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Deneuve,
prise au jeu de Ruiz |
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Elle joue une psychanalyste et une avocate. Un double rôle
qu'elle a accepté pour "l'excitation de jouer à l'extrême".
Comment avez-vous choisi Raoul
Ruiz ?
Quand il m'a raconté l'histoire réelle de cette femme psychanalyste
autrichienne de l'avant-guerre, Hermine von Hug, qui a psychanalysé
son neveu avant d'être assassinée, je me suis dit qu'une
porte s'était entrouverte que je ne pouvais pas refuser de pousser
un peu plus. De toute façon, la psychanalyse est déjà
en soi un sujet riche en fictions.
La psychanalyse est un univers
qui vous est familier ?
Beaucoup plus que certains, beaucoup moins que d'autres. J'ai des amis
psychanalystes, et puis je me suis instruite de la psychanalyse qui m'intéresse
comme toute technique qui vise à alléger la souffrance.
De plus, un acteur, par refus ou par acceptation, croise forcement la
psychanalyse. Par sa propension naturelle au narcissisme et à l'introspection,
mais aussi par une réceptivité très ouverte, une
sorte d'instinct au monde et aux gens. La plupart des acteurs, surtout
les bons, savent que leur métier consiste à puiser dans
une fragilité, un déséquilibre, une singularité.
Être acteur, c'est un engagement qui vous pompe beaucoup plus qu'on
croit, qui vous apporte aussi énormément, mais je ne pense
pas que ce soit une vocation qui mérite de sacrifier sa vie, c'est-à-dire
de vivre majoritairement dans une illusion de soi-même. C'est être
un instrument et se laisser emporter. Le problème c'est de revenir,
d'atterrir. Je suis encore étonnée d'avoir choisi ce métier.
C'est profondément hostile à ma nature : je préfère
regarder qu'être regardée, écouter plutôt que
parler.
Ca vous a effleuré d'entreprendre
une analyse ?
Effleuré seulement. C'est très tentant de parler intimement
avec quelqu'un qui n'est pas un intime, du coup c'est encore plus intime.
Tout ce qui vous amène à une vérité même
inquiétante, ne doit pas être négligé. Ce n'est
parce qu'on est une actrice qu'on doit éviter certains détours
par soi-même et sur soi-même. Mais encore une fois, pour moi,
ça reste très théorique.
Dans une interview à
Libération, Kim Novak a fait état de sa frustration sur
le tournage de "Vertigo" où Hitchcock ne lui donnait
aucune indication psychologique
D'une part, je crois que c'est une réclamation très américaine,
cette obsession du psy, d'autre part je pense qu'Hitchcock avait raison.
La preuve : "Vertigo" est un chef-d'uvre. Ça fait
partie de la direction d'acteurs de savoir dire à tel moment et
pour telle scène, que la bonne robe, de la bonne couleur et de
la bonne longueur, est plus importante que l'humeur de l'actrice. Dans
"Belle de jour" ou "Tristana", Buñuel ne me
donnait pratiquement aucune indication psychologique. D'ailleurs, quand
un metteur en scène fait de la psychologie avec un acteur, c'est
généralement assez bidon. Je n'ai pas besoin qu'un rôle
soit à l'intérieur de moi pour le rendre le meilleur possible.
Il suffit de le ressentir de façon fulgurante. Pas besoin d'être
dans un état de personnage du soir au matin : et puis quoi encore
! En rêver la nuit ?
Comment avez-vous affronté
l'idée de jouer deux rôles dans le même film, psychanalyste
et avocate ?
Comme dans "Répulsion" de Polanski, c'était l'excitation
de jouer à l'extrême. Cela dit, je trouve ça moins
dangereux que de jouer des femmes raisonnables dans les films d'André
Téchiné. Mais ça n'est pas non plus une performance
: mes deux personnages sont tellement typés par leurs manières
de s'habiller, de se coiffer, de se maquiller, que c'était au contraire
une performance de la non-performance.
"Généalogies
d'un crime" s'ouvre par une scène où vous apprenez
au téléphone la mort de votre fils. Et dans la foulée,
vous commencez une mayonnaise
Ca n'a pas du tout été difficile à jouer, parce que
j'ai vécu des situations analogues. Dans ces cas-là, s'affairer
à des tâches domestiques est une façon très
vivante de se dépatouiller. Alors, pourquoi pas la mayonnaise ?
C'est une des choses magnifiques que dit le film : face-à la mort,
chacun est libre de réagir comme il veut.
A l'enterrement de Jacques Demy,
vous portiez un manteau rose.
Je l'avais choisi exprès. D'une part parce que je ne m'habille
jamais en noir à l'enterrement d'un proche, d'autre part parce
que Demy et la couleur, ça me semblait un dernier cadeau évident.
Un cadeau pour lui et pour moi aussi, pour apprivoiser ma tristesse.
Que direz-vous du sujet de "Généalogies
d'un crime" ?
La séduction, la quête de l'autre à travers l'identification.
Le pouvoir et le contre-pouvoir qui en découlent. Après
le tournage, je me suis aperçue que c'est aussi un film comique
mais pas une comédie pour autant. C'est le contexte réaliste
qui donne aux scènes leur force d'insolite et d'humour. Raoul Ruiz
a développé une ironie énorme mais dont je savais,
parce qu'elle est manipulée par un homme d'une immense culture,
qu'elle ne serait pas désinvolte ou poujadiste. C'est une construction
implacable et diabolique comme un mathématicien qui s'amuserait
avec des équations folles. C'est un jeu de l'esprit pour lui et
un jeu visuel pour les autres.
Que pensez-vous de la citation
de Saint-Just qui ouvre le film, "Rien ne ressemble à la vertu
comme un grand crime" ?
C'est un des modes d'emploi du film. Ce sont ceux qui ont l'air d'être
parés de toutes les raisons et de toutes les logiques, qui accomplissent
le plus illogique et le plus déraisonnable, c'est-à-dire
un crime fou et flou.
En ce moment, pour protester
contre le FN, certains maires remplacent le buste de Bardot en Marianne
par celui de Deneuve. Vous avez conscience de la place symbolique que
vous incarnez ?
J'avais accepté de poser pour Marianne parce que c'est le symbole
de la République et que je me sens profondément citoyenne.
Mais la statuaire n'est pas mon fort, les hommages ou les rétrospectives
non plus. Je ne me sens pas menacée par les phénomènes
de groupies.
Vous sentez tout de même
une ferveur autour de vous ?
Je n'y pense pas. Je suis ou folle, ou d'une naïveté incroyable,
mais c'est mon caractère, mon réalisme. Je ne me mets pas
à la place des gens qui se mettent dans tous leurs états
quand ils me voient, parce que je ne me sens pas moi-même à
une place aussi extravagante que ça. Par exemple, en ce moment,
je vous parle, vraiment, et en même temps j'ai la crève et
je pense que je vais partir demain au Japon. C'est une conscience d'ordre
schizophrénique et cette schizophrénie me protège.
J'adore par exemple parler de cinéma à condition qu'on ne
parle pas de moi ou de mes films. Parce que mes amis les plus intimes
ne sont pas dans le cinéma. Parler de cinéma, c'est comme
parler de littérature : c'est une langue vivante, c'est aussi un
lien plus intéressant, plus amusant que de se forcer à parler
de tout, c'est-à-dire de rien.
Vous avez signé la pétition
contre la loi Debré.
Ce n'est pas un acte de désobéissance, c'est un refus d'obtempérer
à une loi qui ne devait pas exister dans l'état où
elle était projetée. Ne serait-ce que cette idée
qui consiste à demander aux citoyens de se substituer à
l'Etat. Si on est complice de ça, je ne vois pas pourquoi il n'y
aurait pas une contagion, avec des vigiles, des comités de quartier,
des milices privées légales. Mais je ne suis pas allée
à la manifestation. D'abord pour ne pas attirer l'attention sur
moi, ensuite parce que je trouvais exagéré qu'elle démarre
de la gare de l'Est. Cet amalgame avec la déportation me paraît
excessif. Cela dit, si demain, on me disait que le Front national est
bien la menace qu'on nous prédit, alors oui, je descendrais dans
la rue, sans hésiter.

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