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Deux stars se partagent la vedette
du film de Régis Wargnier. La grande Catherine, impératrice
du cinéma français, et le Vietnam des années trente
qui secoue le licol de la colonisation. Deneuve est éblouissante
dans la peau d'une planteuse d'hévéas et la magie de l'Indochine
emporte le spectateur pour trois heures de rêve.
D'abord, elle a l'air lointaine,
hautaine, une reine en exil dans un pays froid. C'est l'image. Dans la
vie, Catherine Deneuve est impulsive, bavarde, rigolote. On la voit comme
un modèle de Saint-Laurent, elle se révèle comme
une fille avec laquelle on irait boire un verre de vieux bordeaux en racontant
sa vie. Le magnétophone sur la table, elle parle. Ses bracelets
font parfois des bruits d'orchestre sur le micro, sa voix s'use de trop
avoir été sollicitée, elle fait glisser ses ballerines
noires sur le sol. Les mots s'emballent, elle a un débit rapide.
Comme sa vie : un papa comédien, une maman comédienne, une
grand-mère souffleuse, un fils acteur... Ce n'est plus un destin,
c'est une saga.
Catherine Deneuve s'est évadée
d'une enfance passée chez les bonnes surs pour passer directement
dans le camp des grandes personnes. L'amour inspire de ces coups de vent...
Elle a donc laissé derrière elle le XVIe arrondissement
pour s'installer à Saint-Sulpice, où elle vit dans un décor
vaguement chinois, entourée de bibelots : "Ce n'est pas un
décor de femme", insiste-t-elle. Elle est venue au cinéma
par hasard (via "Les petits chats", "Les portes claquent",
"L'homme à femmes", "Le vice et la vertu")
et est devenue star grâce aux "Parapluies de Cherbourg"
et à Truffaut. Ses mariages, ses liaisons, ont défrayé
la chronique, ce qui n'a aucune importance. Ses films, eux, ont de l'allure
: Resnais, Buñuel, Polanski... Catherine Deneuve, pour tourner
"Indochine", est partie là-bas avec des tonnes de malles.
J'aime les étiquettes
sur les bagages, dit-elle. Mais pas dans la vie.
Pour le rôle d'Éliane,
dans "Indochine", vous devez manifester des sentiments violents
et contradictoires. Où allez-vous puiser ceux-ci ?
Dans mon fond personnel. Je suis une femme, je suis une mère, c'est
là que je vais puiser.
C'est tout de même un
rôle qui est assez original dans votre carrière.
Oui. Plus contrasté. C'est une femme qui, à une période
de sa vie, traverse des états violents, dans un pays où
tout bascule. C'est passionnel, romantique, on y croise l'amour filial,
l'amour maternel, l'amour tout court, l'amour d'un pays. "Indochine"
est un film sur l'amour et la déchirure, oui.
Quelle est la part de la technique,
dans votre métier ?
Les sentiments, ce n'est jamais de la technique. Sinon tout le monde pourrait
être acteur... Je pense d'ailleurs que tout le monde peut être
acteur une fois, mais, pour continuer, c'est une autre affaire. La seule
technique valable, c'est celle qui consiste à avoir du contrôle
physique sur soi-même pour ne pas manifester trop d'émotion.
Êtes-vous plutôt
tendance Actors Studio - aller chercher dans vos souvenirs douloureux
- ou tendance anglaise, qui consiste plutôt à ne pas mélanger
la vie personnelle avec le rôle ?
Difficile de tracer une frontière. La vie se charge de vous apprendre
pas mal de choses. J'ai eu sans doute plus de mal à pleurer dans
"Les parapluies de Cherbourg" qu'aujourd'hui. Il y a des situations
de scène, d'écriture qui, malheureusement, ressemblent à
des choses qu'on traverse ou qu'on a traversées.
Y a-t-il des scènes particulières
dans "Indochine" qui vous ont fait frôler ces "choses"
?
Toutes les scènes... La scène de rupture avec Jean-Baptiste
[Vincent Pérez], la panique de la perte... La scène où
Éliane retrouve sa fille Camille [Linh Dan Pham], et celle-ci va
l'abandonner... Ce sont des scènes dures.
Il n'y a là rien qui
ressemble à votre vie...
Si. Quand on a des enfants, qu'on les aime, on sait qu'ils vont partir
un jour. C'est un arrachement. Oui.
Cette scène où
Éliane est face à sa fille, à la fin du film, devant
les portes du bagne de Poulo-Condor, est très forte...
C'était mon premier jour de tournage ! J'avais la gorge serrée...
J'avais trouvé ce choix excessif, mais on ne pouvait pas faire
autrement, pour des raisons pratiques, nous étions dans le nord
du Vietnam... Régis Wargnier m'avait d'ailleurs promis que, si
la scène n'était pas satisfaisante, nous la tournerions
à nouveau à la fin. Car, sur le moment, il était
impossible de savoir. Nous n'avions pas de rushes au Vietnam. On tournait
avec des fax, des comptes-rendus de labo, sans contrôle vidéo...
Nous étions à vingt heures d'avion du labo... Moi, personnellement,
je suis contre la vidéo sur les tournages. Pour "La guerre
des étoiles", pourquoi pas ? Mais diriger les acteurs en les
regardant sur un écran, ça me semble incroyable, oui. Très
déplaisant...
Pour l'acteur, il y a quand
même le confort de voir immédiatement s'il a respecté
ses marques, si tout s'est bien passé.
Ce n'est pas son rôle, à l'acteur. Ce n'est pas ça,
le cinéma. C'est comme si on jouait devant une glace, c'est faux.
Quelle est votre préparation
quand vous vous jetez dans une scène comme ça, de but en
blanc ?
Il y a une préparation physique, c'est comme les sportifs, il faut
être dans les starting-blocks. Prêts. Je voulais être
dans une forme olympique pour ce film-ci, pour être sûre d'assurer,
nerveusement et physiquement. Je savais qu'il ne devait rien m'arriver.
Le tournage a été long... Entre le Vietnam et la Malaisie,
ça a duré un peu plus de trois mois. Le problème,
c'était le climat. Humide. Terrible. Terrible.
Comment avez-vous réagi,
au départ, sur cette idée de scénario ?
Il y a longtemps que Régis voulait faire un film avec moi. Un jour,
il m'a parlé de ce projet, de façon assez évasive
: une femme, dans une plantation... Ça m'a intéressée.
Régis en a parlé à Eric Heumann, le producteur, et
il s'avère que le grand-père de ce dernier était
planteur, justement en Indochine. Erik Orsenna, Louis Gardel et Catherine
Cohen sont venus se joindre au projet, et tout ça a donné
un scénario énorme, qu'il a fallu réduire.
Pourtant, ce qui reste fait
encore deux heures quarante !
Oui. La première version du scénario, c'était un
film de trois heures et demie !
Intervenez-vous sur l'écriture
d'un scénario ?
Jamais. Les acteurs doivent être des interprètes disponibles.
Ils n'ont pas toujours le sens de leurs intérêts, il ne faut
pas qu'ils se mêlent de tout.
On a quand même l'impression
que vous contrôlez très bien votre carrière et votre
image.
Mon image... [Premier éclat de rire. Ouf !] On ne construit pas
une carrière a posteriori, on fait des choix. On se définit
mieux sur ce qu'on fait, et sur ce qu'on ne fait pas surtout, que sur
des intentions. Malgré la sympathie que dégagent les acteurs,
il faut regarder leur carrière pour savoir qui ils sont.
Comment gérez-vous votre
carrière ?
J'essaie de tourner moins, de façon à me laisser pas mal
de liberté pour d'autres choses. Je ne suis pas une femme très
raisonnable, et, pour moi, c'est difficile. Mais je m'y efforce... On
voit beaucoup de cinéma à la télévision, donc
il est utile de se faire plus rare. Gérard Depardieu, c'est l'exception.
Il tourne, il tourne... Une carrière unique, lui.
C'est lui qui a dit de vous
qu'il aimerait être l'homme que vous êtes.
Je comprends très bien ce qu'il veut dire.
J'ai du mal à vous voir
en homme, quand même...
[Ré-éclat de rire]. Gérard me voit en femme de décision,
un peu comme Éliane dans le film... Et c'est un homme très
féminin, comme beaucoup d'acteurs.
Éliane n'est en rien
une femme masculine.
Pas pour vous, peut-être, parce que vous n'êtes pas machiste
[note de l'auteur : ce n 'est pas ce que dit ma fiancée], mais
Éliane dirige une plantation, commande avec fermeté à
des hommes, et cette autorité est assimilée à un
comportement masculin.
Le film se déroule dans
l'Indochine des années trente. Vous êtes-vous documentée
sur l'époque ?
Oui. J'ai lu "Les Asiates", de Hougron, j'ai feuilleté
pas mal d'albums de photos, pour voir comment les femmes étaient
coquettes. Je voulais voir comment elles étaient élégantes
sans être parisiennes...
Il y avait un peu de ça
dans "Fort Saganne"...
Ce n'est pas la même époque. Le corset a disparu en 1930.
On sent très bien, quand
même, la tristesse de la disparition de cette vie coloniale...
C'est vrai qu'il est difficile d'imaginer la douceur de cette vie-là.
Ce n'est pas pour défendre le colonialisme, qui est condamnable,
mais il y avait une façon de vivre... Le temps, la langueur...
L'opium, le climat... L'érotisme de l'Asie... Il y a un mystère...
C'est indéfinissable, dit-on. Ce n'est pas faux. Je suis revenue
avec difficulté du Vietnam. J'ai subi le choc...
...culturel ?
... Pas tellement. Le choc physique. La lumière, les gens, le pays,
l'ambiance. Ah oui.
Quand vous êtes partie,
vous avez laissé un petit morceau de vous-même, là-bas
?
J'ai plutôt emporté un petit morceau de là-bas. Je
suis revenue différente. Avec des visions, une impression d'immensité...
J'aime beaucoup "La ferme africaine", de Karen Blixen. J'ai
compris ce que pouvait être cette sensation de pouvoir et de domination,
de vie avec les éléments, la terre.
Dans "Indochine",
il y a un rapport à l'opium, par exemple, qui est totalement étranger
à l'univers de Blixen.
Oui, c'est vrai. L'opium fait partie de l'exotisme asiatique.
Pour les scènes de fumerie,
comment avez-vous travaillé ?
Il y avait quelqu'un de la brigade des stups qui était là.
On a tourné avec du véritable opium en studio à Paris.
On m'a donc expliqué les effets... J'ai retrouvé certains
états qu'on connaît, qui peuvent être produits par
l'alcool ou certains analgésiques, et puis on imagine, c'est notre
métier. L'ambiance de la fumerie est très juste, très
bien rendue grâce à la photo de François Catonné.
Éliane est une femme qui a des manques et qui les comble ainsi.
Elle n'a eu que des relations amoureuses de passage. Elle n'a pas une
vie aussi équilibrée qu'elle aurait souhaité. Quand
elle rencontre Jean-Baptiste [Vincent Pérez], elle est sensible
à son étrangeté. Ils vont s'attirer, se déchirer,
se quitter. C'est un jeune homme qui ne veut pas se fixer, c'est un marin.
On comprend pourquoi il est
attiré par elle. Elle est quand même pas mal.
Ce n'est pas le problème. C'est très explicite dans la scène
à la plantation. Elle est troublée quand elle le voit, beau,
juvénile, dans son uniforme blanc. Elle lui explique la réalité
de ce pays, ce qu'il y a de fatal, et qu'il ignore encore et auquel on
n'échappe pas.
La mort de Jean-Baptiste...
Suicide ou assassinat, comment la voyez-vous ?
J'aime l'ambiguïté de la fin. Elle est moderne. Cette situation
pourrait exister aujourd'hui.
L'affaire Ben Barka ?
Voilà.
C'est donc un film de gauche.
Non, pourquoi ? C'est un film qui n'hésite pas à dire certaines
vérités sur les Français.
Je plaisantais.
Moi, aussi !
Nous faisons aussi partie d'une
génération qui a vu la guerre du Vietnam, et cette vision
vient se superposer tout au long du film.
Oui. Quand je suis partie à Hanoï, je m'attendais à
trouver un pays dévasté. Je suis partie avec des malles
pleines, on m'avait dit qu'on ne trouvait pas d'ampoules électriques...
En fait, tout est compliqué, mais la vie est très possible.
Nous étions des touristes privilégiés, certes, mais
les conditions étaient tout à fait bonnes. Moi, j'étais
une citoyenne française qui tournait avec la bénédiction...
...du KGB local ?
[Eclat de rire.] Avec la bénédiction du gouvernement local.
Nous avons obtenu des promesses, elles ont été tenues. Les
images que j'avais de Hanoï ou de Saïgon, c'étaient celles
de la télévision américaine. Or, ce n'est pas ça
du tout. Il y a des maisons 1930... La photographe Marie-Laure de Decker
est venue, elle avait couvert la guerre du Vietnam il y a vingt ans pour
"Newsweek", elle a été stupéfaite. Des
collines entièrement pelées par les bombardements étaient
redevenues verdoyantes. Elle était dans un état d'émotion
incroyable. Ce qui lui paraissait le plus extraordinaire, c'était
de voir ce ciel sans hélicoptères.
Comment le cinéma est-il
entré dans votre vie ?
Par hasard. Par ma sur. J'étais pas attirée vraiment.
Je suis curieuse, timide mais curieuse... J'ai tenté le coup.
Vous n'avez plus l'air timide.
Je le suis. C'est pour ça que je ne veux
pas faire de théâtre. Mais je n'ai pas l'air d'être
ce que je suis. Pour durer, un acteur doit avoir une autre image de ce
qu'il est. C'est comme le saut en parachute. Plus on saute, plus on a
peur. Ça m'arrive d'avoir très peur, le trac. Ma timidité,
c'est d'affronter les autres. Je rougis souvent. Je préférerais
blanchir, c'est plus discret [du coup, elle rougit].

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Eblouissante dans "Indochine"

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Par : François Forestier
Photos :
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Film associé
: Indochine






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