Ses interviews / Presse 1990-99 / Le Nouvel Observateur 1997
Repères
  Biographie
Famille
 
  Presse 2010-2019
Presse 2000-2009
Presse 1990-1999
Presse 1980-1989
Presse 1960-1979
Radio et télévision
Livres
  Hommages
Dessins
Photos
  Caractère
Centres d'intérêt
Opinions
Engagements
 

Mode de vie
Style
Coups de cœur
Sorties et voyages

La double vie de Catherine Deneuve

Dans le film de Raoul Ruiz, Catherine Deneuve joue le rôle d'une psychanalyste assassinée qui se réincarne dans le corps d'une avocate. Elle raconte à Jérôme Garcin cet étrange dédoublement.

Solange est une avocate consciencieuse et même perfectionniste. Elle franchit, le plus naturellement du monde, la frontière qui sépare son métier de sa vie privée pour défendre le jeune René (Melvil Poupaud) ; il a tué de plusieurs coups de couteau sa tante, Jeanne, une psychanalyste obsessionnelle qui, pendant dix ans, avait prétendu étudier les tendances homicides de son neveu jusqu'au jour où ce dernier passa soudain à l'acte. Fascinée par le jeune et bel assassin, Solange, qui vient de perdre son fils, se métamorphose en Jeanne et pénètre la société de psychanalyse, une véritable secte, à laquelle appartenait la victime. Sur un scénario tiré au cordeau et inspiré par le cas de Hermine von Hug, "Généalogies d'un crime", de Raoul Ruiz, est une implacable machine à tuer, une tragédie antique appliquée, non sans humour, aux temps modernes et agités de l'après-freudisme.

Dans ce film aux images magnifiques et à l'interprétation magistrale, Catherine Deneuve joue le double rôle de Jeanne et de Solange, la morte et la vivante - sa réincarnation, sa vengeresse. Elle porte sur ses épaules cette étonnante métempsycose sans jamais forcer le trait. A peine sait-on chez elle qui est Jeanne, qui est Solange. Qui est tuée, qui va tuer. Seule la couleur des cheveux distingue ces deux femmes élégantes entraînées, presque à notre insu, dans le même processus d'autodestruction. En cela, elles rejoignent le personnage qu'interprétait la même Catherine Deneuve dans "Les voleurs", d'André Téchiné, où, toute philosophe qu'elle fût, Marie se suicidait en accomplissant une manière d'acte sacrificiel.

Jamais la comédienne n'a trouvé de rôles plus ambitieux et dangereux que dans ces deux films où, contrairement à Régis Wargnier dans "Indochine", André Téchiné et Raoul Ruiz détournent jusqu'à la folie l'image hiératique de la grande Catherine, lui font prendre le risque du réel, libèrent chez elle comme des secrets douloureux, des aveux intimes, des souvenirs interdits. Où l'on voit que la comédienne ne se révèle jamais plus qu'à travers ses personnages. Derrière les cœurs de Marie, Jeanne et Solange bat celui de Catherine Deneuve.

Connaissiez-vous Raoul Ruiz avant de tourner son film ?
Non, pas beaucoup. Je l'avais croisé quand j'étais allée voir le père de ma fille pendant le tournage de "Trois Vies et une seule mort". Je n'étais pas une spécialiste des films de Ruiz - il en a tourné une quarantaine ! -, mais son univers m'intriguait. Je savais que c'était vraiment un cinéaste.

Pour la première fois, vous jouez à l'écran un double rôle, celui de Solange, une avocate, et celui de Jeanne, la victime, qui finissent par se confondre. Qu'avez-vous éprouvé ?
Ce n'était pas évident. Mais j'étais protégée par un scénario très rigoureux que Ruiz et Pascal Bonitzer ont corrigé, peaufiné jusque pendant les premiers jours de tournage afin que le film soit parfaitement logique dans le diabolique. Surtout, j'aime l'idée que la plus folle des deux n'est pas celle qu'on croit.

Vous interprétez ces deux personnages extrêmes, c'est le moins qu'on puisse dire, sans jamais en rajouter. Deux feux sous la même glace !
Que je sois Solange la blonde, une femme ordinaire qui bascule dans l'extraordinaire, ou Jeanne la rousse, une psychanalyste très sophistiquée, dans les deux cas je devais être très contenue, contrôler mes sentiments. Le spectateur doit sentir que, derrière une apparence impeccable, tout est très lourd à l'intérieur.

Comprenez-vous qu'une personne puisse s'identifier à une autre, qui a été assassinée ?
Oui, tout à fait. Quand on s'intéresse à un destin, à une histoire, de manière très intense et qu'on est, disons, un peu dérangé dans la tête, ou simplement disponible, on est prêt à entrer dans la vie des autres. Je pense même que, pour certaines personnes, seul le dédoublement leur permet de se libérer.

Jusqu'à s'y perdre ?
Oui, évidemment. Je dois dire que j'ai lu le livre dont s'est inspiré Raoul Ruiz, cette histoire authentique de Hermine von Hug, une psychanalyste tuée, dans les années 20, par son neveu et patient. Cette femme avait postulé que son neveu deviendrait un meurtrier. Dans son journal intime, elle rêvait qu'il l'étranglait. L'a-t-elle poussé à l'acte ? Dès lors, qui est la victime ?

Le film va d'ailleurs très loin dans la caricature - et l'humour - puisque les membres d'une des chapelles psychanalytiques, celle que dirige, tel un gourou, Michel Piccoli, se suicident collectivement en absorbant un poison. C'est l'Ecole freudienne version Temple solaire !
Je dois avouer que nous avons tous beaucoup ri en tournant cette scène. Et encore, vous avez échappé au pire : il avait été question que tous se jettent par la fenêtre. Le propre de Ruiz est vraiment de savoir nous faire rire avec des choses graves. Car je suis de ceux qui pensent que, toute passionnante qu'elle soit, la psychanalyse peut devenir un exercice clinique très risqué, et même dangereux.

Avez-vous fait vous-même une psychanalyse ?
Permettez-moi de ne pas répondre à cette question. Disons que c'est une science et un monde que j'ai été obligée d'approcher il y a longtemps dans ma vie. Et puis, quand on fait du cinéma, on s'y intéresse forcément. On ne fait pas ce métier sans une nécessité très profonde, très secrète, inavouée.

Pourquoi, alors que vous avez toujours refusé de parler de vous, avec une intransigeance qui vous honore et vous ressemble, avez-vous récemment souhaité, pour la première fois, évoquer, dans un livre et une émission, la mémoire de votre sœur disparue, Françoise Dorléac ?
J'ai toujours cru, je crois encore, qu'il est impossible de parler des choses importantes. Pourtant, Anne Andreu et elle seule m'a convaincue d'accepter de raconter ce que j'ai de plus intime. Anne connaissait très bien ma sœur et l'aimait beaucoup. Si ça n'avait pas été Anne et si ça n'avait pas surtout été pour continuer à entretenir la flamme de ma sœur, je ne l'aurais jamais fait. Vous avez remarqué que, dans ce document, je ne parle pas de moi, je parle de ma sœur. Et j'ai refusé toutes les autres interviews où l'on m'aurait mitraillée de questions sur mon enfance, sur ma mère, sur mes sœurs. Je ne voulais ni sensiblerie ni sensationnel.

Après coup, est-ce que vous regrettez de vous être ainsi livrée ?
Non, au contraire. Mais cela m'a bouleversée et même perturbée. Je croyais que j'étais prête à cette confession, je pensais que le temps avait réussi à calmer ce deuil, mais tout ce passé est revenu avec une violence inimaginable. Les gens l'ont compris, qui m'ont envoyé beaucoup de lettres pour me raconter leurs propres deuils.

Sans doute ont-ils aussi été émus de vous sentir, pour la première fois, si proches d'eux et touchés d'apercevoir cette ombre portée sur votre image, disons, triomphante ?
Oui, et malgré cela je sens bien qu'avec moi, il n'y a rien à faire, le public a une certaine retenue. Il y a toujours un seuil qu'il ne franchira jamais. Ces lettres très émouvantes ressemblaient plus à des chuchotements discrets qu'à des aveux brutaux.

Patrick Modiano, qui a fraternellement préfacé ce livre sur Françoise Dorléac (Albin Michel), a un petit rôle dans le film de Ruiz. Il y incarne votre ex-mari et apparaît au crématorium, quand on incinère votre fils, mort dans un accident de la route. Voilà ce qui s'appelle de la psychanalyse appliquée. Du psynéma !
Cette scène est totalement surréaliste et tellement vraie en même temps ! Je trouve Modiano extraordinaire avec son petit foulard, ses lunettes noires, ses grands airs à la fois empruntés et protecteurs. C'est, je dois l'avouer, une idée à moi. Il se trouve que le rôle était court et c'était celui d'un écrivain. J'ai donc pensé à Modiano à cause de sa fragilité, de son côté décalé, de sa nature d'éternel rêveur, et j'ai aimé le sentir à mes côtés. Au même moment, c'est vrai, il écrivait ce texte sur ma sœur. Il y a beaucoup d'inconscient dans cette scène !

Ces temps-ci, la psychanalyse est très présente au cinéma : le film de Ruiz sort après "Passage à l'acte", de Francis Girod, et "Tout le monde dit I love you", de Woody Allen...
Mais vous n'avez pas été sans remarquer que Ruiz, lui, ne montre jamais de séance de psychanalyse. On s'allonge sur les divans de Girod et d'Allen, mais pas chez Raoul Ruiz. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas le protocole, c'est l'essence même de la psychanalyse, c'est l'inconscient, ce sont aussi les débordements de la conscience. Ruiz filme à la frontière de la raison et de la folie. Il est le mouton noir du genre.

Après le tournage des "Voleurs" d'André Téchiné, où vous jouiez une enseignante de philosophie qui se suicide pour l'amour d'une jeune fille, un tournage dont vous m'aviez dit, en août dernier, qu'il avait été éprouvant, comment s'est déroulé celui de "Généalogies d'un crime" ?
Ce fut un tournage serein et même agréable. Il est vrai que je sortais très marquée du beau film de Téchiné qui s'était tourné en deux fois. Et puis, pour des raisons personnelles, c'était un moment douloureux de ma vie : l'année 1996 a été très dure. Téchiné et Ruiz sont deux directeurs d'acteurs différents. Téchiné est un homme subversif : c'est peut-être le seul réalisateur avec lequel j'aie envie de prendre des risques, d'aller jusqu'au bout des aventures les plus folles. Ruiz, lui, est un homme délicat : il venait me voir tous les matins dans ma loge, me racontait vite ce qu'on allait faire, m'écoutait plus qu'il ne me parlait. Il y avait entre nous une authentique complicité.

"Les voleurs", de Téchiné, et puis "Généalogies d'un crime", de Ruiz : ne serait-ce pas la période bénie de votre vie d'actrice ?
Je trouve en effet que j'ai actuellement beaucoup de chance. Celle de travailler avec des cinéastes exceptionnels qui écrivent pour moi des rôles exceptionnels à un moment de l'existence où, pour la plupart des comédiennes, cela devient très difficile. Celle aussi d'avoir raison de faire confiance à ces metteurs en scène : ils ne me trahissent pas. Vous savez, je suis un bon petit soldat. Je ne suis pas méfiante. Je n'essaie jamais, comme on dit dans le métier, de "tirer mon épingle du jeu". Je fonce. Je vais jusqu'au bout de mes aventures. C'est pour ça que, dans la vie, j'ai parfois été si déçue : j'avais accordé ma confiance et j'ai été trompée.

A qui allez-vous prochainement offrir cette confiance ?
A Nicole Garcia. Son film s'intitule "Place Vendôme". Il se passe dans un milieu très huppé mais très dur, celui de la joaillerie. Elle a écrit le rôle pour moi avec Jacques Fieschi. Et puis après, je retrouverai Régis Wargnier.

Vous avez signé, il y a un mois, l'appel à la désobéissance civique. Pourquoi ?
J'ai rarement pétitionné dans ma vie. Pour l'avortement, contre la junte argentine... Guère plus. Je suis une républicaine qui ne sort du silence que lorsqu'on porte atteinte à la liberté. Or cet article de la loi Debré abrogeait la tradition d'hospitalité et encourageait la délation. Il flattait ce qu'il y a de moins beau chez les hommes. Je me suis donc rebiffée.

La double vie de Catherine Deneuve


Par : Jérôme Garcin
Photos :


Films associés : Généalogies d'un crime, Les voleurs



Documents associés

Raoul Ruiz
Françoise Dorléac