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La
double vie de Catherine Deneuve |
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Dans le film de Raoul Ruiz, Catherine
Deneuve joue le rôle d'une psychanalyste assassinée qui se
réincarne dans le corps d'une avocate. Elle raconte à Jérôme
Garcin cet étrange dédoublement.
Solange est une avocate consciencieuse
et même perfectionniste. Elle franchit, le plus naturellement du
monde, la frontière qui sépare son métier de sa vie
privée pour défendre le jeune René (Melvil Poupaud)
; il a tué de plusieurs coups de couteau sa tante, Jeanne, une
psychanalyste obsessionnelle qui, pendant dix ans, avait prétendu
étudier les tendances homicides de son neveu jusqu'au jour où
ce dernier passa soudain à l'acte. Fascinée par le jeune
et bel assassin, Solange, qui vient de perdre son fils, se métamorphose
en Jeanne et pénètre la société de psychanalyse,
une véritable secte, à laquelle appartenait la victime.
Sur un scénario tiré au cordeau et inspiré par le
cas de Hermine von Hug, "Généalogies d'un crime",
de Raoul Ruiz, est une implacable machine à tuer, une tragédie
antique appliquée, non sans humour, aux temps modernes et agités
de l'après-freudisme.
Dans ce film aux images magnifiques
et à l'interprétation magistrale, Catherine Deneuve joue
le double rôle de Jeanne et de Solange, la morte et la vivante -
sa réincarnation, sa vengeresse. Elle porte sur ses épaules
cette étonnante métempsycose sans jamais forcer le trait.
A peine sait-on chez elle qui est Jeanne, qui est Solange. Qui est tuée,
qui va tuer. Seule la couleur des cheveux distingue ces deux femmes élégantes
entraînées, presque à notre insu, dans le même
processus d'autodestruction. En cela, elles rejoignent le personnage qu'interprétait
la même Catherine Deneuve dans "Les voleurs", d'André
Téchiné, où, toute philosophe qu'elle fût,
Marie se suicidait en accomplissant une manière d'acte sacrificiel.
Jamais la comédienne n'a trouvé de rôles
plus ambitieux et dangereux que dans ces deux films où, contrairement
à Régis Wargnier dans "Indochine", André
Téchiné et Raoul Ruiz détournent jusqu'à la
folie l'image hiératique de la grande Catherine, lui font prendre
le risque du réel, libèrent chez elle comme des secrets
douloureux, des aveux intimes, des souvenirs interdits. Où l'on
voit que la comédienne ne se révèle jamais plus qu'à
travers ses personnages. Derrière les curs de Marie, Jeanne
et Solange bat celui de Catherine Deneuve.
Connaissiez-vous Raoul Ruiz
avant de tourner son film ?
Non, pas beaucoup. Je l'avais croisé quand j'étais allée
voir le père de ma fille pendant le tournage de "Trois Vies
et une seule mort". Je n'étais pas une spécialiste
des films de Ruiz - il en a tourné une quarantaine ! -, mais son
univers m'intriguait. Je savais que c'était vraiment un cinéaste.
Pour la première fois,
vous jouez à l'écran un double rôle, celui de Solange,
une avocate, et celui de Jeanne, la victime, qui finissent par se confondre.
Qu'avez-vous éprouvé ?
Ce n'était pas évident. Mais j'étais protégée
par un scénario très rigoureux que Ruiz et Pascal Bonitzer
ont corrigé, peaufiné jusque pendant les premiers jours
de tournage afin que le film soit parfaitement logique dans le diabolique.
Surtout, j'aime l'idée que la plus folle des deux n'est pas celle
qu'on croit.
Vous interprétez ces
deux personnages extrêmes, c'est le moins qu'on puisse dire, sans
jamais en rajouter. Deux feux sous la même glace !
Que je sois Solange la blonde, une femme ordinaire qui bascule dans l'extraordinaire,
ou Jeanne la rousse, une psychanalyste très sophistiquée,
dans les deux cas je devais être très contenue, contrôler
mes sentiments. Le spectateur doit sentir que, derrière une apparence
impeccable, tout est très lourd à l'intérieur.
Comprenez-vous qu'une personne
puisse s'identifier à une autre, qui a été assassinée
?
Oui, tout à fait. Quand on s'intéresse à un destin,
à une histoire, de manière très intense et qu'on
est, disons, un peu dérangé dans la tête, ou simplement
disponible, on est prêt à entrer dans la vie des autres.
Je pense même que, pour certaines personnes, seul le dédoublement
leur permet de se libérer.
Jusqu'à s'y perdre ?
Oui, évidemment. Je dois dire que j'ai lu le livre dont s'est inspiré
Raoul Ruiz, cette histoire authentique de Hermine von Hug, une psychanalyste
tuée, dans les années 20, par son neveu et patient. Cette
femme avait postulé que son neveu deviendrait un meurtrier. Dans
son journal intime, elle rêvait qu'il l'étranglait. L'a-t-elle
poussé à l'acte ? Dès lors, qui est la victime ?
Le film va d'ailleurs très
loin dans la caricature - et l'humour - puisque les membres d'une des
chapelles psychanalytiques, celle que dirige, tel un gourou, Michel Piccoli,
se suicident collectivement en absorbant un poison. C'est l'Ecole freudienne
version Temple solaire !
Je dois avouer que nous avons tous beaucoup ri en tournant cette scène.
Et encore, vous avez échappé au pire : il avait été
question que tous se jettent par la fenêtre. Le propre de Ruiz est
vraiment de savoir nous faire rire avec des choses graves. Car je suis
de ceux qui pensent que, toute passionnante qu'elle soit, la psychanalyse
peut devenir un exercice clinique très risqué, et même
dangereux.
Avez-vous fait vous-même
une psychanalyse ?
Permettez-moi de ne pas répondre à cette question. Disons
que c'est une science et un monde que j'ai été obligée
d'approcher il y a longtemps dans ma vie. Et puis, quand on fait du cinéma,
on s'y intéresse forcément. On ne fait pas ce métier
sans une nécessité très profonde, très secrète,
inavouée.
Pourquoi, alors que vous avez
toujours refusé de parler de vous, avec une intransigeance qui
vous honore et vous ressemble, avez-vous récemment souhaité,
pour la première fois, évoquer, dans un livre et une émission,
la mémoire de votre sur disparue, Françoise Dorléac
?
J'ai toujours cru, je crois encore, qu'il est impossible de parler des
choses importantes. Pourtant, Anne Andreu et elle seule m'a convaincue
d'accepter de raconter ce que j'ai de plus intime. Anne connaissait très
bien ma sur et l'aimait beaucoup. Si ça n'avait pas été
Anne et si ça n'avait pas surtout été pour continuer
à entretenir la flamme de ma sur, je ne l'aurais jamais fait.
Vous avez remarqué que, dans ce document, je ne parle pas de moi,
je parle de ma sur. Et j'ai refusé toutes les autres interviews
où l'on m'aurait mitraillée de questions sur mon enfance,
sur ma mère, sur mes surs. Je ne voulais ni sensiblerie ni
sensationnel.
Après coup, est-ce que
vous regrettez de vous être ainsi livrée ?
Non, au contraire. Mais cela m'a bouleversée et même perturbée.
Je croyais que j'étais prête à cette confession, je
pensais que le temps avait réussi à calmer ce deuil, mais
tout ce passé est revenu avec une violence inimaginable. Les gens
l'ont compris, qui m'ont envoyé beaucoup de lettres pour me raconter
leurs propres deuils.
Sans doute ont-ils aussi été
émus de vous sentir, pour la première fois, si proches d'eux
et touchés d'apercevoir cette ombre portée sur votre image,
disons, triomphante ?
Oui, et malgré cela je sens bien qu'avec moi, il n'y a rien à
faire, le public a une certaine retenue. Il y a toujours un seuil qu'il
ne franchira jamais. Ces lettres très émouvantes ressemblaient
plus à des chuchotements discrets qu'à des aveux brutaux.
Patrick Modiano, qui a fraternellement
préfacé ce livre sur Françoise Dorléac (Albin
Michel), a un petit rôle dans le film de Ruiz. Il y incarne votre
ex-mari et apparaît au crématorium, quand on incinère
votre fils, mort dans un accident de la route. Voilà ce qui s'appelle
de la psychanalyse appliquée. Du psynéma !
Cette scène est totalement surréaliste et tellement vraie
en même temps ! Je trouve Modiano extraordinaire avec son petit
foulard, ses lunettes noires, ses grands airs à la fois empruntés
et protecteurs. C'est, je dois l'avouer, une idée à moi.
Il se trouve que le rôle était court et c'était celui
d'un écrivain. J'ai donc pensé à Modiano à
cause de sa fragilité, de son côté décalé,
de sa nature d'éternel rêveur, et j'ai aimé le sentir
à mes côtés. Au même moment, c'est vrai, il
écrivait ce texte sur ma sur. Il y a beaucoup d'inconscient
dans cette scène !
Ces temps-ci, la psychanalyse
est très présente au cinéma : le film de Ruiz sort
après "Passage à l'acte", de Francis Girod, et
"Tout le monde dit I love you", de Woody Allen...
Mais vous n'avez pas été sans remarquer que Ruiz, lui, ne
montre jamais de séance de psychanalyse. On s'allonge sur les divans
de Girod et d'Allen, mais pas chez Raoul Ruiz. Ce qui l'intéresse,
ce n'est pas le protocole, c'est l'essence même de la psychanalyse,
c'est l'inconscient, ce sont aussi les débordements de la conscience.
Ruiz filme à la frontière de la raison et de la folie. Il
est le mouton noir du genre.
Après le tournage des
"Voleurs" d'André Téchiné, où vous
jouiez une enseignante de philosophie qui se suicide pour l'amour d'une
jeune fille, un tournage dont vous m'aviez dit, en août dernier,
qu'il avait été éprouvant, comment s'est déroulé
celui de "Généalogies d'un crime" ?
Ce fut un tournage serein et même agréable. Il est vrai que
je sortais très marquée du beau film de Téchiné
qui s'était tourné en deux fois. Et puis, pour des raisons
personnelles, c'était un moment douloureux de ma vie : l'année
1996 a été très dure. Téchiné et Ruiz
sont deux directeurs d'acteurs différents. Téchiné
est un homme subversif : c'est peut-être le seul réalisateur
avec lequel j'aie envie de prendre des risques, d'aller jusqu'au bout
des aventures les plus folles. Ruiz, lui, est un homme délicat
: il venait me voir tous les matins dans ma loge, me racontait vite ce
qu'on allait faire, m'écoutait plus qu'il ne me parlait. Il y avait
entre nous une authentique complicité.
"Les voleurs", de
Téchiné, et puis "Généalogies d'un crime",
de Ruiz : ne serait-ce pas la période bénie de votre vie
d'actrice ?
Je trouve en effet que j'ai actuellement beaucoup de chance. Celle de
travailler avec des cinéastes exceptionnels qui écrivent
pour moi des rôles exceptionnels à un moment de l'existence
où, pour la plupart des comédiennes, cela devient très
difficile. Celle aussi d'avoir raison de faire confiance à ces
metteurs en scène : ils ne me trahissent pas. Vous savez, je suis
un bon petit soldat. Je ne suis pas méfiante. Je n'essaie jamais,
comme on dit dans le métier, de "tirer mon épingle
du jeu". Je fonce. Je vais jusqu'au bout de mes aventures. C'est
pour ça que, dans la vie, j'ai parfois été si déçue
: j'avais accordé ma confiance et j'ai été trompée.
A qui allez-vous prochainement
offrir cette confiance ?
A Nicole Garcia. Son film s'intitule "Place Vendôme".
Il se passe dans un milieu très huppé mais très dur,
celui de la joaillerie. Elle a écrit le rôle pour moi avec
Jacques Fieschi. Et puis après, je retrouverai Régis Wargnier.
Vous avez signé, il y
a un mois, l'appel à la désobéissance civique. Pourquoi
?
J'ai rarement pétitionné dans ma
vie. Pour l'avortement, contre la junte argentine... Guère plus.
Je suis une républicaine qui ne sort du silence que lorsqu'on porte
atteinte à la liberté. Or cet article de la loi Debré
abrogeait la tradition d'hospitalité et encourageait la délation.
Il flattait ce qu'il y a de moins beau chez les hommes. Je me suis donc
rebiffée.

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