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"Après 35 ans de carrière, il faut relancer le désir"

Pour Catherine Deneuve, "il y a des cinéastes qu'on ne peut pas rater". Manoel de Oliveira en fait partie.

Ni caprice ni snobisme : Catherine Deneuve a tourné avec un réalisateur réputé difficile par plaisir et par "envie de rester vivante par rapport à ce [qu'elle] aime".

Comment est né votre désir de tourner dans un film de Manoel de Oliveira ?
On avait déjà eu un projet ensemble, il y a plus de quinze ans. Et puis j'ai rencontré une journaliste portugaise pour un entretien et je lui ai confié que j'aimerais bien travailler un jour avec Oliveira. C'était presque une boutade. Mais cette journaliste était une amie d'Oliveira, elle lui a transmis mon souhait. Ensuite le producteur Paolo Branco m'a appelé. Il m'a dit: "Je sais que..." J'étais au Portugal pour quelques heures, Paolo a organisé une rencontre à l'hôtel et ça c'est passé très naturellement avec Oliveira : c'est un homme tellement simple, mais aussi tellement charmeur, malicieux, juvénile. On sent tout de suite que sa vie, ou plus exactement toutes ses vies, correspond parfaitement à ce qu'il dit. C'est quelqu'un qui se préserve, pas tellement à cause de son âge mais comme un sportif qui se prépare à l'effort. Ensuite il a fait écrire le livre à Agusti na Bessa-Luis, puis le scénario. Mais quand il est venu me voir à Paris, il n'avait qu'un petit sac en plastique avec à l'intérieur un synopsis très court et des photos de repérages des endroits où il voulait tourner : la forêt, le couvent, la chapelle. Lorsque j'ai finalement eu le scénario, ça m'a un peu déroutée. Autant les images m'avaient fait rêver, autant les mots mis sur ces images me semblaient en retrait, d'une étrangeté trop brève. Heureusement que je savais qu'il suivait assez peu son scénario.

Dans votre entourage, est-ce qu'on a essayé de vous dissuader de tourner ce film ?
Oui, j'ai senti une inquiétude, non pas tant à cause de la réputation d'Oliveira mais en raison de la simplicité du scénario. Et puis je me suis dit qu'avec Buñuel ça aurait été pareil. J'imagine qu'à l'époque de ses grands films, on devait avoir le même genre de réaction prudente à la lecture de ses scénarios. Donc ça a été une décision subjective, et c'est heureux parce que maintenant le cinéma veut absolument tout prévoir et maîtriser : les coûts, la durée du film, son succès... Heureusement qu'il reste un peu de mystère. Il faut que les acteurs soient responsables de ce qu'ils font et des films qu'ils choisissent, mais en même temps qu'ils ne perdent pas le sens de l'insouciance. Ce qui m'importe c'est de construire ma filmographie : il y a quand même des cinéastes qu'on ne peut pas rater. J'aurais tellement aimé tourner avec Hitchcock, ce qui a failli se faire, ou avec Mankiewicz. Quand ça c'est fait avec Oliveira, je me suis dit : ça y est, c'est là, c'est vachement bien. Ce n'est pas un caprice ou un snobisme, ça n'est pas non plus par pénurie de scénarios. Mais je crois que si on veut continuer après 35 ans de carrière, il faut relancer le désir. "Le couvent" n'est pas né d'une nécessité mais d'une envie de rester vivante par rapport à ce que j'aime. Tant que je peux me permettre ce genre de luxe, je le ferai. Ça vient aussi de mon envie de spectatrice, ça correspond à ce que j'ai envie de voir au cinéma. C'est peut-être une prise de risque mais franchement il ne faut pas exagérer : tourner un film avec Oliveira, ce n'est pas prendre un risque. De plus en plus, ce que je souhaite vraiment, c'est rencontrer un public très précis avec un film qui lui est destiné. Un film raté, c'est un film qui n'a pas rencontré son public.

Comment se passe un tournage avec Oliveira ?
Ça m'a rappelé Buñuel et surtout Ferreri : c'est-à-dire une vraie fantaisie. En même temps, l'ambiance était d'un calme et d'une douceur tels qu'il me fallait développer une grande vigilance pour être présente à ce que je faisais. De plus, les extérieurs étaient en complète harmonie avec ce que le film raconte: sublimes mais, par en dessous, très violents. Le seul problème, c'était la lumière. On pouvait attendre trois heures pour que la mer soit comme il faut. C'est incroyable ce qu'Oliveira a demandé à son opérateur pour obtenir ce clair-obscur réaliste. Toujours très précis et soucieux de l'esthétique du film, il voulait que j'ai l'air lumineuse, apaisée. Alors, ça ne le gênait pas de reporter le tournage au lendemain si je paraissais fatiguée. Pas pour me ménager mais parce que ça coïncidait avec son idée du personnage. Le seul truc dur a été de se baigner dans l'Atlantique. Quand j'ai vu sur la plage deux infirmiers avec un brancard "au cas où...", là je me suis dit que ça ne devait pas être très chaud. Bon, ce genre de détail ne me fait pas peur. C'est plutôt quand une production ne prévoit rien qu'il faut s'inquiéter. Voilà, ce fut une aventure quasiment d'une autre époque : c'est comme si on était allé tourner dans des îles lointaines... Et puis surtout, on sent chez Oliveira une impatience énorme. La mort est quand même présente dans tous ses films, il n'a pas besoin d'en parler pour comprendre que ça l'habite complètement. Tourner encore pour rester en vie : c'est un beau programme. Avant de quitter définitivement sa maison de Porto, il y a tourné un film qui ne sera montré qu'après sa mort.

Oliveira fait beaucoup de prises ?
Très peu. Parfois seulement une, comme Buñuel. En général, l'idée de tourner beaucoup m'inquiète, les choses finissent par se mettre trop en place. Mais il n'y a pas de loi. Il faut se faire au terrain et trouver le rythme adéquat. Savoir si on va être un coureur de fond ou un sprinter. En fait ce qui m'a le plus agréablement surprise, c'est l'absence de contrôle vidéo, cette plaie qui envahit aujourd'hui pratiquement tous les tournages. C'est très perturbant pour les acteurs qui, après la prise, se ruent pour se regarder, sans doute par angoisse ou curiosité. Moi, je ne veux même pas me voir là-dessus, c'est entièrement faux, c'est comme si on enregistrait un disque et qu'on aille dans le local technique écouter le résultat avec un son de radio pourri. C'est plat, c'est moche, c'est sans mystère, ça ne révèle que les défauts et c'est parfaitement objectif, bref, c'est le contraire du cinéma. Si on avait tout surveillé à la vidéo sur le tournage de Citizen Kane, je suis certaine que Welles se serait empêché certaines audaces. Ne serait-ce que son utilisation de la profondeur de champ qui n'existe pas en vidéo.

Quel a été le rôle du producteur Paolo Branco ?
Paolo est un aventurier, un type qui risque tout à chaque film. Il n'a rien et en même temps il est royal. Sur le tournage, il était très présent et en même temps préoccupé de ses chevaux. C'est un cavalier magnifique. Le premier jour, il est parti à cheval dans la montagne pour une histoire de marquage de taureaux. Le dernier jour, il nous a quittés pour une course en Espagne. C'est une image qui colle bien avec ce qu'il est.

Que pensez-vous de la présence du "Couvent" au dernier Festival de Cannes ?
Ce film n'avait rien à faire à Cannes, tout du moins dans la sélection officielle. Mais une fois que Manoel et Paolo l'avaient décidé, j'y suis allée à fond, par respect de cette aventure. J'arrive très bien à dissocier tous les aspects de ce que je suis : d'un côté Cannes, la montée des marches, et puis l'autre réalité qui était celle du film. Donc, j'étais venue pour monter les marches avec Manoel de Oliveira, je n'étais pas venue pour monter les marches en tant qu'actrice principale. De la même manière, je n'irai pas à la télé pour parler de ce film-là. Je sais exactement combien de temps il faudrait que mon intervention dure, à quel rythme il faudrait parler pour être entendue, sinon comprise. Mais je ne pense pas que ça susciterait une curiosité nécessaire. C'est une question de temps. On ne peut pas introduire la musique d'Oliveira à toute vitesse. Et puis je pense que "Le couvent" n'est pas tant un film qu'il faut défendre - comme s'il était coupable ! - qu'un film qu'il faut montrer.

Mais si on vous demandait de "vendre" le film ?
Je dirais : c'est comme de la musique classique. Il faut s'y préparer, choisir son jour, se mettre dans un état de disponibilité. Je dirais aussi : ça vaut le coup de faire un effort parce que le plaisir sera immense. Le plaisir réconfortant d'avoir vu et entendu quelque chose d'intempestif. Mais ça n'est pas non plus un film original de façon forcenée. C'est simple dans le fond : c'est le regard d'un artiste inspiré, un regard extrême. Oliveira peut se permettre d'être simple parce qu'on sent bien que cette simplicité est choisie sur fond d'une immense culture et modestie. C'est un monde tellement ouvert. Ce film est comme un texte évident et limpide : à force de le relire, de le travailler, on voit surgir de lui une immense beauté. Par exemple, le personnage du diable. Quand j'ai vu arriver Luis Miguel Cintra - qui est d'ailleurs formidable -, maquillé en rouge avec sa raie au milieu et ces deux petites cornes, j'ai dit : "Mais qu'est-ce que c'est ce truc ? C'est de la bande dessinée, c'est Mandrake le magicien ?" Et bien oui, c'est ça : quelque chose d'enfantin, d'amusant et de très grave au fond.


Par : Gérard Lefort et Olivier Séguret
Photos :


Film associé : Le couvent



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