les cinéastes, je ne dirai pas du contrôle,
mais chez qui la composition est primordiale, de ceux qui attendent du
comédien qu'il s'abandonne. J'ai l'impression que ces deux facettes
existent en vous.
Je ne suis pas très douée pour la composition, je n'ai pas
l'impression d'en avoir eu vraiment l'occasion... Un peu avec Buñuel,
dans "Tristana", c'est vrai, un petit peu pour m'amuser avec
Mocky. Mais, en France, contrairement aux Etats-Unis, on n'est pas tellement
dans la composition. On est davantage dans une vérité. Les
deux sont valables, mais...
Je m'exprime mal quand je dis
composition, je voulais plutôt dire contrôle, y compris contrôle
de soi-même.
Curieusement, je donne cette impression. J'ai une voix assez ferme, une
diction assez nette, et je sais que souvent les gens ont l'impression
que je suis quelqu'un de très arrêté, enfermée
dans un cadre. Alors que je suis au contraire une actrice qui s'abandonne
assez facilement, à condition de sentir une très grande
confiance dans le metteur en scène. N'étant pas vraiment
capable de demi-mesure dans ce domaine, j'essaie de ne travailler qu'avec
des gens avec qui je me sens en confiance. Même s'il m'arrive parfois
de me tromper, ce qui compte, c'est d'être en confiance dans le
travail. Les moments où je me suis senti le plus abandonnée
dans les films, c'est quand j'ai tourné avec des metteurs en scène
avec qui je n'avais pas d'affinités particulières, je ne
parle même pas d'amitié, juste d'affinités particulières.
Et où, finalement, ils n'attendaient rien d'autre que ce qu'ils
avaient vu de moi : que je sois là avec un certain physique, que
je joue les scènes. C'étaient des metteurs en scène
qui ne dirigeaient pas vraiment, qui étaient plus tenus par l'ensemble
du film, la durée de la scène, le fait de savoir ce qu'en
pensait la scripte... Ça ne m'est pas arrivé souvent, mais
à chaque fois je me suis sentie extrêmement malheureuse.
On a le sentiment de vous redécouvrir
à chaque fois. Je trouve que c'est très frappant par rapport
aux films que vous avez faits récemment. Je rapproche le film de
Nicole Garcia, "Place Vendôme", de celui de Garrel où
l'on vous voit tout à coup dans une liberté, qu'on avait
vue chez Téchiné et chez beaucoup d'autres cinéastes,
mais on l'impression qu'il y a de nouveau une sorte de virginité,
une découverte de quelque chose.
C'est très important d'avoir une apparence de virginité,
en tout cas pour un metteur en scène. Pour un acteur qui tourne
depuis longtemps, le danger c'est la lassitude. Quand on va voir un acteur
au cinéma, on a tous envie à la fois de le retrouver et
d'être surpris par lui, qu'il y ait quelque chose de plus. J'ai
eu quand même beaucoup de chance de travailler avec des metteurs
en scène extrêmement différents.
Mais il me semble que vous avez
aussi une manière de susciter ces choses-là. Sans doute
aussi par les choix que vous avez faits.
Ce sont les choix et les films qui ont suscité ça, plus
que moi véritablement. Il y a quelques années encore, je
n'aurais jamais osé appeler un metteur en scène, un acteur
ou une actrice, pour leur dire que je les avais aimés dans un film.
Aujourd'hui, cela me semble assez naturel, je le fais sans arrière-pensée.
C'est le côté positif de l'expérience, on ose davantage.
Vous disiez avoir le sentiment
de ne pas faire partie de la famille d'acteurs de certains cinéastes.
J'ai du mal, enfin peut-être des cinéastes très mauvais,
je n'en sais rien, mais enfin...
Par exemple, j'aime beaucoup les films d'Alain Resnais, mais je pense
qu'il ne me demandera jamais de tourner avec lui. J'ai d'ailleurs constaté
qu'il choisissait presque toujours des acteurs ou des actrices qui avaient
fait du théâtre, et qu'il répétait beaucoup
avec eux ; je crois qu'il doit aimer les choses très "sures"
et très "sérieuses" par rapport à ce métier,
et je ne dois pas avoir cette image-là pour lui. Je suis sûre
que c'est le cas pour d'autres cinéastes...
Je comprends ce que vous voulez
dire mais je pensais d'une façon plus large qu'il existe aujourd'hui,
en France comme ailleurs, différentes conceptions du cinéma,
différentes manières d'en faire. Il y a des petits, des
moyens, des plus gros, des moins radicaux, des plus radicaux, etc., et
j'ai l'impression que vous circulez des uns aux autres avec une fluidité
que je trouve admirable.
J'ai aussi fait des erreurs, mais on sait que je me déplace assez
facilement. Je n'ai pas du tout fait le film de Philippe Garrel par provocation,
comme certaines personnes peuvent l'imaginer. C'était une vraie
rencontre. C'est un domaine dans lequel je suis parfaitement sincère,
parce que faire des films est vraiment la chose que j'aime faire dans
la vie. Ce qu'il y a autour, et tout ce qu'il y a avant... Tourner est
pour moi le moment le plus douloureux, mais c'est celui que je préfère.
C'est un passage toujours très difficile, même s'il y a des
moments de bonheur. Il y a une telle exigence de mieux faire ! En plus
je vais voir les rushes, je vois tout, je vois tout le monde, on sait
qu'on peut me demander des choses. Il m'est arrivée de faire des
films avec des metteurs en scène qui n'allaient pas voir les rushes,
et qui m'appelaient ensuite pour me demander mon avis. Il y avait un sentiment
de confiance réciproque, c'était pour moi le signe d'une
confiance absolue : on fait les choses ensemble, on peut se tromper, recommencer.
C'est d'ailleurs ce qui m'empêche de faire du théâtre,
cette idée que c'est définitif, sans parler de la présence
directe du public. Ce qui est certain, c'est que le moment de ma vie que
je préfère, c'est le tournage.
Les moments de prise.
Oui, voilà. Pour moi, l'attente est moins dure que pour d'autres,
parce que j'ai la chance de pouvoir dormir sur un tournage. Les gens qui
viennent sur un tournage sont toujours étonnés : "Mais
comment pouvez-vous attendre comme ça ? Les tournages, c'est tellement
dur !" On ne se rend pas compte que l'attente des acteurs n'est jamais
vide mais au contraire très tendue. Les moments entre les plans
font partie du film, même si parfois on les trouve longs, ils font
aussi partie du tournage. J'ai cette chance formidable de pouvoir dormir,
donc de récupérer, et ça me permet de tenir. Mais
je ne suis pas du tout détendue, mon sommeil n'est pas profond,
c'est un sommeil de récupération qui m'aide à avoir
cette résistance dont j'ai besoin pour tourner. Un tournage demande
une très grande force physique. Les techniciens sur un plateau
se fatiguent mais différemment, ils sont tout le temps en prise
avec la réalité, ils ont toujours des choses à faire
; tandis que les acteurs font quelque chose, puis s'arrêtent, attendent
puis reprennent.
A part Demy, est-ce que d'autres
cinéastes vous ont aidée à concevoir différemment
le cinéma ? Avez-vous le sentiment d'avoir connu d'autres moments
charnières ?
Roman Polanski a aussi beaucoup compté pour moi. Lorsque nous avions
tourné "Répulsion" en Angleterre, Roman était
très peu connu. Le fait d'être les deux seuls Français,
avec Gérard Brach, le scénariste du film, nous avait rapprochés
- bien qu'il soit polonais. Roman parle parfaitement le français,
mieux que l'anglais. J'étais jeune à l'époque, c'était
juste après "Les parapluies de Cherbourg". Roman était
acteur, il a toujours voulu être acteur. D'ailleurs il est acteur
: c'est quelqu'un qui joue beaucoup, qui explique beaucoup à tout
le monde et particulièrement aux acteurs. Il m'a appris des choses
sans vouloir me les apprendre : la manière d'habiter une scène,
de trouver des choses insolites, un peu dérangeantes. Je pense
que s'il a fait plus tard "Le Locataire", c'est aussi parce
qu'il était resté sur cette envie de jouer le personnage
de "Répulsion". Puis il y a eu Jean-Paul Rappeneau, pour
le rythme et la comédie. Ensuite, Truffaut, et plus récemment
Téchiné. J'ai eu une très longue relation de cinéma
avec Truffaut, que j'ai vu jusqu'à la fin de sa vie. On parlait
beaucoup de cinéma, il n'aimait que ça : le cinéma,
les femmes, et ses amis. Il m'écrivait beaucoup, et m'a beaucoup
parlé pendant les tournages, et après, puisqu'on se voyait
très régulièrement. Il a beaucoup compté pour
moi, son regard, ses discussions... On se disputait souvent d'ailleurs,
il me trouvait toujours trop entière, excessive. Mais il m'a beaucoup
apporté. Et puis, il aimait vraiment les femmes, et plus encore
les actrices. C'était quelqu'un de très minutieux, il prenait
toujours les gens en tête-à-tête, ne disait jamais
les choses devant les autres, comme André Téchiné
d'ailleurs. C'est un des reproches que je ferais aux metteurs en scène
en général, de souvent manquer de psychologie par rapport
aux acteurs, de ne pas se rendre pas compte à quel point les acteurs
peuvent se fermer du fait de leur fragilité, dès lors qu'on
leur dit des choses trop brusquement, dans le feu de l'action. J'ai souvent
vu ça, même avec des metteurs en scène ayant des rapports
privilégiés avec les acteurs.
Vous dites que Truffaut vous
a vraiment beaucoup apporté. Cela concerne votre regard sur le
cinéma ou le regard sur vous-même ?
Le regard sur le cinéma en général et des choses
par rapport à moi-même. Il m'a donné confiance en
moi. Surtout quand on a fait "Le dernier métro", il voulait
absolument me donner un rôle de maturité, comme il disait.
Il m'a poussée à oser avoir un certain ton, à parler
avec une certaine autorité, sans devenir antipathique. Il l'a fait
parce qu'il me connaissait dans la vie, il savait que je pouvais aller
dans cette direction. Il savait aussi que je n'osais pas encore vraiment,
que c'était difficile. Il a toujours pensé qu'il y avait
en moi un côté "Belle au Bois Dormant". C'est-à-dire
en même temps quelque chose qui se donnait et quelque chose qui
se refusait, qu'il fallait déverrouiller. Il m'a beaucoup aidée.
On a beaucoup discuté des films, il parlait des acteurs, des actrices
et de choses théoriques par rapport aux films. Je me souviens notamment
d'une scène, dans la cave, quand on tournait "Le dernier métro".
Je trouvais absolument insensé, impossible ce qu'il nous demandait
de faire dans cette cave. Je lui avais dis : "Ce n'est pas possible,
c'est pas naturel, on ne fait pas cela". Et il me répondait
: "Si c'était naturel on ne prendrait pas des acteurs, on
demanderait à des gens". II avait tout à fait raison,
bien sûr, mais il ne me l'avait pas dit comme il le fallait pour
que je comprenne. Il fallait utiliser l'espace dans lequel nous étions,
qu'il se passe quelque chose dans ce grand plan fixe. Moi qui n'ai jamais
fait de théâtre et qui ne suis pas habituée à
avoir des déplacements qui ne correspondent pas à des intentions,
j'avais du mal à comprendre. Et puis il y a eu des déclics,
et ce sont des choses que je n'ai jamais oubliées.
On a l'impression que dans votre
vie ou dans votre vie de comédienne, le dialogue que vous avez
- y compris sur la durée - avec des cinéastes compte beaucoup.
Beaucoup. Avec les quelques metteurs en scène avec lesquels je
suis liée, il y a une continuité de la vie pour moi, de
même que la vie a également une continuité dans le
cinéma. Je n'ai jamais vraiment fait de séparation. J'ai
toujours essayé de faire cohabiter les choses, sachant de toute
façon que ce serait toujours un peu compliqué, qu'il y aurait
des moments où la vie passerait en priorité. Ce qui a été,
parce que je suis plutôt, comme on dit, une femme amoureuse qu'une
femme de tête, donc ça a été la vie, à
ce moment-là je n'ai pas besoin de faire de déclarations,
je ne me suis pas mise non plus entre parenthèses, mais disons
que ma vie a été plus privée à certains moments
et plus professionnelle à d'autres. J'essaie de laisser les choses
se pénétrer l'une l'autre, en sachant qu'il y a des moments
où si je sens que ça bascule trop vers quelque chose qui
ne m'appartient plus, qui ne me convient plus par rapport à mes
choix, j'essaie de freiner. Mais, en général, je ne suis
pas quelqu'un de très organisé, je préfère
laisser les choses vivre. C'est vrai que j'ai des principes absolus par
rapport à la vie privée mais j'essaie plutôt de vivre
à peu près normalement. A la fin d'une journée de
tournage, le film et le tournage restent toujours dans ma tête,
mais j'arrive vraiment à couper. D'ailleurs mes amis sont toujours
étonnés que je parle si peu de mon travail. D'abord, le
mot travail me fait sourire, ce n'est pas vraiment un travail. J'ai quelques
amis, cinéastes ou techniciens, et d'autres totalement en dehors
du monde du cinéma, mais le travail sur un tournage ne me semble
pas du tout communicable, sauf avec des gens de cinéma.
Il y a une part de vous-même
qui s'exprime à travers vos films et que vous protégez comme
quelque chose d'intime, et d'autre part il y a votre vie personnelle,
qui ressemble à la vie de tout le monde.
Oui, absolument, la vie de tout le monde. Tout en sachant que, malgré
tout, les gens me regardent toujours comme quelqu'un d'autre. Mais j'ai
la chance d'avoir des amis très proches, pour qui je ne suis pas
une actrice mais une personne, mais c'est vrai que je ne parle pas beaucoup
de cinéma dans la vie. Je me rends compte que même avec les
gens de cinéma avec qui je suis restée très liée,
on parle peu de cinéma, ou alors, du cinéma des autres.
Daniel Auteuil fonctionne un peu comme moi. On s'entend d'ailleurs assez
bien. Il nous arrivait souvent de nous dire, lorsque nous tournions ensemble
avec Téchiné : "Bon, ce soir, on va dîner ensemble,
il faut qu'on parle..." Très curieusement, on n'abordait jamais
les choses en se disant : "Bon, il faut qu'on regarde cette scène..."
On tournait autour de façon périphérique, tout en
s'apercevant le lendemain qu'on s'était quand même parlé
indirectement de ce dont on voulait se parler, ou de ce dont André
Téchiné voulait nous parler. Mais cela ne s'était
pas fait de manière délibérée, plutôt
de façon très naturelle.
Quand je parlais de continuité
de relation avec des cinéastes, je le disais aussi avec l'idée
que cela fait partie de votre carrière d'avoir développé
une relation à travers différents rôles, différentes
époques, avec des cinéastes. J'ai l'impression qu'une comédienne
a besoin de se renouveler parce que, devant un même regard, on ne
peut pas faire deux fois la même chose...
En même temps, je pense franchement qu'il y a beaucoup plus de désintéressement
que cela. Quand je pense aux cinéastes avec lesquels j'ai vraiment
été liée, Jacques Demy, François Truffaut
et André Téchiné, je dirai pour simplifier que c'était
quand même toujours la personne qui me plaisait, même si c'était
lié au fait qu'ils étaient cinéastes. Je suis extrêmement
fidèle en amitié et très présente pour mes
amis, et ces cinéastes étaient importants pour moi, j'avais
envie de les voir, de parler avec eux de tout et surtout de rien, je me
sentais bien en leur compagnie, complice sur le plan professionnel. Je
n'ai fait par exemple que deux films avec Truffaut, mais je l'ai vu très
longtemps. Mais peut-être avez-vous raison, qu'il y a quand même
l'envie de se lire d'une certaine façon, de se faire lire par quelqu'un
qui vous connaît, et donc il y a une histoire de confiance et d'intimité.
Lorsqu'il y a cet échange,
sur la durée, la sensibilité devient réciproque.
Est-ce que cela vous semble juste ?Je reviens toujours à cette
idée-là parce que ça me frappe : vous parlez toujours
de Demy, de Truffaut, de Téchiné, mais j'ai l'impression
qu'ils voient chacun en vous une personne différente.
Oui, c'est vrai.
C'est vraiment un aspect de
vous qui semble parfaitement sincère, crédible. On a l'impression
que c'est vous et en même temps ce n 'est pas vous, puisque le lendemain
on vous voit dans un autre film...
Je suis d'accord avec vous, et en même temps, je ne cherche pas
trop à expliquer, ni à savoir ; il y a comme une forme de
jeu, qui doit reprendre, qui peut reprendre. Il y a l'envie de rentrer
dans cette maison, et puis, par goût aussi, je crois que j'ai cette
envie, cette curiosité de découvrir des choses sur soi.
Avec le temps, je trouve que les acteurs sont beaucoup plus fragiles sur
eux-mêmes, il y a toujours un doute, un sentiment de la répétition,
une lassitude. Quand on tourne avec des metteurs en scène qui ne
vous dirigent pas, on sait qu'on est sur un registre où on ne prend
pas de risques, sans même que se soit voulu ou délibéré,
on est sur une lancée où l'on sait ce qu'on peut faire,
ce qu'on va faire et il n'y a rien de nouveau. Ça m'est arrivé,
comme tout le monde, on n'échappe pas aux mauvais films, on n'échappe
pas à la convention. Une carrière, sur la longueur, est
aussi faite d'aléas, ce n'est jamais entièrement idyllique.
J'ai très peur de ça, donc plus ça va, plus je suis
attirée par des choses différentes. Il y a quand même
forcément une arrière-pensée qui consiste à
se dire : "Bon, après tout j'ai fait tellement de films".
Je parlais avec Benoît Jacquot l'autre jour, avec qui j'ai un projet,
et il m'a dit en substance : "C'est normal, vous avez fait le tour
de tout ça, donc forcément ça vous apporte moins,
ou en tous les cas, ça va plus vite, vous êtes lassée
plus vite". Il m'a dit ça avec beaucoup de simplicité,
avec un sens du raccourci, mais dans le fond il n'avait pas tort. C'est
un homme très intelligent, très brillant. Je ne peux pas
d'un seul coup envisager de faire un film et de me retrouver dans la situation
de quelqu'un qui en est à son troisième film. Il n'y a pas
de lassitude mais c'est vrai qu'il y a des choses qui ne peuvent plus
être des découvertes pour moi. Donc il faut bien que les
découvertes soient ailleurs, sinon le métier devient très
ennuyeux. C'est justement un métier où il faudrait oublier
tout ce que l'on sait, tout ce que l'on est. Mais il y a des choses dont
on a fait le tour et sur lesquelles on a plus de mal à se mobiliser,
dans la surprise. C'est pour ça que j'essaie d'être le plus
disponible possible, complètement ouverte.
Au-delà des circonstances,
je trouve qu'il y a une grande cohérence dans vos choix de films
récents, avec Raoul Ruiz, Philippe Garrel, Leos Carax, ou Belle
Maman de Gabriel Aghion, qui est une comédie grand public, sans
oublier le film de Nicole Garcia.
Oui, mais il y a là une grande part due au hasard. Tous ces films
n'auraient pas dû sortir de manière si rapprochée.
Certains ont été retardés, et finalement, tout s'est
trouvé très condensé. Mais je ne sais pas si ces
cinéastes-là auraient eu envie de tourner avec moi avant
; par exemple, je ne suis pas sure que Nicole aurait eu par exemple, je
ne suis pas sure que Nicole aurait eu envie de tourner avec moi il y a
dix ans. Si Carax m'a choisie, c'est notamment pour la ressemblance éventuelle
qu'il pouvait y avoir entre Guillaume Depardieu et moi. Carax cherchait
une famille cohérente sur le plan de la blondeur, entre le personnage
joué par Guillaume Depardieu, sa fiancée et moi qui joue
la mère. Pour Philippe Garrel, comme je vous l'ai dit, ça
a été une rencontre de quartier. Mais c'est aussi ça
qui fait une vie ; dans la vie, on ne se dit pas : Qu'est-ce que je voudrais
faire maintenant ? Qui vais-je rencontrer ? Où dois-je aller ?
On a le sentiment que vous avez
envie, non seulement de rencontrer d'autres regards, mais de vous exposer
d'une façon presque documentaire, comme dans le film de Garrel.
Oui, absolument. Surtout que l'on a tourné "Le vent de la
nuit" d'une façon très particulière. C'était
le contraire d'une improvisation, puisque tout était très
écrit, mais ça m'intéressait beaucoup. C'est une
chose que j'ai apprise avec Jacques Demy et que j'ai tout de suite aimée
: les plans séquences, les longs travellings. C'est aussi parce
que je n'aime pas sentir la présence de la caméra sur moi,
je préfère qu'elle soit sur la scène ou sur les personnages.
Car si l'on est content de voir des gros plans à l'écran,
il n'empêche que c'est une chose très pénible à
tourner, surtout pour les actrices. J'aime aussi les plans séquences
au cinéma, comme spectatrice. Je les aime aussi parce que ça
laisse le temps à tout le monde, c'est un tel travail, techniquement
difficile, mais où chacun est mobilisé par ce qu'il doit
faire, si bien qu'on a l'impression d'être tous en train de faire
le film. Souvent, lorsqu'on tourne des scènes plus brèves,
certains techniciens sont moins concentrés, tandis qu'avec les
plans séquences, il se crée une espèce d'unité
harmonieuse, qui donne une vraie intensité au tournage. Ça
laisse le temps de se préparer inconsciemment, sachant qu'on est
obligé de répéter davantage, et d'entrer petit à
petit dans la scène.
Est-ce que vous n'avez jamais
été tentée par le fait d'écrire ou de réaliser
vous-même ?
Non, parce que j'ai une très haute idée de la mise en scène,
et beaucoup d'admiration pour les metteurs en scène. J'aime les
metteurs en scène qui sont brillants, doués, qui ont des
idées et un point de vue. Je crois que je pourrais être une
très bonne assistante, mais je ne pourrais pas être devant,
toujours à décider, cela me ferait vraiment peur. Je suis
toujours étonnée de voir à quel point les metteurs
en scène doivent toujours décider, seuls, non pas contre
tous, mais en prenant leur entière responsabilité. Je préfère
travailler en groupe, je ne suis pas sûre de pouvoir assumer d'être
le chef du groupe. Aujourd'hui, je peux m'imaginer travailler avec quelqu'un,
peut-être à l'écriture, sans oser me dire que je pourrais
adapter, encore moins réaliser. Mais j'aime beaucoup que l'on me
demande mon avis, être là pour arranger ou pour aider à
la mise en place. La mise en scène, selon moi, passe par pas mal
de choses qu'il faut avoir connues et oubliées, pour arriver à
être complètement libre. Et je ne me sens pas du tout à
la hauteur. Mais l'écriture, oui, peut-être. Aujourd'hui,
davantage d'acteurs collaborent à l'écriture du scénario,
ou participent à l'écriture des dialogues. J'aime lire un
scénario et avoir un avis, avant même qu'il ne soit complètement
abouti, à condition de bien connaître le metteur en scène
et de pouvoir lui parler avec franchise. J'aime la manière collective
de faire des Italiens : un scénariste, plus un dialoguiste, plus
un autre qui peut venir tout changer... J'aime qu'on puisse retravailler
les dialogues... J'ai souvent fait des films où il y avait plusieurs
scénaristes. Au générique de "La vie de château"
de Rappeneau, il y a trois personnes qui ont collaboré à
l'écriture du scénario, et qui sont devenues par la suite
metteurs en scène. Malheureusement, cela se fait de moins en moins
aujourd'hui, d'autant que les scénaristes les plus brillants deviennent
vite des metteurs en scène. Souvent, les metteurs en scène
travaillent seuls leurs scénarios, et c'est un peu dommage.
J'insistais sur cette question
parce qu'on ne se connaît pas du tout et je découvre votre
intérêt pour le travail collectif. Disons, l'importance qu'a
pour vous le fait de participer réellement à la fabrication
du film.
C'est ce qui me plaît le plus dans le tournage. J'aime arriver,
voir le plateau, découvrir la scène. Je suis très
malheureuse lorsque, pour des raisons souvent techniques - parce que je
suis au maquillage pendant que le metteur en scène prépare
la scène -, j'arrive et qu'on me dit : "Eh bien, voilà,
ce sera là". J'aime être là quand que le metteur
en scène est en train de réfléchir à la mise
en place, à la manière dont il conçoit la scène
ou le plan. En même temps, quand un metteur en scène vous
dit : "Bon, il faudra être là pour la mise en place",
on sait qu'il faut être disponible, en forme, et on n'a qu'une heure
pour trouver. Les metteurs en scène sont parfois complexés
par le fait que, du fait. que les acteurs sont là, il faille tout
de suite trouver, sans oser dire qu'ils n'ont pas encore trouvé
comment faire la scène. Certains metteurs en scène sont
suffisamment ouverts pour savoir qu'on a le droit de ne pas savoir. J'ai
eu la chance, très jeune, de travailler avec des metteurs en scène
qui aimaient faire la mise en place avec les acteurs. C'est une "mauvaise"
habitude. Je vais bientôt faire un film au Danemark où la
méthode sera encore différente. Certains éléments
du scénario vont changer, mais le réalisateur veut travailler
avec les acteurs, avant de réécrire son scénario.
Eventuellement, il veut aussi filmer les acteurs en vidéo.
De quel film s'agit-il ?
Le nouveau film de Lars von Trier, un film très curieux, une entreprise
très originale. C'est une forme de comédie musicale, qui
sera d'ailleurs plus musicale que comédie. Ça m'attire,
tout en me faisant un peu peur, parce que je ne le connais pas et que
nous allons communiquer dans une langue qui n'est pas la nôtre.
Mais ça m'intéresse beaucoup.
Ce qui me frappe aussi, c'est
votre capacité à comprendre, à vous intéresser
aux films de l'intérieur. J'ai l'impression que vous cherchez à
comprendre la méthode des cinéastes, à ce qui fait
leur style...
On ne peut pas se dire que les acteurs sont simplement des êtres
sans style qui vont arriver dans des scènes délicates. Il
existe des impératifs techniques, c'est une chose que Truffaut
et Demy m'ont apprise. "Les parapluies de Cherbourg" était
un film d'une complication inimaginable. Je ne sais pas si on s'en rend
compte, mais c'était un film entièrement minuté avant
d'être tourné. Pour chaque scène que nous devions
répéter, on savait à l'avance quel en était
le minutage exact. Toute la mise en scène était ensuite
un compte à rebours, pour que chaque scène tienne dans le
temps, en tenant compte de la musique et des paroles. Et tous les déplacements
étaient réglés sur ce schéma. C'était
une gymnastique et une mécanique extrêmement contraignantes.
De cette contrainte peut naître une chose agréable, si on
arrive à la dépasser pour la transformer en quelque chose
qui vous donner une liberté. J'aime beaucoup la technique dans
la mesure où il devient possible de l'oublier. Comme beaucoup,
j'aime particulièrement les plans compliqués. C'est pour
ça que sur les films de Raoul Ruiz, on attend beaucoup. Ce sont
souvent des plans compliqués, mais, si on aime la mise en scène,
les grands travellings... Et, sans même se parler, on peut vraiment
travailler avec les techniciens parce qu'il y a des choses à faire,
d'autres à ne pas faire. J'aime beaucoup travailler avec eux sans
que cela passe par les mots, c'est comme un ballet.
Oui, c'est aussi une manière
de s'inscrire dans une écriture, et de rentrer dans les films par
l'intérieur.
Exactement. Sans passer par les mots, par des explications. On est dans
ce schéma-là, c'est comme cela qu'il faut avancer.
De quelle manière nourrissez-vous
votre inspiration et votre travail ? Est-ce que la peinture ou la littérature,
à certains moments, sont des choses qui comptent et dont vous avez
l'impression qu'elles créent des passerelles avec le cinéma
?
C'est souvent les choses de la vie ! Je suis très rêveuse,
donc même quand je lis, ou je visite une exposition, c'est comme
si j'arrivais assez vierge et que j'essayais de rentrer dedans, comme
on rentrerait dans la jungle. Je suis très attirée par l'idée
d'arriver quelque part, sans avoir trop d'informations, pour me laisser
complètement imprégner. C'est une sensation qui relève
davantage de l'émotion et de l'instinct, que de la réflexion.
Ce sont parfois des choses qui restent et ressortent par bribes. Je suis
plus contemplative et observatrice que cérébrale. Mais,
ce qui me fait très peur, c'est la solitude de l'artiste, c'est
pour ça que j'ai beaucoup de tendresse et d'admiration pour les
metteurs en scène. C'est la solitude la plus grande, celle du peintre.
Hier, je suis allée visiter l'exposition Rothko, que j'avais très
envie de voir. Sans bien connaître son uvre, je savais quel
avait été le parcours de sa vie. En traversant les différentes
salles, je savais vers quoi on allait, c'était comme quelque chose
de profond et de très douloureux. Sachant comment il était
mort, je regardais ses tableaux sous un autre il. Je ne pourrais
pas vous dire l'effet que ça m'a fait, mais je sais que ça
m'a fait une impression profonde. Je ne sais pas comment cela ressortira
un jour mais je sais que c'est quelque chose qui m'a beaucoup troublée...
Ce que je comprends, c'est que
vous ne voyez pas des tableaux ou des films, mais une uvre, et qu'à
travers elle, vous vous intéressez à un individu.
C'est ça. Et c'est la même chose pour la littérature.
Je rentre souvent par un personnage, et je peux éprouver du plaisir
ou de la douleur, ou une compassion incroyable. J'ai revu par exemple
l'autre jour un film que j'avais vu avec André Téchiné,
"Jude" de Michael Winterbottom, qu'il avait beaucoup aimé
et qui m'avait totalement bouleversé. C'était poignant de
le revoir, car, au moment où le film a commencé, j'avais
l'impression d'être dans la tête du personnage qui allait
essayer de se construire, avec cette difficulté due à son
milieu, son talent, son énergie, son intelligence, et son âpreté.
J'étais complètement prise. J'aurais beaucoup de mal à
raconter l'histoire, je n'ai pas cette tournure d'esprit. Je sais que
si on me le demandait, au bout de dix minutes je serais à la place
de cet homme et de la douleur de son expérience. Parfois c'est
très heureux, je peux sortir complètement exaltée
d'un film ou d'un livre. Mais ça m'est très difficile de
raconter l'histoire, je suis généralement totalement prise.
Et c'est en même temps un plaisir très intense.
Ce qui vous intéresse
et vous inspire, c'est l'humain, ce sont des sensations, des émotions.
Oui, absolument.
Est-ce que vous avez le sentiment
que ces choses-là se transcrivent dans le cinéma, ou est-ce
que c'est ça en réalité le cinéma ?
Le cinéma, c'est aussi ça, cette capacité de capter
et de voir des choses que l'on veut donner, ou que l'on veut cacher. Je
crois que le cinéma a cette faculté de capter ces choses-là,
avec vous et malgré vous. Un cinéma dans lequel je n'aurais
absolument pas pu rentrer, par exemple, c'est celui de Kubrick. Je crois
que ça aurait été intéressant comme expérience,
mais nerveusement et physiquement, je n'aurais jamais pu, j'aurais été
trop bouleversée, déstabilisée. Ce sont des films
que j'ai envie de voir, mais je n'aurais pas aimé avoir ce genre
d'expérience. En revanche, même si cela n'a rien à
voir, Bresson m'aurait beaucoup intéressée, même si
je ne fais pas du tout partie de sa famille de cinéma. Il y a vingt
ans, peut-être, comme ça, sur un geste de femme... C'est
un cinéaste qui a choisi certaines de ses actrices parfois pour
un détail, une chose qui chez lui évoquait... Ça
m'aurait intéressée.
Mais la question ne s'est jamais
posée ?
Non, je l'évoque en passant, parce qu'on en parle et que, l'autre
jour, avec des amis, nous avons joué à un jeu très
difficile. Nous étions quatre et nous voulions établir très
vite la liste des cent plus grands films de l'histoire du cinéma.
Impossible de ne pas penser à Bresson, au "Journal d'un curé
de campagne" et à "Mouchette". C'était un
exercice amusant, au cours duquel Bresson est venu tout de suite pour
moi, dans mon cinéma à moi.
Quand vous dites que vous n'auriez
pas pu travailler avec Kubrick, c'est justement, malgré l'admiration
que vous pouviez avoir pour lui, l'aspect très élaboré,
méticuleux, maniaque ?
Oui, parce qu'il ne pouvait pas faire autrement, je sais que je n'aurais
pas pu être prête. Je ne sais pas si physiquement, moralement
et mentalement, j'aurais été capable de supporter une expérience
comme celle-là.
Mais est-ce que cela veut dire
que vous croyez à une espèce de spontanéité
dans le jeu, que quelque chose se livre ou se libère à la
première prise ?
Je me sens en général plus à l'aise dans les premières
prises, quitte parfois à me tromper complètement. Mais si
les plans sont très compliqués, on s'aperçoit parfois
qu'il est nécessaire de faire un certain nombre de prises. Avec
André Téchiné, au début, on en faisait peu.
On en fait davantage maintenant, parce qu'il sait que finalement pour
arriver vraiment à ce que les choses aillent plus loin, il faut
dépasser un certain stade. C'est donc un autre rythme.
Dont vous êtes partie
prenante.
Mais je souffre un peu quand même. Quand on dit : "Coupez !,
on la refait !", au bout de la cinquième, de la sixième
ou de la septième prise, s'il n'y a rien eu de particulier, l'acteur
se met à douter terriblement. Mais c'est souvent très positif,
si l'on sait que le metteur en scène veut quelque chose, qui n'est
pas encore sorti, qui n'est pas là. N'empêche qu'au bout
de dix prises, on est quand même un peu angoissé. S'il n'y
a pas eu d'accidents de texte, ou de pépins techniques, on sait
que ça vient forcément des acteurs, et qu'il y a quelque
chose qui n'est pas encore là.
Ce déséquilibre-là
vous fait douter ou vous stimule ?
Les deux. Il me fait douter, mais si le metteur en scène me pousse
et m'accompagne... Mais, encore une fois, ça dépend de ce
que le metteur en scène vous dit à ce moment-là.
J'ai eu une expérience difficile, mais qui s'est révélée
quand même positive, avec François Dupeyron, dont j'ai fait
le premier film, "Drôle d'endroit pour une rencontre".
Le scénario était magnifique. Le tournage a été
très difficile, car il avait du mal à diriger ses acteurs.
Après les prises, il ne savait pas exprimer ce qui n'allait pas.
C'était un désarroi terrible, et j'ai pas mal souffert sur
ce film, que j'aime beaucoup, avec ses erreurs et ses faiblesses. C'est
un film très attachant et très original, mais le tournage
a été très difficile.
Mais c'est vrai qu'enfin de
compte, votre personnage est très réussi. Il y a des moments
très forts dans le film.
Oui, mais le personnage existait très fort dans le scénario.
Aujourd'hui, je ne sais pas comment il est avec les acteurs, mais à
l'époque, c'était son premier film, il fallait qu'il tourne
avec des acteurs mais on sentait qu'il avait du mal, beaucoup de mal dans
les contacts humains. Je prends toujours les choses de plein fouet, je
peux très bien avoir l'impression que je vais m'évanouir
d'inquiétude.
Mais c'est ce qui fait aussi
la beauté de ce travail, qui tient justement à votre manière
de vous exposer totalement.
Mes amis me disent souvent : "Tu dis que tu adores les tournages,
mais en même tu ne te rends pas compte de l'état dans lequel
tu es pendant les tournages, la souffrance, le doute..." Je leur
réponds : "Oui, mais la chance, c'est qu'après le tournage,
on oublie, et il reste le film". C'est comme un accouchement : un
truc incroyablement douloureux mais auquel, peu de temps après,
on ne pense plus et heureusement ; sinon les femmes n'auraient jamais
plus d'un enfant.
Lorsqu'il vous arrive d'avoir
des doutes sur un tournage, est-ce qu'ils concernent ce que vous êtes
en train de faire, ou est-ce qu'ils peuvent aussi porter sur le projet
d'ensemble ?
Ça peut être l'ensemble, c'est souvent moi aussi. Je suis
très critique. Alors je ne dis pas vraiment les choses aussi sévèrement
que je le pense, mais parfois on doit le sentir. Les gens qui me connaissent
dans le travail, disent toujours que c'est terrible comme on peut lire
dans mes yeux tout de suite le doute ou la déception. Mes doutes
peuvent concerner l'ensemble, si je trouve que ce n'est pas assez bien
ou qu'on n'a pas assez... Je suis emmerdante.
Sur le fait de ne pas allez
assez loin, de ne pas pousser les choses suffisamment...
Oui, ou parfois par rapport à une impression de tournage. Il arrive
que l'on ait l'impression que tout s'était bien passé, et
que le résultat nous déçoive. C'est aussi ce qui
fait la beauté du cinéma, son incroyable magie. C'est la
raison pour laquelle je suis toujours catastrophée par la présence
du combo sur un tournage. Le combo ramène à quelque chose
d'extrêmement concret ce qui n'est qu'une image partielle, il rend
objectif ce qui doit rester totalement subjectif. C'est un instrument
de vérité, qui dit la vérité tout en mentant,
puisque le film terminé dira autre chose. Il crée un autre
centre d'intérêt, qui peut incroyablement déconcentrer
l'équipe du tournage. C'est un sujet de discussion sévère
avec les metteurs en scène, d'autant qu'on l'utilise de plus en
plus. Quand il y a des scènes compliquées, techniquement
difficiles, je comprends que ce soit agréable et utile de vérifier
sur un moniteur, mais le nombre de fois où l'on voit un metteur
en scène en train de regarder son moniteur au lieu de regarder
le visage de ses comédiens... Alors que, curieusement, l'écoute
au casque est toujours exacte. Si j'ai un doute concernant une prise,
je refuse de regarder le combo, je préfère écouter
au casque : je sais que si c'est bien au casque, alors la prise est bonne.
On ne dira jamais assez à quel point la bande son d'un film compte
pour cinquante pour cent.
Je partage entièrement
votre avis. De plus, l'usage du combo ramène à l'idée
que l'on est en train défaire un film, qu'il ne s'agit que d'un
plan, alors qu'en réalité, je crois que ce qui est enjeu,
c 'est de saisir la vie...
Oui. Et le fait de pouvoir voir tout de suite le plan ou la scène
nous ramène à quelque chose de tellement concret que c'est
toujours décevant : l'écran est petit, la définition
n'est jamais celle du cinéma. Dans cette immédiateté,
il y a quelque chose qui est perdu. Cela dénature aussi la vision
des rushes, qui n'a plus la même émotion. Il y a quelque
chose qui est gâché, comme si on ne faisait pas confiance,
et que l'on se raccrochait à la technique. Il faut dire aussi que
beaucoup des cinéastes qui l'utilisent ont commencé à
le faire en tournant des films publicitaires ; j'entends souvent des gens
ironiser en disant : "Ah bon, alors maintenant on fait le packshot",
car quand il y a un plan très précis et qu'on part d'une
chose qui n'est pas un visage mais un objet, c'est le "packshot".
Il y a là quelque chose d'incroyablement concret qui, pour moi,
est le contraire du cinéma. Je suis sûrement excessive, parce
que c'est pour moi un objet de déconcentration. On perd une émotion
par rapport à l'image filmée, en se concentrant souvent
sur des détails qui sont très éloignés de
l'essentiel de la scène.
Il y a en plus cette idée
défini, de perfection technique, qui est l'inverse de ce qui devrait
être mis enjeu dans une scène, ce moment de la prise où
tout converge et qui relève effectivement de la magie.
II faut prendre le risque de suspendre ce moment qu'on n'a pas vu mais
pendant lequel on a senti ce qu'il fallait sentir. J'ai souvent vu des
metteurs en scène qui, parce qu'ils avaient l'il sur le combo,
donnaient le moteur alors qu'il manquait des choses essentielles. Ceci
dit, il est vrai qu'il y a des choses qui échappent forcément
sur un tournage. Il faut qu'il y ait quelque chose qui se passe et quelque
chose qui vous échappe.
C'est toujours des bribes de
théories sur lesquelles on s'appuie comme on peut, maïs j'ai
toujours l'impression qu'il y a, dans la présence physique du cinéaste
auprès de ses comédiens, un échange de vibrations,
des ondes, ou je ne sais quoi...
J'en suis certaine. Mais je suis souvent en colère, souvent obligée
d'oublier, parce que c'est vraiment très fréquent que les
cinéastes aient leur regard sur le combo. C'est comme un regard
éloigné et qui juge, ce n'est pas un regard sur vous qui
vous soutient. Il y a quelque chose de physique, une vibration, là-dessus,
je suis tout à fait d'accord. C'est aussi pour cette raison que
le cadreur est très important, même si c'est quelqu'un avec
qui on ne parle jamais. C'est la personne, après le metteur en
scène et l'ingénieur du son, dont on est le plus proche,
celle qui sait le mieux et qui a vu vraiment. Il faut dire aussi que,
lorsqu'on tourne un plan long et compliqué, le combo ne peut pas
être près du tournage. Cela crée un détachement
encore plus grand pour les acteurs, dès lors que le metteur en
scène est derrière son combo.
J'ai l'impression qu'on ne joue
pas pour le metteur en scène, on joue avec. J'ai moi-même
toujours un peu l'impression de jouer par procuration, enfin quelque chose
de cet ordre-là.
II y a quelque chose qui se perd, qui se défait.
Je n'ai évidemment pas
vu le film de Raoul Ruiz, "Le temps retrouvé", mais j'en
suis très curieux. En pensant à notre rencontre, je pensais
à ce film-là, dans lequel vous jouez le rôle d'Odette.
Au fond, ce qui est enjeu dans Proust et dans "Le temps retrouvé",
c'est le temps et la manière dont soi-même on se transforme,
ce qu'on est au présent et les différents individus que
l'on a été.
Et surtout, puisqu'il s'agit du "Temps retrouvé", de
ce qu'on est devenu. Il y a donc à la fois cette difficulté
et cette cruauté-là. On va regarder ces personnages en pensant
à Proust et à toute "La Recherche", alors que
ce sont ceux du "Temps retrouvé". Il y aura donc quelque
chose d'un peu cruel à regarder ce qu'ils sont devenus, dans la
deuxième partie de leur vie. Le film est donc forcément
beaucoup plus mélancolique.
Je ne sais pas dans quelle mesure
c'est un aspect que Ruiz prend en compte dans "Le temps retrouvé",
mais est-ce que de votre point de vue, cette philosophie du temps...
C'est une chose très difficile avec laquelle j'essaie de vivre
le mieux possible. C'est un des grands problèmes des actrices,
à un moment de leur vie. Une chose à laquelle on ne peut
pas échapper, avec laquelle il faut vivre, et contre laquelle on
ne cesse de lutter. Toutes les femmes qui disent que ce n'est pas un problème
sont des menteuses. C'est encore plus douloureux pour les actrices, et
ça l'est aussi pour les hommes. Le cinéma reste avant tout
une chose visuelle. Il est assez cruel de jouer un personnage comme celui
d'Odette dans "Le temps retrouvé", qui vit beaucoup sur
le souvenir et l'évocation du temps passé, celui de la jeunesse,
de la légèreté et de la grâce. Je ne refuse
pas d'en parler mais c'est quelque chose de très intime, avec lequel
on essaie de vivre. J'essaie de me mentir le moins possible, mais je sais
que je peux mentir aux autres. Je sais qu'il y a des jours où je
n'arrive pas à jouer complètement le jeu de ce que je devrais
être, parce qu'il y a des moments dans la vie où on lutte
encore et où on essaie encore. On a beau dire qu'on le sait, il
n'empêche que c'est difficile de l'accepter. On résiste.
Il y a des moments où l'on se sent beaucoup plus fort et où
l'on se dit qu'il faut quand même bien accepter, que ce n'est pas
si grave. Et c'est vrai qu'il y a des jours où ce n'est pas si
grave, où l'on se sent soudain très léger en se disant
que l'on peut aller vers ça. Mais il faut bien reconnaître
qu'à un moment, les rôles sont quand même beaucoup
moins intéressants pour les actrices que pour les acteurs. Curieusement,
on attribue l'âge de maturité à un homme vers la cinquantaine,
ce qui est synonyme de complexité, de richesse du personnage. Alors
que pour les femmes, il y a toujours cette idée de séduction.
Ce qui est terrible et cruel, c'est qu'on vieillit physiquement mais pas
dans sa tête, ou très peu. On change mais on ne vieillit
pas beaucoup, on a donc du mal à accepter parfois d'être
devenu cette personne que l'on connaît, c'est vrai, alors qu'on
ne se voit pas soi-même comme ça. Une actrice est sans arrêt
confrontée à son image ; et même si elle voit cette
image, elle sait qu'elle est différente, puisqu'elle ne se voit
pas comme ça dans sa tête.
Chez Proust, il y a une sorte
de réconciliation, en ce sens qu'il a une vision en mouvement des
personnages ou des individus, qu'il saisit à différents
moments de leur vie.
Odette est une femme qui, toute sa vie, a été coquette et
frivole. C'est une femme qui a aimé les hommes, qui s'est fait
entretenir, et qui a fondé sa vie sur des émotions et des
plaisirs de la vie. Ce moment est beaucoup plus difficile pour elle, parce
qu'elle est beaucoup moins armée pour accepter la philosophie de
la vie. On sent une plus grande fragilité. Car il n'y a rien de
plus terrible qu'une femme coquette vieillissante. La coquetterie doit
se situer ailleurs. Je pense qu'on peut l'accepter mieux encore à
un autre âge. Mais elle est à un âge où c'est
quand même difficile.
Enfin, j'ai l'impression que
le temps a eu moins de prise sur elle.
Parce qu'elle a survolé les choses... Physiquement, elle est encore
comme ces gens qui n'ont pas été touchés par les
malheurs, ou qui ont réussi à les surmonter et à
les évacuer très vite. C'est vrai que les gens qui ont beaucoup
souffert, les femmes qui ont beaucoup aimé, beaucoup souffert,
ont quelque chose de beau mais de tragique sur le visage. Le film de Ruiz
est assez particulier, parce que c'est d'abord un film sur les hommes.
Les femmes sont là parce qu'elles existent, évidemment,
mais c'est d'abord un film sur les hommes et sur l'homosexualité
masculine.
Est-ce que, de ce point de vue-là,
vous n'avez pas le sentiment, et c'est toujours un peu le lot de la notoriété,
qu'il y a un désir de vous figer dans quelque chose que vous n'êtes
pas.
C'est quelque chose que je n'accepterais pas, d'être figée,
ou d'être filmée uniquement sous un certain angle. Mais cela
peut arriver par moment, et je résiste beaucoup à ça.
Je trouve que vous avez une
capacité de préserver votre liberté de mouvement
par rapport à vous-même...
Oui, il n'empêche qu'il m'est arrivé quand même de
voir des choses et de dire : non, ce n'est pas assez bien, il faut trouver
une solution ou refaire. D'autant que cela ne sert pas le personnage non
plus. Forcément, à un certain âge de la vie, il y
a des jours où l'on est mieux que d'autres.
Ce sont des choses dont vous
vous préoccupez sur le tournage ?
Quand même, oui. Cela dépend du genre des films. C'est différent
si c'est un film dramatique, bon... Mais pour une comédie, par
exemple, il faut être extrêmement joyeux et pimpant. Il faut
que visuellement ça suive.
De ce point de vue-là,
vous avez le sentiment que les tournages sont des choses sur lesquelles
vous pouvez avoir prise ?
Oui, quand même un peu.
Vous êtes alors un peu
metteur en scène de vous-même.
Oui, mais ce n'est pas ce que je préfère, je n'aime pas
avoir à faire des commentaires, je préférerais que
ce soit le metteur en scène, l'opérateur qui viennent dire
: "Franchement, je pense que ce n'était peut-être pas
idéal". Quand ça vient de moi, ça m'embête
un peu, mais je n'aimerais pas être enfermée dans ce truc-là.
Je ne sais pas ce que je ferais d'ailleurs si je sentais que j'allais
vers ça. Il ne me faudrait que des rôles de composition.
C'est difficile de vieillir au cinéma, je crois que c'est vraiment
difficile.
Plus que dans la vie ?
Oui, c'est multiplié. Dans la vie, ce n'est pas facile non plus
mais on arrive à l'oublier. Tandis qu'au cinéma, on y est
confronté, quand on voit les rushes, c'est quand même plus
cruel.
Mais quand on vit une partie
de sa vie devant la caméra, il reste l'individu que l'on a été
et puis il y a celui qu'on aime et qu'on est. Il y a une sorte de privilège
à conserver des choses...
C'est ambigu de préserver, de savoir à quoi l'on s'attache
et ce qu'il en reste... Comment voit-on la chose et quelle est la forme
de mélancolie ou de plaisir qui en résulte ? C'est assez
ambigu, on ne peut pas dire que vieillir aille dans le sens du cinéma.
Si on pouvait se dire que tout se bonifie et qu'il y a quelque chose d'autre...
Ce n'est pas toujours ça, malheureusement. Parfois, on descend
les marches deux à deux quand même.
Ce que vous faites en ce moment,
et la manière dont vous poursuivez votre carrière, donne
plutôt le sentiment d'une grande souveraineté...
J'y pense parce que la réalité se rappelle plus souvent
à moi qu'il y a dix ans. Mais j'essaie de garder une sorte de cohérence,
à mes yeux en tous les cas. C'est vrai qu'il m'est arrivé
de refuser des rôles en disant que ce n'était pas raisonnable,
que je n'avais pas l'âge du rôle. Il y a quinze ans, ça
ne m'arrivait pas, mais ça m'est arrivé. Et j'espère
que je garderai cette vigilance-là. Mais ce n'est pas si facile.
Une fois qu'on a pris cette décision, on se sent supérieur,
avec l'impression d'avoir dépasser le problème. Mais c'est
toujours ambigu. On le fait, mais c'est quand même douloureux.
On peut prendre les choses autrement.
Quand on vous voit par exemple dans "Place Vendôme", on
se demande si ce film aurait pu exister sans une collaboration entre vous
et Nicole Garcia. Est-ce que ce n 'est pas la liberté de votre
désir qui fait que ce film existe sous cette forme-là, et
qu'apparaît ce personnage qui n 'est pas si courant dans le cinéma
français ?
Oui, il est vrai que Nicole est une actrice, et qu'elle a vraiment écrit
le rôle et le personnage pour moi, à partir de ce qu'elle
savait, de ce qu'elle voyait... Mais je pense qu'elle l'a aussi écrit
en pensant à elle.
Cela a aussi été
mon sentiment en voyant le film de Garrel. J'ai beaucoup aimé ce
film, profondément, et pour de nombreuses raisons. Encore une fois,
on a l'impression que le personnage est suscité par vous, car c'est
un personnage qui n 'était, jamais véritablement apparu
dans le cinéma de Garrel sous cette forme-là.
Quand il m'a montré le scénario, il avait pensé à
moi pour ce rôle-là, qu'il a écrit avec Arlette Langmann.
C'est vraiment une chance pour une actrice parce que c'est Philippe Garrel,
et qu'on sait qu'il y a de toute façon dans son envie, dans son
regard, quelque chose d'extrêmement vrai, d'extrêmement sincère.
Je trouve que le film est d'autant
plus terrible à beaucoup d'égards, parce que c'est un film
où on le voit dans une vision très effrayante.
Je trouve le film extrêmement sombre, mais exaltant. La fin est
très noire à cause du suicide, mais on sent que le personnage
de Duval n'a pas d'autres solutions, qu'il est arrivé au bout de
son chemin. D'en être arrivé à ce stade, d'avoir vécu
ce qu'on voulait vivre et de souffrir comme ça, c'est même
quelque chose d'inquiétant - cela fait penser à ceux qui
réclament le droit de partir quand ils en ont décidé.
Au fond, oui, pourquoi pas ? Mais il y a en même temps quelque chose
de très exaltant, sans doute grâce à la musique de
John Cale. Je n'ai pas trouvé que c'était un film déprimant,
par exemple, mais un film très nu, dépouillé. Comme
sont souvent les films de Garrel. Il fait dire aux personnages des choses
de la vie, qui sont toujours des choses très essentielles.
C'est un film habité
par une profonde mélancolie, c'est le moins que l'on puisse dire.
Est-ce que, au moment du tournage, quand vous y êtes physiquement,
ce sont des choses qui s'imprègnent en vous ?
Oui, le personnage féminin... C'est vrai que j'essayais de le quitter
le soir avec beaucoup de légèreté. La chance c'est
qu'on ne tournait pas beaucoup, car Philippe Garrel a des horaires assez
particuliers ; comme il tourne peu, il arrivait que l'on finisse plus
tôt, ayant fini de faire ce qui était prévu. Heureusement,
parce qu'il y a des jours où j'étais contente de quitter
mon personnage. Ce personnage, je le sentais très bien, il était
proche de moi, je pouvais facilement l'imaginer. Mais il fallait que je
le quitte parce que je trouvais ça lourd. Trop vrai.
Le tournage a duré longtemps
?
Non. Eux sont partis ensuite en Italie et en Allemagne, pour tourner toutes
les scènes de voiture. Dans le film, j'adore les conversations
entre Xavier Beauvois et Daniel Duval, cette façon d'évoquer
la vie de l'un et l'enthousiasme de l'autre, l'alcool, les femmes, c'est
tellement juste... J'ai dû tourné quatre ou cinq semaines,
et eux six et demie.
Bon...(rires)
Au revoir.
Je ne sais pas...
Oh là là, oui ! Absolument, sept
heures dix. Bon, voilà on a fini.

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