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"Je
ne suis pas raisonnable" |
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Elle ne parle que pour promouvoir
ses films. Celui de Téchiné vient de sortir. Profitons-en
pour rencontrer la belle Catherine dont nous aimons la gaieté,
la gravité, et cette façon, bien à elle, de s'engager
tout en se protégeant. Marc Lambron était sous le charme.
C'est un après-midi de la
fin juillet. Michel Piccoli et Catherine Deneuve tournent dans un cinéma
de la rue Cujas, l'Accatone, une scène du prochain film de Raul
Ruiz. Des loges ont été improvisées dans un petit
hôtel riverain, l'Excelsior. C'est là que j'ai rencontré
Catherine Deneuve, près de la fenêtre donnant sur une arrière-cour
du Vème arrondissement. Elle surgit, perruque rousse, pantalons
de velours noir, chemisier bleu à dentelle ajourée, escarpins
plats vernis. Elle confère avec un assistant, se prête à
mes Polaroid de plateau, avec l'air d'une maîtresse de maison dans
un film de société, respectée, juste et secrète.
Il y a cette voix, précise et discrètement chantante, une
manière en tout d'être ce qu'elle est : "Never explain,
never complain". II est des actrices surexposées que la gloire
consume comme une tunique de Nessus. Chez Deneuve, on sent une énergie
pour traverser les choses qui ressemble à l'amour du présent,
et donne à cette nappe si sereine l'apparence d'une surface d'où
peuvent jaillir des feux grégeois. Plusieurs fois, elle interrompra
l'entretien pour aller faire un raccord, tourner un plan.
Entre deux vertiges de lumière, Deneuve parle, telle
quelle, d'abord du film d'André Téchiné, "Les
voleurs", qui est sorti le 21 août. C'est un thriller lyrique
où s'affrontent pour l'amour de Juliette, une petite délinquante
ravageuse (Laurence Côte), à la fois un flic désemparé
(Daniel Auteuil), un truand cynique (Didier Bezace) et Marie, professeur
de philosophie, soudain saisie d'une passion sensuelle et totale pour
cette jeune fille. Tourné à Lyon, c'est un quatuor noir
et rouge pour amours défuntes. Pendant l'entretien, Catherine Deneuve
tirait sur de fines cigarettes filtre, qui ressemblent aux Hanimeli que
fumaient autrefois les espionnes du Pera Palace dans l'Istanbul d'avant-guerre.
Catherine Deneuve, vous semblez avoir fait avec vos
derniers films, dirigés par Manuel de Oliveira, André Téchiné
et Raul Ruiz, le choix d'une exigence.
Ça vous étonne ?
Pas du tout. Mais ça
ressemble à un vu de liberté.
Quand on est là depuis longtemps, il faut avoir la liberté
de faire des films pour soi, commerciaux ou pas. Il n'y a pas de règles.
Je ne suis pas du tout blasée, pas du tout, et j'ai vraiment besoin
d'avoir envie.
"Les voleurs" est
un film où l'on voit des loubards, mais avec des allusions très
littéraires. Quand un personnage dit que Juliette est un "être
de fuite", c'est une phrase de Proust sur Albertine. Il y a aussi
une scène où un homme et une femme parlent de la jeune fille
qu'ils aiment, et qui ressemble à une nouvelle de Paul Morand,
"Les Amis nouveaux".
Ça ferait plaisir à André Téchiné de
vous entendre. Quand j'ai lu le scénario, je lui ai parlé
de la nouvelle de Morand. Il ne la connaissait pas. C'est un très
joli texte.
II y a aussi cette scène
où vous pleurez, à l'opéra, en écoutant "La
Flûte enchantée"
C'est tellement beau. Là, à la fin du film, je me suis sentie
le personnage, dans un moment de lyrisme, d'exaltation personnelle, la
lumière était magnifique, la musique transporte tellement.
Dans ces cas-là, on ne joue pas les larmes, elles viennent.
Vous incarnez une femme amoureuse
d'une jeune fille. Votre jeu s'est-il modifié, ou l'avez-vous abordé
comme une histoire où l'amour est indifférent au sexe de
la personne aimée, homme ou femme ?
J'étais assez troublée par cette relation que je n'ai aucun
mal à comprendre, mais du mal à imaginer dans la réalité
d'un tournage. Comment approcher à la fois cette tendresse, cette
attirance, ce désir physique, la révélation de cette
femme devant une jeune fille. Et puis je me suis rendu compte, en tournant,
de ceci : que ce soit un homme ou une femme, c'est pareil. C'est difficile
à dire quand on n'a pas l'expérience de ce désir-là,
mais ça m'a semblé très proche. Comme l'attitude
de cette femme est très généreuse, que ce soit un
homme, une femme ou sa fille préférée, c'est la même
disponibilité. Ici, c'est avec l'amour fou, le don total de soi.
Et si l'on ne peut pas vivre un sentiment au grand jour, il existe pour
des gens intelligents et sensibles un risque d'implosion.
Téchiné arrache
de ses acteurs des scènes très violentes.
La violence, c'est très dur à jouer, parce qu'il faut sortir
de soi-même. On y arrive mieux les jours où l'on se sent
agressif. Mais quand on est très nerveux ou fatigué, les
scènes de douceur demandent des efforts aussi grands.
Dans "Les voleurs",
votre personnage s'appelle Marie. Or, vous avez été la Marie
de "La vie de château", la Marie Vetsera de "Mayerling",
et Marion pour Truffaut. Est-ce que l'on ne remet pas dans un nouveau
personnage des traits de rôles passés ?
Mais oui, et je crois même qu'on le fait à son insu. Il y
a des familles de personnages. Ceux que je joue avec André Téchiné
appartiennent à une famille, celle de son regard, de sa vision
personnelle, souvent assez exaltée, dramatique et réservée
à la fois. Des femmes très contenues, en apparence.
C'est une impression que l'on
pourrait avoir de vous. Est-ce que vous avez des protections, des contre-feux
à la curiosité qui vous entoure ?
Je dis souvent non. Je me suis toujours protégée naturellement,
parce que c'est mon caractère d'être farouche sur la vie
privée.
Donc la protection, c'est la
réserve ?
Oui, mais ça m'est naturel. J'ai beaucoup de goût pour les
choses secrètes et privées, et aucun désir de vivre
en public. Le risque d'une interview, par exemple, c'est d'être
écoutée de manière flottante, avec des retranscriptions
inexactes ou lacunaires.
La bande magnétique fait
foi, pourtant.
Oui, mais curieusement, les machines créent souvent une déperdition
d'intensité. Aux États-Unis, ils prennent plutôt des
notes, et c'est souvent plus juste. L'important, c'est d'être entendue.
Quand cela ne marche pas, cela vous rend un peu plus fermée. Je
me dis : "Merde, la prochaine fois, c'est non".
Mais parfois, vous surgissez
là où l'on ne vous attend pas forcément. En janvier
1995, vous êtes allée rencontrer des prisonniers au centre
de détention de Muret, où l'on projetait deux de vos films.
J'espère bien qu'il y a encore de la surprise ! Mais pour Muret,
j'avais demandé à ce qu'il n'y ait pas de journalistes.
À moins de s'expliquer longuement, cela peut prêter à
toutes sortes d'interprétations. Je tenais à le faire, c'est
quelque chose de personnel. Souvent, c'est quand l'on croit donner que
l'on reçoit le plus. Bon, c'est sorti dans la presse, très
bien, je suis fataliste là-dessus.
Vous avez des colères
?
Je sors parfois de mes gonds.
Cela vous est arrivé
pour des raisons politiques ?
Ce n'était pas de la colère, mais de l'effarement. Je suis
sidérée, effrayée par les situations d'injustice,
de violence des hommes contre les hommes. Je n'ai pas connu la guerre,
pas de situations extrêmes, je suis moins armée que d'autres
parce que j'ai été très gâtée. Professionnellement,
je ne sais pas ce que c'est de lutter.
Même à vos débuts
?
Pour moi, ça a été très facile. La facilité
est d'ailleurs un cadeau empoisonné quand on a dix-huit ans.
Vous avez eu le sentiment d'être
sur un tapis roulant ?
Non, je suis trop anxieuse de nature pour tenir les choses pour acquises.
Et je suis très fataliste.
On vient de projeter aux États-Unis
plusieurs de vos films : "Belle de jour", "Les parapluies
de Cherbourg". Cela vous fait plaisir ?
Oui. Je suis allée à New York et à Los Angeles pour
présenter "Belle de jour". J'avais en face de moi une
génération qui ne connaissait pas ces films. Ça s'est
très bien passé.
Quand vous tourniez avec Buñuel,
II y avait une distance, une déférence à son égard
?
Non, pas vraiment. Évidemment, c'était un monsieur âgé,
avec quelques problèmes de surdité. En fait, on a eu un
bien meilleur rapport en Espagne, quand il tournait "Tristana".
Vous avez des regrets ? Des
réalisateurs avec lesquels vous auriez aimé travailler ?
On peut toujours rêver. Renoir, Hitchcock, Mankiewicz...
Et des films qui vous accompagnent
?
Tout à l'heure en tournant, parce que nous étions dans une
salle de cinéma, je pensais à quelques films que j'aime,
"La Nuit du chasseur", "La Splendeur des Amberson"...
Quels seront vos prochains tournages
?
Comme vous voyez, le film de Raoul Ruiz, un climat de tournage très
particulier, baroque et agréable, et un vrai challenge parce que
j'y joue deux personnages, une avocate blonde et une psychiatre rousse...
En ce moment, vous avez devant vous la psychiatre rousse. Dans quelques
mois, je vais tourner dans un film de Nicole Garcia, et puis avec Régis
Wargnier.
.Quand vous voyez votre fille
Chiara dans le film d'Arnaud Desplechin, vous..
Je vous interromps, parce que je n'ai pas eu le temps d'aller au cinéma
depuis Cannes. J'en souffre un peu...
Vous avez un regard sur votre
fille au cinéma ? Un regard maternel ?
Je ne peux pas dire que j'ai un regard sur ma fille, parce qu'elle ne
m'est pas extérieure. J'ai vécu avec elle, c'est une génération
que j'accompagne. Je vois, je sens et je comprends les différences.
J'ai l'impression qu'ils vont vers une vie plus dure, mais aussi qu'ils
sont plus armés que nous pour l'affronter.
Est-ce que vous avez des modèles
?
Pas de modèles, mais des images de voyages, de certains traits
de caractère, généralement des Américaines
ou des Anglaises, des femmes libres qui sont allées au bout des
choses, pas par provocation mais par curiosité, au-delà
de toute pression. Alexandra David-Neel, si vous voulez. Ces femmes-là
ont vécu d'une manière singulière et inaperçue,
personne ne les filmait.
Et quand l'on vous dit que vous
incarnez la Française ?
Cette idée-là, j'ai l'impression que c'est en dehors des
films. Non pas les rôles, mais ce que la presse projette. Même
si l'on est très réservée, il y a une partie de soi
qui est captée. Je crois que l'idée de femme française,
c'est ce personnage-là plutôt que l'actrice. Et c'est un
peu de moi.
Et les commentaires, les gloses
sur vous ?
Je veux bien être analysée de l'extérieur s'il y a
un regard original, j'accepte le décalage. On n'a jamais autant
écrit sur Marilyn Monroe que depuis sa mort. Les actrices font
fantasmer.
Et le fait d'être un objet
de fantasme ?
Ça n'est pas ce que je préfère ; le sentiment que
je peux être possédée sans être consentante.
C'est un truc auquel je n'aime pas trop penser.
Vous sentez le regard des femmes
comme amical ?
Plutôt, et réciproquement. Évidemment, il y a des
gens qui vous regardent de haut en bas et de bas en haut, mais il n'y
a pas de sexe pour ça.
Je vous cite une phrase d'Aragon
: "A aucun moment de ma vie Je n'ai eu l'âge de mon état
civil". Vous prenez ?
Il y a beaucoup de gens qui sont dans ce divorce-là, et de plus
en plus. Auparavant, on était moins libre. Maintenant, les gens
osent être de faux adultes, le syndrome de Peter Pan, le désaccord
avec son âge d'expérience.
Qu'est-ce qui vous fart rire
?
L'inattendu, l'insolite, la gaieté. J'adore rire : Groucho Marx,
je suis abonnée à Ciné-Cinéfil, c'est un régal.
Je ne suis pas gaie, gaie, mais je ris souvent.
Est-ce que vous avez un signe
pour reconnaître indubitablement la bêtise ?
Ah oui. L'il. L'il est un miroir infaillible.
Vous avez dit : "Je suis
mélancolique". C'est un résultat, une nature ?
Une nature, ça se voit tout de suite sur les visages, les enfants
graves, ou gais, ou mélancoliques. Une nature qui se serait accentuée
avec les années.
Quelles sont les insultes que
vous détestez recevoir, si vous en recevez ?
Que l'on me dise une chose injuste. Quand on me disait que j'étais
froide, avant ça me blessait, maintenant plus du tout, ou alors
on peut être blessée parce que l'on est percée à
jour. Si j'étais triste et que l'on me dise que je suis triste,
ça n'est pas une insulte, mais ça me toucherait.
Vous avez dit : "Je ne
suis pas raisonnable". Vous ratifiez ?
Oui, oui, je ratifie.
Donc si vous n'êtes pas
raisonnable vous avez fait des bêtises ?...
Ah oui, j'espère.
Et si vous avez fait des bêtises
vous avez des regrets ?
Oui, comme tout le monde, j'ai des regrets, des remords.
Est-ce que vous avez un geste
préféré chez un homme ou une femme ?
Non. Le fond, le fond (elle rit). Ou les choses qui ne se contrôlent
pas.
Vous préférez
séduire ou convaincre, à supposer que ce soit séparable
?
Mais c'est séparable. Si je travaille, je préfère
convaincre. Si j'aime, je préfère séduire.
Est-ce qu'il y a un compliment
que vous aimez recevoir ?
Sûrement. Sûrement. Je crois simplement
que si quelqu'un me dit que je lui plais beaucoup avec sincérité,
ça me plaît, et pas seulement dans une relation amoureuse.
On prend tout, l'intégralité, la personne globale. Que quelqu'un
me dise : j'aime ce que vous êtes, vous me plaisez. Telle quelle.

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