Discours de Gilles Jacob à Cannes 2005

Leçon d'actrice de Catherine Deneuve - 12 mai 2005

Dans une nouvelle intitulée "Nous l'aimons tant, Glenda", raconte Julian Barnes dans "Lettre de Londres", Julio Cortazar dépeint un groupe de fans de cinéma qui vouent à l'actrice Glenda Jackson une véritable adoration. Une adoration telle qu'ils ne peuvent supporter qu'un seul de ses films ne soit pas absolument parfait. Les membres de ce club achètent donc toutes les copies disponibles des œuvres qu'ils estiment moyennes et, une coupe par-ci, un rajout par-là, leur confèrent le niveau d'excellence que leur réalisateur, déclaré nul, n'avait pas su atteindre. Mais voici qu'un nouveau film se profile dont l'argument ne leur plaît guère. Voilà nos fans détruits. Que dis-je détruits : anéantis ! Alors, pour défendre à jamais leur amour pour Glenda et pour son œuvre, ils décident d'employer des solutions radicales. Totalement radicales, si vous voyez ce que je veux dire...

Ceci ne risque pas de vous arriver, ma chère Catherine, d'abord parce que je ne le permettrai pas, ensuite parce qu'il y a beaucoup de beaux films dans votre itinéraire. C'est vrai, je ne supporterai pas que quiconque touche à une image - en tout cas une image vous montrant - des "Parapluies", de "Répulsion", de "La vie de château", de "Belle de jour", de la "Sirène du Mississipi", du "Dernier métro", d' "Hôtel des Amériques", de "Drôle d'endroit pour une rencontre", ou de "Ma saison préférée", pour ne citer que quelques uns. Votre présence y apparait proche ou lointaine, mais toujours sublime : je ne peux tout citer faute de devenir un catalogue. Mais il y a un titre qui les résume tous et qui exprime les sentiments de tout individu masculin placé devant l'un de vos films et c'est "Je vous aime". C'est le genre de propos qu'on peut risquer en public sans craindre d'être giflé, mais qu'on n'oserait jamais chuchoter en privé alors que pourtant.

En égrenant quelques uns de vos rôles, j'ai, mine de rien, raconté l'histoire du cinéma des trente dernières années mais ce que je n'ai pas raconté c'est la manière dont vous occupez triomphalement la pellicule, l'éternelle séduction d'un si beau visage, ce visage que la lumière caresse et que l'ombre protège. Miracle permanent d'une photogénie qui a inspiré tant de réalisateurs et les a portés à leur meilleur. Tomber amoureux de son interprète n'est ce pas ce que le cinéma a inventé de mieux depuis Sternberg / Marlène ?

Or, il se trouve que, chez vous, la beauté s'éclaire aussi de l'intérieur : vous n'avez rien renié : ni l'amour, ni la passion, ni l'amitié, ni votre métier, ni votre engagement pour certaines causes. Et vous n'êtes pas que belle. Vous êtes aussi une comédienne, une excellente comédienne tant vous pouvez tout jouer, tout en restant immuablement secrète. S'il ne fallait garder qu'une seule de vos interprétations, ce ne serait pas la princesse lointaine de "Belle de jour", ni la chanteuse amateur des "Parapluies", ni la folle qui regarde germer les pommes de terre de Polanski, ni l'unijambiste qui expose sa poitrine à un petit jardinier ébloui chez Buñuel, ni la directrice de théâtre imaginée par François Truffaut, ni la grande bourgeoise hautaine, ici ou là, - non, pour moi, ce serait sans conteste l'adorable chieuse, la chieuse totale du "Sauvage", si triomphalement à l'aise dans sa peau bronzée, rire insolent, cheveux tombant en cascades sur des épaules admirables, la joie de vivre dans un corps de déesse dont personne n'arrive à la cheville, alors le reste vous pensez, celle qui débite des sornettes à toute vitesse, la super casse-pieds invivable mais dont on ne peut se passer et dont le jeu et le débit font irrésistiblement penser à une Katherine Hepburn à la française. Pour une fois qu'une de ces actrices de légende que nous devons au cinéma n'est pas américaine, laissez-nous vous garder pour nous tout seuls.

Laissez-nous profiter d'une comédienne qui sait prendre les virages et les visages du temps qui passe. Savoir les prendre est une performance, une royale performance. C'est pourquoi le festival de Cannes a décidé de vous remettre cette palme d'interprétation que vous auriez méritée cent fois pour " Le lieu du crime ", par exemple, et que des jurés soudain frappés de myopie ont cru bon de gaspiller ailleurs. Mystérieusement. Mais les mystères doivent rester mystérieux. Acceptez donc cette palme d'or, avec l'affectueuse admiration d'un petit journaliste qui vous a interviewée pour la première fois un jour de pluie torrentielle. C'était pour Les Nouvelles Littéraires et, sur le trottoir de la rue Vineuse où vous habitiez alors, je n'en menai pas large. Pas plus large qu'aujourd'hui !

Je vous remercie.